30 mars 2007

Louise Labé :
Labæa, Λαϐαίη, « la baie »


Mireille Huchon a jeté un joli pavé dans la mare avec son ouvrage Louise Labé : Une créature de papier (Droz, 2006). À la page 403, en tête des vingt-quatre Escriz de diuers Poëtes à la louange de la Belle Cordière, une pièce en grec, prétexte pour moi à échafauder une hypothèse facétieuse et délirante.









Caractéristiques graphiques (négatives) :

hésitation entre -β- et -ϐ-
hésitation entre -κ- et -k-
accent mal placé : Λαϐάιας, Λαϐάιη (pour -αί-)
tréma inutile :
Λοΐσης (influence de la graphie française de l’époque)
Φησΐν (là, il est même incongru)
position des diacritiques : Η῾ (pour Ἡ), Ε῎χει (pour Ἔχει)
: au lieu de · (Unicode 0387)
δυστυχέουσα écrit δυsυχέουσα (-τ- omis, -s- substitué à -σ-),
οἶστρ’ écrit οἶsρ’ (-τ- omis, -s- substitué à -σ-)


Texte de l’ode, plus lisible (j’ai résolu les ligatures et rectifié les erreurs) :

Εἰς ᾠδὰς Λοίσης Λαϐαίας.

Τὰς Σαπφοῦς ᾠδὰς γλυκυφώνου ἃς ἀπόλεσσεν
Ἡ παμφάγου χρόνου βίη,
Μειλιχίῳ Παφίης καὶ ἐρώτων νῦν γὲ Λαϐαίη
Κόλπῳ τραφεῖσ’ ἀνήγαγε.
Εἰ δὲ τις ὡς καινὸν θαυμάζει, καὶ πόθεν ἐστί,
Φησίν, νέη ποιήτρια;
Γνοίη ὡς γοργόν, καὶ ἄκαμπτον, δυστυχέουσα
Ἔχει Φάων’ ἐρώμενον·
Τοῦ πληχθεῖσα φυγῇ, λιγυρὸν μέλος ἦρξε τάλαινα
Χορδαῖς ἐναρμόζειν λύρης.
Σφοδρὰ δὲ πρὸς ταύτας ποιήσεις οἶστρ’ ἐνίησι
Παιδῶν ἐρᾷν ὑπερηφάνων.


Traductions :

« Les odes de l’harmonieuse Sapho s’étaient perdues par la violence du temps qui dévore tout ; les ayant retrouvées et nourries dans son sein tout plein du miel de Vénus et des Amours, Louise maintenant nous les a rendues. Et si quelqu’un s’étonne comme d’une merveille, et demande d’où vient cette poétesse nouvelle, il saura qu’elle a aussi rencontré, pour son malheur, un Phaon aimé, terrible et inflexible ! Frappée par lui d’abandon, elle s’est mise, la malheureuse, à moduler sur les cordes de sa lyre un chant pénétrant ; et voilà que, par ses poésies mêmes, elle enfonce vivement aux jeunes cœurs les plus rebelles l’aiguillon qui fait aimer. »

Sainte-Beuve, in Panorama de la littérature française



Le temps, dévorateur de tout, avait détruit
les odes de Sapho à l’harmonieux bruit.

Mais Louise Labé, qui connaît les Amours
et le sein de Vénus, nous les rend pour toujours.

Si ce miracle étonne et que l’on cherche en vain
d’où vient cet écrivain nouveau et féminin,

qu’on sache qu’elle aussi s’est mise à adorer
un farouche Phaon inflexible à aimer.

La pauvre, subissant un refus désolant,
s’est mise à moduler un chant si pénétrant

qu’elle enfonce, à son tour, d’une force cruelle,
l’aiguillon de l’amour au cœur le plus rebelle
.

traduit du grec par François Rigolot [Garnier-Flammarion]


(On remarquera l’obstination à désigner Aphrodite (Παφίη, « la [déesse] de Paphos ») par le nom de son homologue dans le panthéon latin, cf. Marguerite Yourcenar rendant par
« Neptune » le Poséidon d’Ithaque, de Cavafy. « C’est Vénus toute entière à sa proie attachée » confie Phèdre à Œnone : nous en serions toujours là, dirait-on…)



Laissons de côté la mention des « cordes » (χορδαί) de la lyre, qui pourrait être une allusion à la Belle Cordière.
Voilà donc notre poète (anonyme) obligé, pour réussir son tour de force, de décider comment il va bien pouvoir écrire « Louise Labé » en grec ancien (c’est, sous une forme à peine plus évoluée, la plaisanterie de potache « Οὐκ ἔλαϐον πόλιν… Où qu’est la bonne Pauline ? »). Le prénom, agrémenté d’un tréma inutile en grec, reflète la graphie fréquente à l’époque, Loïse ; mais c’est le rendu de Labé qui retient l’attention : pourquoi, en effet, choisir Λαϐαίη sinon pour corser un peu le jeu ?


Interprétation possible : Λαϐαίη représente la baie.


BAIE s.f. Tromperie qu’on fait à quelqu’un pour se divertir. C’est un grand donneur de baies. Il m’a donné la baie. Donner une baie. Il n’est que du style familier.
Dictionnaire de l’Académie française, 4e éd. (1762)




Montaigne

Essais, I, XXVI : De l’institution des enfans :

« J’en oy qui s’excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d’avoir la teste pleine de plusieurs belles choses, mais, à faute d’eloquence, ne les pouvoir mettre en evidence: c’est une baye. »

Journal de Voyage, [mercredi 10 mai 1581], Bagno della Villa (Lucques ; cf. Essais, II, XXXVII) :

« J’appris là un accidant mémorable. Un habitant du lieu, soldat qui vit encore, nomé Giuseppe, & comande à l’une des galeres des Genevois [Génois] en forçat, de qui je vis plusieurs parans proches, etant à la guerre sur mer, fut pris par les Turcs. Pour se mettre en liberté, il se fit Turc, (& de cete condition il y en a plusieurs, & notammant des montaignes voisines de ce lieu, encore vivans), fut circuncis, se maria là. Estant venu piller cete coste, il s’elouigna tant de sa retrete que le voilà, aveq quelques autres Turcs, attrapé par le Peuple qui s’etoit soublevé. Il s’avise soudein de dire qu’il s’estoit venu randre à esciant, qu’il estoit Chrétien, fut mis en liberté quelques jours après, vint en ce lieu, & en la maison qui est vis à vis de cele où je loge : il entre, il rancontre sa mere. Elle lui demande rudemant qui il etoit, ce qu’il vouloit : car il avoit encore ses vestemans de Matelot, & étoit estrange de le voir là. Enfin il se faict conètre : car il etoit perdu despuis dix ou douse ans, ambrasse sa mere. Elle aïant faict un cri, tumbe toute éperdue, & est jusques au landemein qu’on n’y conessoit quasi pouint de vie, & en étoient les Medecins du tout désesperés. Elle se revint enfin & ne vescut guiere depuis, jugeant chacun que cete secousse lui acoursit la vie. Nostre Giuseppe fut festoïé d’un checun, receu en l’Eglise à abjurer son erreur, reçeut le Sacremant de l’Eveque de Lucques, & plusieurs autres serimonies : mais ce n’etoit que baïes. Il étoit Turc dans son ceur, & pour s’y en retourner, se desrobe d’ici, va à Venise, se remesle aus Turs, reprenant son voïage. Le voilà retumbé entre nos meins, & parceque c’est un home de force inusitée & soldat fort entandu en la Marine, les Genevois le gardent encore, & s’en servent, bien ataché & garroté. » d’après Meunier de Querlon

(Thibaudet & Rat, p. 1268 ; Garavini, p. 274 ; Rigolot, p. 160)



Molière, L’Etourdi (II, XI, Mascarille, v. 830) :

« Le sort a bien donné la baye à mon espoir. »



Lesage, Gil Blas (I, II) :

« En achevant ces mots, il me rit au nez et s’en alla. Je fus aussi sensible à cette baye, que je l’ai été dans la suite aux plus grandes disgraces qui me sont arrivées. »



Si l’on part du point de vue que l’auteur de l’ode grecque avait présent à l’esprit le terme baye, baie « tromperie, supercherie, mystification, moquerie » ou bien l’italien baia (dar la baia a qualcuno = prendere in giro, « faire marcher qqn, leurrer, duper »), que les spécialistes considèrent comme un des étymons possibles du mot français, son choix s’explique.

En outre, il applique — avant l’heure — le principe de la Lettre volée (The Purloined Letter), mettre en évidence ce que tout le monde cherche et croit hors de portée.





Mais…







Quand il compose un quatrain en grec à l’occasion de la mort de Guillaume Budé, Théodore de Bèze (Iuuenilia, p. 26) ne manque pas de transcrire le patronyme sous la forme Βουδαῖος, de même qu’il titre sur Budæus.

L’équivalence « é » = « æ » = « αι » était commune à tous les humanistes ; elle allait sans dire, et mes spéculations fumeuses sur l’éventualité de rapports entre Labé et baie ou baia sont dignes du 1er avril.








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