The Old Curiosity Shop, Le Magasin d'antiquités : transpositions et décalages
Dickens, The Old Curiosity Shop (publié en livraisons hebdomadaires en 1840-41), fin du chap. XVIII, et sa première traduction en français, Le Magasin d’antiquités (1857), due à Alfred-Stanislas Langlois Des Essarts, Conservateur à la Bibliothèque Sainte-Geneviève :
At this juncture the poor dogs were standing on their hind legs quite surprisingly; the child, having pity on them, was about to about to cast some morsels of food to them before she tasted it herself, hungry though she was, when their master interposed. | En ce moment intéressant les pauvres chiens s’étaient dressés sur leurs pattes de derrière, d’une manière vraiment surprenante. Nell, ayant pitié d’eux, allait prendre sur son assiette quelques morceaux de viande pour les leur donner, avant d’y avoir touché elle-même, quoiqu’elle eût bien faim, quand Jerry s’y opposa. |
‘No, my dear, no, not an atom from anybody’s hand but mine if you please. That dog,’ said Jerry, pointing out the old leader of the troop, and speaking in a terrible voice, ‘lost a half-penny to-day. He goes without his supper.’ | « Non pas, ma chère ; ils ne doivent rien recevoir d’une autre main que la mienne. Ce chien, ajouta-t-il en montrant le vieux conducteur de la troupe et parlant d’un ton menaçant, ce chien m’a perdu un sou aujourd’hui. Il ira se coucher sans souper. » |
The unfortunate creature dropped upon his forelegs directly, wagged his tail, and looked imploringly at his master. | Le malheureux animal se laissa tomber sur ses pattes de devant, remua sa queue, et par son regard implora la compassion du maître. |
‘You must be more careful, Sir,’ said Jerry, walking coolly to the chair where he had placed the organ, and setting the stop. ‘Come here. Now, Sir, you play away at that, while we have supper, and leave off if you dare.’ | « Une autre fois, monsieur, vous serez plus soigneux, dit Jerry allant froidement vers la chaise où il avait placé son orgue, et remontant le mécanisme : venez ici. Maintenant, monsieur, jouez, s’il vous plaît, pendant que nous souperons, et bougez de là, si vous l’osez. » |
The dog immediately began to grind most mournful music. His master having shown him the whip resumed his seat and called up the others, who, at his directions, formed in a row, standing upright as a file of soldiers. | Le chien se mit immédiatement en devoir de faire grincer la musique la plus lugubre. Son maître vint reprendre sa place, après avoir eu soin de lui montrer le bout de la houssine, et il appela ses autres acteurs qui, dociles à sa voix, s’alignèrent comme des soldats. |
‘Now, gentlemen,’ said Jerry, looking at them attentively. ‘The dog whose name’s called, eats. The dogs whose names an’t called, keep quiet. Carlo !’ | « À vous, messieurs, dit Jerry les regardant fixement. Le chien que je nommerai mangera. Les chiens que je n’aurai pas nommés devront se tenir tranquilles. Carlo ! » |
The lucky individual whose name was called, snapped up the morsel thrown towards him, but none of the others moved a muscle. In this manner they were fed at the discretion of their master. Meanwhile the dog in disgrace ground hard at the organ, sometimes in quick time, sometimes in slow, but never leaving off for an instant. When the knives and forks rattled very much, or any of his fellows got an unusually large piece of fat, he accompanied the music with a short howl, but he immediately checked it on his master looking round, and applied himself with increased diligence to the Old Hundredth. | L’heureux animal dont le nom venait d’être prononcé happa le morceau jeté devant lui, mais aucun des autres ne bougea. Leur maître leur donna ainsi à manger à sa manière. Pendant ce temps, le chien mis en pénitence tournait la manivelle de l’orgue, tantôt vite, tantôt lentement, mais sans s’arrêter un seul instant. Lorsque le bruit des couteaux et des fourchettes redoublait, ou bien qu’un des camarades attrapait un bon morceau de gras, le pauvre chien accompagnait sa musique d’un hurlement plaintif ; mais il se taisait aussitôt en rencontrant le regard de son maître et se remettait avec plus d’ardeur que jamais à jouer l’air du Sire de Framboisy. |
La transformation est savoureuse, car la musique jouée à l’orgue de Barbarie est, dans l’original, religieuse ; dans la traduction, profane. En outre, Dickens précise qu’elle est « des plus lugubre », alors que l’air du Sire de Framboisy est vif, entraînant. Mais voyons certains aspects dans les grandes lignes.
The Old Hundredth (aussi The Old One-Hundredth) est le surnom — affectueux — du Psaume 135 (134): Αἰνεῖτε τὸ ὄνομα κυρίου, αἰνεῖτε, δοῦλοι, κύριον, οἱ ἑστῶτες ἐν οἴκῳ κυρίου, ἐν αὐλαῖς οἴκου θεοῦ ἡμῶν / Laudate nomen Domini, laudate, serui Domini, qui statis in domo Domini, in atriis domus Dei nostri, traduit par Théodore de Bèze (Vous, qui sur la terre habitez), centième dans le Psautier de Genève, puis dans le Scottish Psalter et, de là, chez les Anglicans (Sternhold and Hopkins’ Psalter, 1561) ; le texte chanté est tantôt All people that on earth do dwell (sing to the Lord with cheerful voice), tantôt Praise God, from Whom all blessings flow. À la musique originale de Louis Bourgeois a succédé, le plus souvent, celle de John Dowland (sa devise : Semper Dowland, semper dolens).
Avec le Sire de Framboisy, on aborde un registre très éloigné du précédent. La chanson, qu’on a pu qualifier de « gaillarde » (dans certaines versions ?), a pour parolier Ernest Bourget [1814-1864], un des trois auteurs-compositeurs qui sont à l’origine — dans des conditions rocambolesques — de la fondation de la SACEM, en 1851, et pour compositeur François-Anatole-Laurent de Rillé [1828-1915] ; lors de sa création, le 3 février 1855 aux Folies-Nouvelles, elle était interprétée par Joseph Kelm [1805-1892]. Présentée comme une « légende du moyen âge », fiction à la mode à l’époque, elle eut un grand retentissement :
« C’était l’histoir’ du Sir’ de Framboisy
Avait pris femm’ la plus bell’ du pays
La prit trop jeun’ bientôt s’en repentit
… … … … … …
De cette histoir’, la moral’ la voici
À jeune femme, il faut jeune mari »
Mais, en 1857, quand Des Essarts traduit The Old Curiosity Shop et transpose The Old Hundredth en Sire de Framboisy sans raison apparente, que faut-il y voir?
1o) Autre éclairage :
« L’Odéon était presque en face de notre porte. On sait qu’il est entouré de galeries auxquelles l’architecture de l’Empire a donné sa lourdeur massive, et sous lesquels succèdent les étalages de librairie. C’était alors une sorte de rendez-vous pour les étudiants et pour leurs nombreux professeurs et répétiteurs auxquels le Deux Décembre avait fermé la porte de l’enseignement. On y allait lire ces journaux. Notre répétiteur, ardent Républicain, les appelait « le centre de la civilisation et des beaux-arts ». C’était au moins un milieu de haines vigoureuses contre l’Empire. Une de nos librairies au grand air, à côté de celle de Marpon, était tenue par une certaine Mme Gault, ancienne maîtresse de l’acteur Laferrière [Louis-Fortuné-Adolphe Delaferrière, dit, 1806-1877] ; passablement mûre, mais très intelligente, maigre, avec des yeux étincelants d’esprit.
C’était l’amie des Républicains, avec lesquels elle causait beaucoup, bien qu’on la soupçonnât d’avoir des rapports avec la police. Les étudiants étaient chez eux à l’Odéon. Ils croyaient que ce théâtre leur appartenait ; on les en laissait maîtres, pour ne pas perdre leur clientèle. Un soir, l’Empereur et l’Impératrice se risquèrent à une représentation ; ils n’eurent pas lieu de s’en féliciter. Il y avait alors une chanson bouffonne fort à la mode et qui était sur toutes les lèvres :
Le Sire de Framboisie.
La prit trop jeune
Bientôt s’en repentit. »
Tous les étudiants qui étaient dans la salle, entonnèrent en chœur, fort irrévérencieusement, le Sire de Framboisie à l’intention de l’Impératrice. Je crois qu’elle quitta la salle. Mais la police ne fit pas d’affaire : elle ne voulait pas souligner le scandale par une répression. »
Camille PELLETAN [1846-1915], Mémoires, Ch. IV
Fils du ministre Eugène Pelletan, rédacteur au journal la Justice (1880), puis député radical des Bouches-du-Rhône (1881-1912), ministre de la Marine (1902-1905).
Les lecteurs de Vallès connaissent Mme Gaux [1810-1867] : Le bachelier (ch. XXVII et surtout ch. XXX) et un article intitulé « Chronique parisienne », paru dans La Situation, 27 octobre 1867.
2o) Remarque — Les allusions à la chanson se retrouvent pendant un bon siècle ; mais dès les premières, on trouve des cas d’où toute intention politique est exclue.
Si jamais je te pince !..., comédie en trois actes mêlée de chants par Eugène Labiche et Marc-Michel [Marc-Antoine-Amédée Michel, 1812-1868], représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 9 mai 1856. Acte III, Scène IX :
Un groupe de polkeurs passe dans l’antichambre. Saint-Gluten entre en polkant avec Alexandra, Faribol les poursuit en jouant du violon.
Faribol, les séparant. — Corbleu! madame!... que faites-vous ici?
Alexandra [femme de Prosper Faribol]. — J’danse la polka avec mes p’tits amis!
Faribol. — Il ne s’agit pas de framboiser.
Saint-Gluten. — Monsieur, je vous invite à être poli.
(Acte II, Scène II, Faribol a entendu Alexandra fredonner Avait pris femme / le sire de Framboisy ; « J’danse la polka avec mes p’tits amis! » est tiré de la chanson.)
3o) Autre remarque — La majeure partie des sources écrit Framboisy (Framboisie, chez Pelletan), mais un « petit format » de la chanson (Paris, J. Meissonnier fils, 18 rue Dauphine), orné en couverture d’un portrait en pied de Joseph Kelm costumé en troubadour de Carnaval (avec des bois de cerf en guise son blason), a pour titre Le Sire de Franc-Boisy. La tradition a légué une forme erronée.
Libellés : Le Magasin d'antiquités, The Old Curiosity Shop, traduction
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