A propos de Chateaubriand,
« Les dieux s’en vont » II
Peut-être le nom de Mgr Gaume (1802-1879) n’évoque-t-il rien pour certains lecteurs, et le « gaumisme » pas davantage. C’était, écrit Emile Poulat,
un « contre-révolutionnaire » anti-moderne qui a contribué à la diffusion aussi bien de la morale liguorienne (hostile au rigorisme) que du catholicisme social de son temps.
Voici la notice consacrée par Pierre Larousse, 25 ans après la publication de l’ouvrage, au livre célèbre du prélat, « Le Ver rongeur des sociétés modernes, ou Du paganisme dans l’éducation » (1851) :
Néanmoins, il m’a paru intéressant de citer de cet auteur un passage tiré du chap. XV (dans la 3e éd.) de son « Traité du Saint-Esprit », en rapport avec « Les dieux s’en vont » :
Chez les différents peuples de l’Orient et de l’Occident, on enchaînait les statues des dieux, afin que l’évocation [ēuŏcātĭō] ne pût les tirer de leur sanctuaire et leur faire abandonner le royaume ou la ville placés sous leur protection. « Les statues de Dédale, dit Platon [dans le Ménon, 97d], sont enchaînées. Quand elles ne le sont pas, elles s’ébranlent et se sauvent; quand elles le sont, le Dieu demeure à sa place. »
Pausanias rapporte [III, XV, 7] qu’il y avait à Sparte une très vieille statue de Mars [Arès], attachée par les pieds. « En l’attachant ainsi, dit le grave historien, les Spartiates avaient voulu avoir ce dieu pour défenseur perpétuel de leurs personnes et de leur république, et, le prenant comme à leurs gages, l’empê-cher de jamais déserter leur cause. »
Et Plutarque [Vie d’Alexandre, XXIV] : « Les Tyriens s’empressèrent d’attacher leurs dieux..., lorsque Alexandre vint assiéger leur ville. En effet, un grand nombre d’habitants crurent entendre, en songe, Apollon disant : Ce qui se fait dans la ville me déplaît, et je veux aller chez Alexandre. C’est pourquoi, agissant à son égard comme à l’égard d’un transfuge qui veut passer à l’ennemi, ils enchaînèrent la statue colossale du dieu, la clouèrent à la base, en l’appelant lui-même Alexandriste. »
Homère affirme que les trépieds de Delphes marchaient tout seuls (Iliad., XVIII). Ces faits et beaucoup d’autres du même genre prouvent que les païens croyaient à la puissance de l’évocation. Ils ne se trompaient pas. Aussi, ils la pratiquaient souvent : leurs auteurs et les nôtres [= les auteurs chrétiens] en font foi (Pline, Hist., lib. 28, c. 9; Festus, In peregrin.; Virgil. Æneid., lib. 2; Macrob., Saturnal. III, 9; Horace, Carmin., lib. 2, ode 1; Ovide, Fast., 6; Petron. Satyricon; Stace, Thebaid., lib., II, v. 8, 10; Claudian., De Probe et Olibr. coss.; Tertull. Apolog., x ; Prudent., lib. 2 adv. Symmach.; S. Ambr. epist. ad Valent. adv. Symmach.; etc). Cette croyance universelle explique la conduite de Balac, appe-lant Balaam pour maudire Israël.
La puissance de l’évocation et les mouvements des statues ou des dieux se manifestaient surtout, lorsque le peuple, la ville ou le temple étaient menacés de quelque grand malheur. Parlant de cer-taines calamités publiques : « Des voix terrifiantes, dit Stace, se firent entendre dans les sanctuaires, et les portes des dieux se fermèrent d’elles-mêmes. » Et Xiphilin : « On trouva dans le Capitole de grands et nombreux vestiges des dieux qui s’en allaient; et les gardiens annoncèrent que pendant la nuit le temple de Jupiter s’était ouvert de lui-même avec un grand fracas. » Et Lampride : « On vit au Forum les pas des dieux qui s’en allaient. » Et l’historien Josèphe : « Quelque temps avant la ruine de Jérusalem, on entendit dans le temple une voix qui disait : Sortons d’ici, migremus hinc. » Dans l’antiquité païenne le même phénomène eut lieu des milliers de fois.
Pausanias rapporte [III, XV, 7] qu’il y avait à Sparte une très vieille statue de Mars [Arès], attachée par les pieds. « En l’attachant ainsi, dit le grave historien, les Spartiates avaient voulu avoir ce dieu pour défenseur perpétuel de leurs personnes et de leur république, et, le prenant comme à leurs gages, l’empê-cher de jamais déserter leur cause. »
Et Plutarque [Vie d’Alexandre, XXIV] : « Les Tyriens s’empressèrent d’attacher leurs dieux..., lorsque Alexandre vint assiéger leur ville. En effet, un grand nombre d’habitants crurent entendre, en songe, Apollon disant : Ce qui se fait dans la ville me déplaît, et je veux aller chez Alexandre. C’est pourquoi, agissant à son égard comme à l’égard d’un transfuge qui veut passer à l’ennemi, ils enchaînèrent la statue colossale du dieu, la clouèrent à la base, en l’appelant lui-même Alexandriste. »
Homère affirme que les trépieds de Delphes marchaient tout seuls (Iliad., XVIII). Ces faits et beaucoup d’autres du même genre prouvent que les païens croyaient à la puissance de l’évocation. Ils ne se trompaient pas. Aussi, ils la pratiquaient souvent : leurs auteurs et les nôtres [= les auteurs chrétiens] en font foi (Pline, Hist., lib. 28, c. 9; Festus, In peregrin.; Virgil. Æneid., lib. 2; Macrob., Saturnal. III, 9; Horace, Carmin., lib. 2, ode 1; Ovide, Fast., 6; Petron. Satyricon; Stace, Thebaid., lib., II, v. 8, 10; Claudian., De Probe et Olibr. coss.; Tertull. Apolog., x ; Prudent., lib. 2 adv. Symmach.; S. Ambr. epist. ad Valent. adv. Symmach.; etc). Cette croyance universelle explique la conduite de Balac, appe-lant Balaam pour maudire Israël.
La puissance de l’évocation et les mouvements des statues ou des dieux se manifestaient surtout, lorsque le peuple, la ville ou le temple étaient menacés de quelque grand malheur. Parlant de cer-taines calamités publiques : « Des voix terrifiantes, dit Stace, se firent entendre dans les sanctuaires, et les portes des dieux se fermèrent d’elles-mêmes. » Et Xiphilin : « On trouva dans le Capitole de grands et nombreux vestiges des dieux qui s’en allaient; et les gardiens annoncèrent que pendant la nuit le temple de Jupiter s’était ouvert de lui-même avec un grand fracas. » Et Lampride : « On vit au Forum les pas des dieux qui s’en allaient. » Et l’historien Josèphe : « Quelque temps avant la ruine de Jérusalem, on entendit dans le temple une voix qui disait : Sortons d’ici, migremus hinc. » Dans l’antiquité païenne le même phénomène eut lieu des milliers de fois.
Remarque :
« Homère affirme que les trépieds de Delphes marchaient tout seuls (Iliad., XVIII). »
1) Homère ne parle que de Πυθώ, -οῦς et Πυθών, -ῶνος (par exemple, au chant II, dans le « catalogue »); ni la localité de Phocide ni l’oracle ne sont mentionnés dans le chant XVIII de l’Iliade.
2) Quand Thétis « aux pieds d’argent » arrive (v. 369 et suiv.) chez Héphaïstos, le forgeron est occupé à assembler vingt trépieds munis de roues d’or et qui auront la propriété de se rendre à l’assemblée des dieux olympiens puis, le moment venu, d’en revenir, sur la seule injonction du plus célèbre des boiteux. En somme, l’anecdote n’a rien à faire ici.
Le passage de Pausanias mérite une citation plus ample :
Le passage de Pausanias mérite une citation plus ample :
Πλησίον δέ ἐστιν Ἱπποσθένους ναός, ᾧ γεγόνασιν αἱ πολλαὶ νῖκαι πάλης. Σέϐουσι δὲ ἐκ μαντεύματος τὸν Ἱπποσθένην, ἅτε Ποσειδῶνι τιμὰς νέμοντες. Τοῦ ναοῦ δὲ ἀπαντικρὺ πέδας ἐστὶν ἔχων Ἐνυάλιος, ἄγαλμα ἀρχαῖον. Γνώμη δὲ Λακεδαιμονίων τε ἐς τοῦτό ἐστιν ἄγαλμα, καὶ Ἀθηναίων ἐς τὴν Ἄπτερον καλουμένην Νίκην, τῶν μὲν οὔποτε τὸν Ἐνυάλιον φεύγοντα οἰχήσεσθαί σφισιν ἐνεχόμενον ταῖς πέδαις, Ἀθηναίων δὲ τὴν Νίκην αὐτόθι ἀεὶ μενεῖν οὐκ ὄντων πτερῶν. Τόνδε μέν εἰσιν αἱ πόλεις αὗται τὰ ξόανα τὸν τρόπον ἱδρυμέναι καὶ ἐπὶ δόξῃ τοιαύτῃ. […] Προελθοῦσι δὲ οὐ πολὺ λόφος ἐστὶν οὐ μέγας, ἐπὶ δὲ αὐτῷ ναὸς ἀρχαῖος, καὶ Ἀφροδίτης ξόανον ὡπλισμένης. Ναῶν δὲ ὧν οἶδα, μόνῳ τούτῳ καὶ ὑπερῷον ἄλλο ἐπῳκοδόμηται Μορφοῦς ἱερόν. Ἐπίκλησις μὲν δὴ τῆς Ἀφροδίτης ἐστὶν ἡ Μορφώ, κάθηται δὲ καλύπτραν τε ἔχουσα καὶ πέδας περὶ τοῖς ποσί· περιθεῖναι δέ οἱ Τυνδάρεων τὰς πέδας φασὶν, ἀφομοιοῦντα τοῖς δεσμοῖς τὸ ἐς τοὺς συνοικοῦντας τῶν γυναικῶν βέϐαιον. Τὸν γὰρ δὴ ἕτερον λόγον, ὡς τὴν θεὸν πέδαις ἐτιμωρεῖτο ὁ Τυνδάρεως, γενέσθαι ταῖς θυγατράσιν ἐξ Ἀφροδίτης ἡγούμενος τὰ ὀνείδη, τοῦτον οὐδὲ ἀρχὴν προσίεμαι· ἦ γὰρ δὴ παντάπασιν εὔηθες, κέδρου ποιησά-μενον ζῴδιον καὶ ὄνομα Ἀφροδίτην θέμενον ἐλπίζειν ἀμύνεσθαι τὴν θεόν.
Non loin se trouve le temple d’Hipposthène qui avait remporté de nombreuses victoires à la lutte. On lui rend, d’après un oracle, des honneurs comme à Poséidon. Il y a vis-à-vis de ce temple un Enyalios avec des fers aux pieds, statue très ancienne, qui a été érigée dans la même intention que la Victoire sans ailes qu’on voit à Athènes. Les Athéniens ont représenté la Victoire sans ailes pour qu’elle reste toujours avec eux, et les Lacédémoniens ont enchaîné Enyalios pour qu’il ne puisse jamais les quitter. Voilà pourquoi ces villes ont érigé ces statues en bois. […] En avançant un peu, on découvre une colline peu élevée sur laquelle est un temple ancien, avec une statue en bois qui représente Aphrodite armée. C’est, à ma connaissance, le seul temple qui ait deux étages. Le supérieur est consacré à Morphô, l’un des surnoms d’Aphrodite. Cette déesse est assise avec un voile sur la tête et des fers aux pieds. On dit que Tyndarée lui mit ces fers, comme symbole de l’atta-chement que les femmes doivent avoir pour leurs maris. Suivant d’autres, il enchaîna cette déesse pour se venger, s’en prenant à elle de la conduite honteuse de ses filles; mais cette dernière tradition ne me paraît mériter aucune foi: il aurait été en effet bien stupide s’il avait cru qu’en faisant une statue de cèdre, et en lui donnant le nom d’Aphrodite, il pouvait punir la déesse elle-même.
« Enyalios » (Ἐνυάλιος) : épithète d’Arès, le « guerrier », le « batailleur » ; de même « Morphô » (Μορφώ), épithète d’Aphrodite, est la « beauté de la forme, de l’allure, de la silhouette » (le nom du voile qu’elle porte, καλύπτρα, la rapproche de Calypso). Le terme ξόανον désigne, à lui seul, une « statue en bois », par conséquent de type archaïque.
Ces humains qui craignent d’être abandonnés me font penser à la peur infantile d’être délaissé par les parents. „Geworfenheit“ rendrait bien cela : le fait d’être jeté et laissé là ; l’équivalent habituel est « déré-liction ».
Le terme allemand semble inséparable de Heidegger. J’en suis d’autant plus surpris que, dans mes sou-venirs, il évoque Husserl (l’ἐποχή !); quand j’ai découvert le mot, je m’intéressais à la phénoménologie, à Trần Đức Thảo (j’étais allé acheter son livre chez l’éditeur, Minh Tân, rue Guénégaud) : il est douteux qu’à l’époque j’aie su grand-chose de Heidegger. Toujours dans mes souvenirs, « déréliction » aurait été choisi comme équivalent par Gabriel Marcel (mais c’est Ricœur le germaniste…).
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Il en est de même pour l’image au format jpeg de la notice de Larousse :
http://www.toofiles.com/fr/oip/images/jpg/verrongeur.html
Libellés : Chateaubriand, Emile Poulat, Gaume, Geworfenheit, Pausanias, Pierre Larousse
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