15 novembre 2006

Virgile : Timeo Danaos...

Le cheval de Troie
n’est pas un cadeau

Fragment de dialogue entre D’Artagnan et M. de Tréville, capitaine des Mousquetaires (Alexandre Dumas et Auguste Maquet, Les Trois Mousquetaires, 1844, ch. XXIII,
« Le rendez-vous ») :




Qu’ai-je à craindre, répondit d’Artagnan, tant que j’aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestés ?
Tout, croyez-moi. Le cardinal n’est point homme à oublier une mystification tant qu’il n’aura pas réglé ses comptes avec le mystificateur, et le mystificateur m’a bien l’air d’être certain Gascon de ma connaissance.
— Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancé que vous et sache que c’est moi qui ai été à Londres ?
— Diable ! vous avez été à Londres. Est-ce de Londres que vous avez rapporté ce beau diamant qui brille à votre doigt ? Prenez garde, mon cher d’Artagnan, ce n’est pas une bonne chose que le présent d’un ennemi ; n’y a-t-il pas là-dessus certain vers latin... Attendez donc...
Oui, sans doute, répondit d’Artagnan, qui n’avait jamais pu se fourrer la première règle du rudiment dans la tête, et qui, par son ignorance, avait fait le désespoir de son précepteur ; oui, sans doute, il doit y en avoir un.
Il y en a un certainement, dit M. de Tréville, qui avait une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l’autre jour... Attendez donc... Ah ! m’y voici !
...timeo Danaos et dona ferentes.
Ce qui veut dire : « Défiez-vous de l’ennemi qui vous fait des présents. »




Précision concernant rudiment : « Un petit livre qui contient les premiers principes de la langue latine », Dictionnaire de l’Académie française, 1re édition, 1694. Première attestation du terme dans cette acception dans le Médecin malgré lui (I, I ; réplique de Sganarelle à sa femme Martine, qui l’a traité d’«habile homme » sur le ton de l’ironie) :
« Oui, habile homme, trouve-moi un faiseur de fagots, qui sache, comme moi, raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su, dans son jeune âge,
son
rudiment par cœur. »




M. de Tréville n’est pas régent de collège et les bribes de latin qu’il a puisées auprès de Benserade (qui n’aurait eu que 12 ans en 1625, quand le roman commence) ne dépassent pas le niveau des petits grimauds, pour reprendre le mot de Trissotin ; on peut aussi considérer qu’il adapte un peu sa traduction à la situation dans laquelle il l’introduit. Mais l’explication ne vaut pas pour l’édition des Trois mousquetaires établie par Claude Schopp (Collection Bouquins, Robert Laffont, 1991), qui traduit la citation dans une note : « "Je crains les Grecs et les cadeaux qu’ils me font", Virgile, Énéide, chant II, vers 49. » La formule clot les huit vers par lesquels Laocoon (Λαοκόων), oncle paternel d’Enée, prêtre et devin, s’efforce de dissuader ses concitoyens d’introduire dans Troie le cheval de bois laissé par les Grecs sur la plage : « Je crains les descendants de Danaüs [Δαναός, fondateur d’Argos et père des Danaïdes, donc : les Grecs], même quand ils font des offrandes [aux dieux]. » Echo du vers 17 du même chant : uotum pro reditu simulant; ea fama uagatur « (les Grecs) feignent qu’il s’agit d’une offrande (uotum, cf. ex-voto) pour leur retour ; telle est la rumeur qui se répand ».
Ni don, ni présent, ni cadeau destiné à des humains : le cheval est censé être
« voué » à Minerve/Pallas en échange du retour sans encombre des Grecs dans leur patrie. C’est dona employé elliptiquement qui, dans le passage, induit en erreur ; mais Enée (v. 31) parle de donum exitiale Mineruæ et le traître Sinon (v. 189) dit aux Troyens si uestra manus uiolasset dona Mineruæ.


Pour la petite histoire : en 1874 (et encore en 1894), Pierre Larousse, Fleurs latines des dames et des gens du monde ou clef des citations latines que l’on rencontre fréquemment dans les ouvrages des écrivains français, p. 437, en était à « Je crains les Grecs, même quand ils font des présents » ; le Larousse du XXe Siècle (1933), t. VI, p. 702, a une entrée qui tranche en faveur d’« offrandes ».


L’interprétation que donne M. de Tréville de timeo Danaos… semble influencée par « ce n’est pas une bonne chose que le présent d’un ennemi », autre citation classique :

Ἀλλ᾽ ἔστ᾽ ἀληθὴς ἡ βροτῶν παροιμία,
Ἐχθρῶν ἄδωρα δῶρα κοὐκ ὀνήσιμα.

« Le proverbe des mortels dit vrai : les cadeaux des ennemis ne sont pas des cadeaux et n’apportent rien de bon » Sophocle, Ajax, vv. 664-665. (Allusion à l’Iliade, chant VII, où Hector fait présent de son épée à Ajax qui, en retour, lui offre son ceinturon ; dans la tragédie de Sophocle, c’est avec cette épée qu’Ajax va se suicider.) D’où Hostium munera, non munera chez Erasme (Adagia (1500), 1.3.35) et In dona hostium chez Andrea Alciato (Emblemata, 1529, no280).






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