02 mai 2007

Antisthène chez Montaigne :
un énoncé simple et clair


Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 3) et Aulu-Gelle (Nuits attiques, IX, V, 3) s’accordent à attribuer à Antisthène, disciple de Socrate et maître de Diogène, la formule :

« Mανείην μᾶλλον ἢ ἡσθείην ».


Sextus Empiricus (Hypotyposes, III, XXIII, 181) la mentionne sans indication d’auteur.

Mανείην : optatif aoriste moyen 1re pers. du sing., formé sur l’aor. moy. ἐμάνην, de μαίνομαι (cf. μανία) ;
μᾶλλον ἢ : « plutôt que, de préférence à » (magis quam) ;
ἡσθείην : optatif aoriste moyen 1re pers. du sing., formé sur l’aor. moy. ἥσθην, de ἥδομαι (cf. ἡδύς).


Dans un style fleuri « J’aimerais mieux sombrer dans la démence qu’être le jouet du plaisir » ;
plus dense et nerveux : « Plutôt la démence que le plaisir » ;
classique et près du texte (trad. Marie-Odile Goulet-Cazé, in Diogène Laërce, Pochothèque, 1999, p. 682) : « Puissé-je être fou plutôt qu’éprouver du plaisir ! ».
À part, traduction de Robert Genaille, Diogène Laërce, 1933 : « J’aimerais mieux devenir fou que sensible » [ἡσθείην compris et rendu comme s’il s’agissait d’une forme d’αἰσθάνομαι
« percevoir, (res)sentir, éprouver »].
Mais “I would rather go mad than feel pleasure.” Diogenes Laertius, translated by C.D. Yonge (1853).


En somme, un énoncé simple et clair.
On ne voit pas quelle difficulté pourrait surgir à son propos.


Montaigne (II, 2 : De l’yvrongnerie) cite la sentence d’Antisthène dans la langue d’origine (et traduit : « J’ayme mieux estre furieux que voluptueux »), mais sous une forme tellement fautive que les éditeurs de texte successifs semblent avoir hésité sur le parti à prendre pour en rendre compte.

Diogène Laërce etc.

Exemplaire de Bordeaux

Villey-Saulnier

Thibaudet & Rat

Tournon

Céard

Μανείην μᾶλλον ἢ ἡσθείην

Μανειεῖν μᾶλλον ἡ ἡθέιειν

Μανείειν μᾶλλον ἡ ἡθείειν

Μανειεῖν μᾶλλον ἡ ἡθείειν

Μανειεῖν μᾶλλον ἢ ἡθείειν

Μανείειν μᾶλλον ἢ ἡσθείειν


La première ligne du tableau indique le texte source et la deuxième en donne l’inter-prétation de l’Exemplaire de Bordeaux. Suivent les versions que proposent quatre éditions de référence.

P. Villey-V.L. Saulnier, 1924 (« Quadrige » / PUF, 1988, 2004), p. 347.

A. Thibaudet-M. Rat, 1962 (Pléiade), p. 329.

A. Tournon, 1998 (Imprimerie nationale), II, p. 36 ; note, p. 724 :
« Diogène Laërce, VI, 3 (sous la forme plus correcte Mανείην μᾶλλον ἠ ἡσθείην). »

J. Céard, 2001 (« Livre de Poche », Pochothèque), p. 557 ; note 7 :
« Nous corrigeons le grec : l’édition de 1595, comme les précédentes, imprime ἡθέιειν. »

Dans l’hypothèse la plus favorable, il est apparu avec netteté à tous ces spécialistes que l’EB, comme les moutures précédentes sans exception, offrait un texte indéfendable ; auquel cas, il y aurait eu avantage à le faire paraître tel quel, accompagné d’une note (assortie ou non d’un commentaire) indiquant le texte correct : c’est la solution adoptée par Tournon (qui a laissé passer « ἠ »).


Mais pourquoi, en amont, des énormités ? μᾶλλον ἡ peut passer pour une véritable coquille d’imprimeur (elle aurait donc, à chaque fois, échappé à Montaigne, comme l’omission du sigma intérieur et la faute d’accent dans ἡθέιειν) ; on ne se débarrassera pas aussi aisément de μανειεῖν / ἡθέιειν pour μανείην / ἡσθείην.

Peut-être Montaigne, pensant donner ainsi une portée plus générale à la formule d’An-tisthène, a-t-il voulu en modifier le texte, suivant sa pratique fréquente en latin ; il aurait alors cru transformer les optatifs (médio-passifs) en infinitifs (actifs). Pure conjecture, mais elle présente l’avantage d’expliquer la réserve des éditeurs de texte.