12 juin 2007

Mérimée : sa devise et l'épigraphe de Carmen


Les biographes de Prosper Mérimée, notamment Xavier Darcos, nous apprennent que l’écrivain portait habituellement une bague à l’intérieur du chaton de laquelle était gravée en grec la devise « Souviens-toi de te méfier » [Mέμνησο ἀπιστεῖν].

Jalousie ? Caractère soupçonneux ? Paranoïa ? Rien de tel, mais le meilleur moyen de s’en assurer est de s’informer sur l’origine de la devise.

La source en est un adage d’Epicharme (Ἐπίχαρμος), que Polybe cite deux fois (en 18.40.4, et dans un récit rocambolesque en 31.13.14 des Histoires) et qui est mentionné par Lucien de Samosate, dans Hermotime ou les sectes (Ἑρμότιμος ἢ Περὶ αἱρέσεων) :

Nᾶφε καὶ μέμνασ’ ἀπιστεῖν· ἄρθρα ταῦτα τᾶν φρενῶν.

(νᾶφε, μέμνασo et τᾶν sont des formes doriennes)

Comme on le voit — ce n’est qu’un exemple parmi d’autres — par les « χοάς τ᾽ ἀοίνους, νηφάλια μειλίγμα-τα » dont parle le spectre (εἴδωλον) de Clytemnestre dans les Euménides d’Eschyle (au vers 107) : « des libations sans vin, des cérémonies expiatoires comprenant des offrandes d’eau, de lait et de miel », νήφω semble un terme du vocabulaire religieux, spécifique à des rites d’où sont bannis vin, alcool et spiritueux ; d’où par extension à quelqu’un qui est « à jeun » νήφων, servant d’antonyme à μεθύων « pris de boisson » (LSJ cite le proverbe trouvé chez Plutarque « τὸ ἐν τῇ καρδίᾳ τοῦ νήφοντος ἐπὶ τῆς γλώττης τοῦ μεθύοντος », ce qui est dans le cœur de celui qui est à jeun est sur la langue de celui qui a bu).

On reconnaît les néphalies [νηφάλια, sous-entendu ἱερά] « ſolemnités des Grecs nommées la fête des gens ſobres ; ce que marque le mot même qui ſignifie ſobriété. Les Athéniens célebroient cette fête en offrant une ſimple boiſſon d’hydromel au Soleil, à la Lune, à l’Aurore & à Venus : ils brûloient à cette occaſion sur leurs autels toutes ſortes de bois, excepté celui de la vigne & du figuier. (D.J.) » [Louis de Jaucourt, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert] et le « néphalisme » (tempérance, abstinence [d’alcool], ‘teetotalism’) du XIXe siècle, 1861 en anglais, 1873 en français.

— Pour mémoire : de Jaucourt s’est un peu trompé (en suivant Thomas Cooper, qui parle de ‘feastes of sober men’?) : les néphalies étaient des sacrifices (ἱερά) où l’on ne répandait pas de vin ; il n’est pas question des officiants, qui étaient — probablement — à jeun (« sobres »).


Une équivalence est possible entre νήφων et sōbrĭus, à condition de ne prendre ce dernier que dans son acception d’origine « qui n’a pas bu, à jeun, qui n’est pas ivre » : (sēd) particule marquant la séparation, l’éloignement, la privation (Ernout-Meillet) + ēbrĭus.

Dans la citation du dramaturge-philosophe, la recommandation porte sur le sens figuré de νήφω : modération, maîtrise de soi. Marc-Aurèle (IV, XXVI) écrit « Nῆφε ἀνειμένος » : « Sois sobre dans le relâche que tu te donnes » (traduction de J. Barthélémy Saint-Hilaire, 1876) et Paul à Timothée « Σὺ δὲ νῆφε ἐν πᾶσιν » : « Mais toi, sois sobre en toutes choses » (Louis Segond) [mais la Vulgate : Tu uero uigila in omnibus].

Quant à ἀπιστεῖν, c’est « douter ».

« Reste maître de toi et souviens-toi de ne pas être crédule : voilà les articulations de la pensée. »

Peut-être Mérimée a-t-il pris connaissance de la formule d’Epicharme dans les Emblèmes, d’André Alciat (Andrea Alciato, 1492-1550), où elle apparaît (dans sa version originale) pour la première fois dans l’édition vénitienne « apud Aldi filios, M.D.XLVI mense Iunio ».




Certaines éditions (sur Internet, p. ex. sur Wikisource, mais aussi dans des publications sur papier) omettent la citation mise en épigraphe de Carmen, dès sa parution en 1845 dans la Revue des Deux Mondes. Le texte n’a rien de mystérieux : c’est une épigramme de Palladas (Anth. XI, 381), dont Mérimée lui-même a donné une traduction :
Πᾶσα γυνὴ χόλος ἐστὶν· ἔχει δ’ ἀγαθάς δύο ὥρας,
Τὴν μίαν ἐν θαλάμῳ, τὴν μίαν ἐν θανάτῳ.

« Toute femme est comme le fiel ; mais elle a deux bonnes heures,
une au lit, l’autre à sa mort. »

Autant le dire sans ambages :
il s’agit de misogynie, attitude envers laquelle je n’ai aucune complaisance.

Cela étant, est-ce une raison pour diffuser Carmen sans l’épigraphe, partie intégrante du texte, et priver ainsi le lecteur à son insu du moyen de se faire une opinion ? Comment peut-il dans ce cas décider s’il s’agit d’un aveu, d’une touche de cynisme, d’une distanciation ironique (etc.) ? Le procédé est pour le moins cavalier.


Le texte ne dit pas que la femme « est comme le fiel » mais qu’elle « est du fiel ». Deux remarques à propos de χόλος : d’une part, il arrive que le terme signifie « venin » (des serpents) ; d’autre part, le sens figuré, ici, est celui de « source de colère, de rage, d’exaspération », parce que provoquant un épanchement de bile.

Il faut comprendre « avec la femme, il y a deux bons moments : sur son lit nuptial et sur son lit de mort », l’original parlant de « chambre (de l’épouse) » car θάλαμος ne désigne pas un lit, et disant « à sa mort » (là non plus, il n’est pas question de lit).

Les deux hémistiches du second vers ont la même structure, avec un effet d’écho très réussi : thalamô, thanatô.

L’épigramme, d’une apparente simplicité, a tenté les traducteurs ; ceux-ci, ayant échoué et s’en rendant compte, ont dû se résigner à une adaptation plus ou moins heureuse.


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