Saint-Simon :
un traitement expéditif et autres anecdotes
Un passage des Mémoires, de Saint-Simon, se rapportant à 1693 :
« Mon père fut heureux dans plusieurs de ses différentes sortes de domesti-ques1, qui firent des fortunes considérables. […]
Entre d’autres sortes de domestiques de mon père, il eut un secrétaire dont le fils, connu sous le nom de du Fresnoy, devint dans les suites un des plus accrédités commis de M. de Louvois, et qui n’a jamais oublié d’où il étoit parti. Sa femme fut cette Mme du Fresnoy si connue par sa beauté conservée jusque dans la dernière vieillesse, pour qui le crédit de M. de Louvois fit créer une charge de dame du lit de la reine qui a fini avec elle, parce qu’avec la rage de la cour elle ne pouvoit être dame et ne vouloit pas être femme de chambre.
Il eut encore deux chirurgiens domestiques qui se rendirent célèbres et riches: Bienaise, par l’invention de l’opération de l’anévrisme ou de l’artère piquée; Arnaud, pour celle des descentes2. Sur quoi je ne puis me tenir3 de raconter que depuis qu’il fut revenu chez lui, et devenu considérable dans son métier, un jeune abbé fort débauché alla lui en montrer une qui l’in-commodoit fort dans ses plaisirs. Arnaud le fit étendre sur un lit de repos4 pour le visiter5, puis lui dit que l’opération étoit si pressée qu’il n’y avoit pas un moment à perdre, ni le temps de retourner chez lui. L’abbé, qui n’avoit pas compté sur rien de si instant6, voulut capituler7, mais Arnaud tint ferme et lui promit d’avoir grand soin de lui. Aussitôt il le fait saisir par ses garçons8 et avec l’opération de la descente lui en fit une autre qui n’est que trop commune en Italie aux petits garçons dont on espère de belles voix9. Voilà l’abbé aux hauts cris, aux fureurs, aux menaces. Arnaud, sans s’émou-voir, lui dit que s’il vouloit mourir incessamment il n’avoit qu’à continuer ce vacarme, que s’il vouloit guérir et vivre il falloit surtout se calmer et se tenir dans une grande tranquillité. Il guérit et vouloit tuer Arnaud, qui s’en gara10 bien, et le pauvre abbé en fut pour ses plaisirs11. »
1 Il s’agit de personnes attachées à la maison du duc et y occupant des fonctions impor-tantes; elles y sont à demeure.
2 En français classique, descente, outre le sens usuel (« à sa descente du carrosse »), avait les acceptions suivantes : « descendance », « attaque brusque, offensive » et « descente d’organe ; hernie (abdominale) ». Ac. 4e éd., 1762 : « Hernie, rupture, incommodité qui consiste dans le déplacement des boyaux. Il est mort d’une descente. Le brayer [bandage] est pour soulager ceux qui ont une descente. » — Cf. anglais ‘rupture’ « hernie abdominale ».
3 « m’empêcher, me retenir ».
4 « Lit de repos, sorte de petit lit bas et sans rideau, où l’on se repose pendant le jour. » Littré.
5 « Examiner, ausculter (un malade), sonder (une plaie). »
6 « qui ne s’était pas attendu à quoi que ce soit d’aussi urgent »
7 « Parlementer, traiter de la reddition d’une place » Ac. 1re éd., 1694. Mais le verbe est employé ici au sens usuel de « négocier, discuter », cf. Retz: « Était-il possible que vous voulussiez qu’une faculté de théologie capitulât avec le pape ? »
8 « aides, assistants. »
9 Opération à la suite de laquelle on les appelait des castrats. On songe à Candide, ch. XII : « Je suis né à Naples; ߪ on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans; les uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle que celle des femmes, les autres vont gouverner
des états », ce dernier trait étant une allusion à Farinelli.
10 « s’en préserva, s’en protégea ». Dans l’histoire du français, gare et garage appar-tiennent d’abord au vocabulaire de la navigation maritime et fluviale : abri, mouillage. Ce sont de lointains parents de l’anglais aware, beware.
11 « avait perdu ses plaisirs »; nous disons encore il en a été pour sa peine, pour ses frais.
À propos de Mme du Fresnoy, autre éclairage, avec coup de griffe de Mme de Sévigné (À Madame de Grignan — À Sainte-Marie du faubourg, vendredi 29ème janvier 1672, jour de saint François de Sales, et jour que vous fûtes mariée):
« Hier au soir, Mme du Fresnoy soupa chez nous. C’est une nymphe, c’est une divinité, mais Mme Scarron, Mme de La Fayette et moi, nous voulûmes la comparer à Mme de Grignan. Et nous la trouvâmes cent piques [arme ancienne, d’où mesure de longueur: 5 pieds = env. 1,60 m] au-dessous, non pas pour l’air et pour le teint, mais ses yeux sont étranges, son nez n’est pas compa-rable au vôtre, sa bouche n’est point finie ; la vôtre est parfaite. Et elle est tellement recueillie dans sa beauté, que je trouvai qu’elle ne dit précisément que les paroles qui lui siéent bien ; il est impossible de se la représenter parlant communément et d’affection sur quelque chose. »
Mais voici un éreintage (ou éreintement):
« Avant la maréchale de Rochefort, Louvois avoit aimé éperdument madame Du Fresnoy, femme d’un de ses commis, et la plus belle de son temps. Celle-ci, comme l’on dit, lui fit bien voir du pays, le traita comme un petit garçon, et lui fit faire bien des sottises : mais parce qu’il sut habilement faire entrer le Roi dans sa confidence, qui de son côté faisoit beaucoup de choses mal à propos pour madame de Montespan, bien loin que cet amour fît tort à Louvois, on fit pour cette femme une charge toute nouvelle en France, de dame du lit de la Reine, sur le modèle des dames du lit d’Angleterre [Groom of the Stole, 1660–1837] : charge qui donnoit à madame Du Fresnoy toutes les entrées et les prérogatives des dames de la première qualité, mais ne l’empêchoit pas d’être la femme d’un commis et la fille d’un apothicaire. Je ne crois pas que cette digression soit inutile pour faire voir quelles ont été les mœurs et quelle a été la prostitution de ce siècle, que je mettrois encore dans un plus beau jour si je disois en détail, comme il est vrai, combien ce qu’il y avoit de l’un et de l’autre sexe étoit appliqué à faire sa cour à cette femme, qui de son côté y répondoit avec toute l’insolence que donne la beauté et la prospérité, jointes à une basse naissance et à fort peu d’esprit. »
Charles-Auguste, marquis de La Fare (1644-1712),
chapitre VIII [1675] de ses Mémoires,
éd. (1828) de Louis Jean Nicolas Monmerqué, p. 223
Autres occurrences chez Saint-Simon de descente en tant que terme du vocabulaire médi-cal:
1698 :
« Le maréchal de Villeroy, si galant encore à son âge [cinquante-quatre ans], si paré, d’un si grand air, si adroit aux exercices et qui se piquoit tant d’être bien à cheval et d’y fatiguer [se donner du mal, de la peine, se démener] plus que personne, courut si bien le cerf à Fontainebleau, sans nécessité, qu’il mani-festa au monde deux grosses descentes, une de chaque côté, dont personne ne s’étoit jamais douté, tant il les avoit soigneusement cachées. Un accident terrible le surprit à la chasse. On eut peine à le rapporter à bras. Il voulut dérober [dissimuler, cacher] à la cour le spectacle de cette sorte de honte pour un homme si bien fait encore, et si fort homme à bonnes fortunes. Il se fit emporter dès le lendemain sur un brancard à Villeroy, puis gagner la Seine et à Paris en bateau. Maréchal, fameux chirurgien, lui fit la double opération avec un succès qui surprit les connoisseurs en cet art, et le rappela à la vie qu’il fut sur le point de perdre plus d’une fois. Le roi parut s’y intéresser beaucoup. Il y gagna la guérison radicale de ses deux descentes. »
1710 :
« Mme de La Vallière mourut en ce temps-ci aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle avoit fait profession le 3 juin 1675, sous le nom de sœur Marie de la Miséricorde, à trente et un ans. Sa fortune, et la honte; la modestie, la bonté dont elle en usa; la bonne foi de son cœur sans aucun autre mélange; tout ce qu’elle employa pour empêcher le roi d’éterniser la mémoire de sa foiblesse et de son péché en reconnoissant et légitimant les enfants qu’il eut d’elle; ce qu’elle souffrit du roi et de Mme de Montespan; ses deux fuites de la cour, la première aux Bénédictines de Saint-Cloud, où le roi alla en personne se la faire rendre, prêt à commander de brûler le couvent, l’autre aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, où le roi envoya M. de Lauzun, son capitaine des gardes, avec main-forte pour enfoncer le couvent, qui la ramena; cet adieu public si touchant à la reine, qu’elle avoit toujours respectée et ménagée, et ce pardon si humble qu’elle lui demanda prosternée à ses pieds devant toute la cour, en partant pour les Carmélites; la pénitence si soutenue tous les jours de sa vie, fort au-dessus des austérités de sa règle; cette fuite exacte des emplois de la maison, ce souvenir si continuel de son péché, cet éloignement constant de tout commerce, et de se mêler de quoi que ce fût, ce sont des choses qui pour la plupart ne sont pas de mon temps, ou qui sont peu de mon sujet, non plus que la foi, la force et l’humilité qu’elle fit paroître à la mort du comte de Vermandois, son fils.
Mme la princesse de Conti [fille de Louis XIV et de la duchesse de La Vallière] lui rendit toujours de grands devoirs et de grands soins, qu’elle éloignoit [espa-çait] et qu’elle abrégeoit autant qu’il lui étoit possible. Sa délicatesse natu-relle avoit infiniment souffert de la sincère âpreté de sa pénitence de corps et d’esprit, et d’un cœur fort sensible dont elle cachoit tout ce qu’elle pouvoit. Mais on découvrit qu’elle l’avoit portée jusqu’à s’être entièrement abstenue de boire pendant toute une année, dont elle tomba malade à la dernière extrémité. Ses infirmités s’augmentèrent, elle mourut enfin d’une descente, dans de grandes douleurs, avec toutes les marques d’une grande sainteté, au milieu des religieuses dont sa douceur et ses vertus l’avoient rendue les délices, et dont elle se croyoit et se disait sans cesse être la dernière, indigne de vivre parmi des vierges. Mme la princesse de Conti ne fut avertie de sa maladie, qui fut fort prompte, qu’à l’extrémité. Elle y courut et n’arriva que pour la voir mourir. Elle parut d’abord fort affligée, mais elle se consola bientôt. Elle reçut sur cette perte les visites de toute la cour. Elle s’attendoit à celle du roi, et il fut fort remarqué qu’il n’alla point chez elle.
Il avoit conservé pour Mme de La Vallière une estime et une considération sèche dont il s’expliquoit même rarement et courtement. Il voulut pourtant que la reine et les deux dauphines l’allassent voir et qu’elles la fissent asseoir, elle et Mme d’Épernon, quoique religieuses, comme duchesses qu’elles avoient été, ce que je crois avoir remarqué ailleurs. Il parut peu touché de sa mort, il en dit même la raison: c’est qu’elle étoit morte pour lui du jour de son entrée aux Carmélites. Les enfants de Mme de Montespan furent très-mortifiés de ces visites publiques reçues à cette occasion, eux qui en pareille circonstance n’en avoient osé recevoir de marquée. Ils le furent bien autre-ment quand ils virent Mme la princesse de Conti draper [prendre le deuil], contre tout usage, pour une simple religieuse, quoique mère; eux qui n’en avoient point, et qui, pour cette raison, n’avoient osé jusque sur eux-mêmes porter la plus petite marque de deuil à la mort de Mme de Montespan. Le roi ne put refuser cette grâce à Mme la princesse de Conti, qui le lui demanda instamment, et qui ne fut guère de son goût. Les autres bâtards essuyèrent ainsi cette sorte d’insulte que le simple adultère fit au double dont ils étoient sortis, et qui rendit sensible à la vue de tout le monde la monstrueuse horreur de leur plus que ténébreuse naissance, dont ils furent cruellement piqués. »
1721 :
« Clément XI [Gianfrancesco Albani (1649-1721), 241e pape (1700-1721)], qui avait plusieurs descentes, menaçoit d’une fin prochaine et prompte. Il étoit fort gros, rompu [cf. rupture] aussi au nombril, relié de partout et soutenu par une espèce de ventre d’argent, en sorte que l’accident le plus léger et le plus imprévu suffisoit pour l’emporter brusquement, comme il arriva en effet. »
Libellés : Clément XI, Du Fresnoy, La Vallière, Louvois, Saint-Simon, Sévigné
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