06 novembre 2006

Ichtyophage, ou: La tête de lamproie




Début de la parabole du mauvais riche et de Lazare (Luc, XVI, 19) :
« Ἄνθρωπος δέ τις ἦν πλούσιος, καὶ ἐνεδιδύσκετο πορφύραν καὶ βύσσον εὐφραινό-μενος καθ’ ἡμέραν λαμπρῶς. »
Il y avait un riche qui s’habillait de pourpre et de fin coton indien et prenait tous les jours du bon temps dans le luxe.

Incidemment, le même passage chez saint Jérôme :
« Homo quidam erat diues et induebatur purpura et bysso et epulabatur cotidie splendide »,
où l’on voit qu’à son habitude il rend εὐφραίνεσθαι par epulāri « manger, prendre part à un banquet, festoyer », plus restrictif.

La petite surprise est due à Béroalde de Verville (Le Moyen de Parvenir, CIV : Satire) qui, dans cet extrait de dialogue, introduit une citation tronquée du texte grec et une traduction du texte latin :

« Dixippus — […] c’est pourquoy Lucullus aymoit tant les lamproyes ; aussi est-ce une viande [= aliment, nourriture] delicieuse, quand elle est confite à la saulce du salmigondis renouvellée.
Scaliger. — C’estoit la viande du mauvais riche ; est-il pas dit efrenomenim catimeram lampros : il mangeoit tous les jours des lamproyes ? »

(Texte de l’édition Garnier, 1879, disponible sur le site de la BNF. Variante, trouvée sur le site du CESR, Université de Tours : efrenomenin catimeran lampros. Dans les deux cas, on notera l’iotacisme. La confrontation εὐφραίνεσθαι ~ efrenomenim, efrenomenin montre que la transmission du texte a dû être chaotique.)

Béroalde s’amuse de la paronymie λαμπρῶς/lamproie, calembour entre deux idiomes, et de la traduction fantaisiste. Sur ce dernier point, on songe à Sterne :

Amicus Plato, my father would say, construing the words to my uncle Toby, as he went along, Amicus Plato; that is, Dinah was my aunt;—sed magis amica veritas—but Truth is my sister.”


Les occasions de mentionner la lamproie étant rares, il faut profiter de celle-ci pour aborder l’historiette colportée (inventée ?) par Rabelais (Tiers Livre, II), qui évoque saint Thomas d’Aquin, perdu dans ses pieuses méditations — il compose une hymne — alors qu’invité à la table de Louis IX/saint Louis et s’étant distraitement servi le poisson préféré du souverain, il mange toute la lamproie et, ayant par la pensée achevé sa composition, s’écrie « Consummatum est ! » [« C’est fini / C’en est fini » ou bien « J’ai fini », selon le cas].

Le jeu de mots correspondant à consommé/consumé est impossible en latin : consum-mātum (de consummāre) est loin de consumptum (de consūmĕre) ; en revanche, jusqu’à Vaugelas, la distinction entre « consommer » et « consumer » est assez floue : « Toute l’Asie se perdit et se consomma en guerres pour le maquerelage de Paris » (c’est-à-dire Pâris ; Montaigne, II, XII, Thibaudet & Rat, p. 453).

En tout cas, il peut sembler audacieux d’avoir risqué, au temps des guerres de religions, le dernier mot de Jésus expirant (« Τετέλεσται / Consummatum est » : Jean, XIX, 30) dans une situation aussi prosaïque.

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1 Comments:

At 3:07 PM, Anonymous Anonyme said...

À propos de Béroalde de Verville : nouvelle édition en Folio classique (octobre 2006)... Un peu moins onéreuse que l'édition Champion et plus copieusement annotée que les anciennes éditions Charpentier, Garnier, etc.

 

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