Saint-Simon :
Breteuil faisait le capable
et Gesvres faisait le lecteur
Andromaque à Céphise (IV, I, vv. 1113-1116) :
Saint-Simon (1698) :
1 On appelait parti la ferme (cf. les fermiers généraux), le forfait pour la levée des revenus royaux et des impôts publics, pour la fourniture de certains produits, et partisans (ou traitants, cf. Turcaret) les financiers qui prenaient les fermages.
2 souffrir « supporter patiemment, tolérer »
3 « l’entendu, l’important, le malin »
4 « repas de midi, déjeuner »
5 « apporta la contradiction »
6 « manifestait, affichait »
7 « connue de tous, visible pour tous »
8 « énonça, déclara »
9 « sur un ton pontifiant, docte »
10 « général, » dirions-nous.
11 « Faire le lecteur, c’est se piquer de lecture, ou, comme on dirait aujourd’hui,
de culture » — note d’Yves Coirault, Saint-Simon, Mémoires II, Gallimard, folio classique
no 2553 (1994), p. 456.
12 « crucifixions »
« Fais connaître à mon fils les héros de sa race;
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace.
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été. »
Saint-Simon (1698) :
« Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, étoit mort il y avoit cinq ou six mois. C’étoit un fort honnête homme, différent de Sainctot à qui son père, seul introducteur, avoit vendu la moitié de sa charge. Le père et le fils enten-doient fort bien leur métier. Breteuil [père de la marquise du Châtelet], qui, pour être né à Montpellier pendant l’intendance de son père, se faisoit appe-ler le baron de Breteuil, eut cette charge d’introducteur au retour de Fontai-nebleau. C’étoit un homme qui ne manquoit pas d’esprit mais qui avoit la rage de la cour, des ministres, des gens en place ou à la mode, et surtout de gagner de l’argent dans les partis1 en promettant sa protection. On le souf-froit2 et on s’en moquoit. Il avoit été lecteur du roi, et il étoit frère de Bre-teuil, conseiller d’État et intendant des finances. Il se fourroit fort chez M. de Pontchartrain, où Caumartin, son ami et son parent, l’avoit introduit. Il faisoit volontiers le capable3 quoique respectueux, et on se plaisoit à le tour-menter. Un jour, à dîner4 chez M. de Pontchartrain, où il y avoit toujours grand monde, il se mit à parler et à décider fort hasardeusement. Mme de Pontchartrain le disputa5, et pour fin lui dit qu’avec tout son savoir elle parioit qu’il ne savoit pas qui avoit fait le Pater. Voilà Breteuil à rire et à plaisanter, Mme de Pontchartrain à pousser sa pointe, et toujours à le défier et à le ramener au fait. Il se défendit toujours comme il put, et gagna ainsi la sortie de table. Caumartin, qui vit son embarras, le suit en rentrant dans la chambre, et avec bonté lui souffle « Moïse. » Le baron, qui ne savoit plus où il en étoit, se trouva bien fort, et au café remet le Pater sur le tapis, et triom-phe. Mme de Pontchartrain alors n’eut plus de peine à le pousser à bout, et Breteuil, après beaucoup de reproches du doute qu’elle affectoit6, et de la honte qu’il avoit d’être obligé à dire une chose si triviale7, prononça8 magis-tralement9 que c’étoit Moïse qui avoit fait le Pater. L’éclat de rire fut univer-sel10. Le pauvre baron confondu ne trouvoit plus la porte pour sortir. Chacun lui dit son mot sur sa rare suffisance. Il en fut brouillé longtemps avec Caumartin, et ce Pater lui fut longtemps reproché.
Son ami le marquis de Gesvres, qui quelquefois faisoit le lecteur11 et retenoit quelques mots qu’il plaçoit comme il pouvoit, causant un jour dans les cabi-nets du roi, et admirant en connoisseur les excellents tableaux qui y étoient, entre autres plusieurs crucifiements12 de Notre Seigneur, de plusieurs grands maîtres, trouva que le même en avoit fait beaucoup, et tous ceux qui étoient là. On se moqua de lui, et on lui nomma les peintres différents qui se recon-noissent à leur manière. « Point du tout, s’écria le marquis, ce peintre s’appeloit INRI, voyez-vous pas son nom sur tous ces tableaux ? » On peut imaginer ce qui suivit une si lourde bêtise, et ce que put devenir un si profond ignorant. »
Son ami le marquis de Gesvres, qui quelquefois faisoit le lecteur11 et retenoit quelques mots qu’il plaçoit comme il pouvoit, causant un jour dans les cabi-nets du roi, et admirant en connoisseur les excellents tableaux qui y étoient, entre autres plusieurs crucifiements12 de Notre Seigneur, de plusieurs grands maîtres, trouva que le même en avoit fait beaucoup, et tous ceux qui étoient là. On se moqua de lui, et on lui nomma les peintres différents qui se recon-noissent à leur manière. « Point du tout, s’écria le marquis, ce peintre s’appeloit INRI, voyez-vous pas son nom sur tous ces tableaux ? » On peut imaginer ce qui suivit une si lourde bêtise, et ce que put devenir un si profond ignorant. »
1 On appelait parti la ferme (cf. les fermiers généraux), le forfait pour la levée des revenus royaux et des impôts publics, pour la fourniture de certains produits, et partisans (ou traitants, cf. Turcaret) les financiers qui prenaient les fermages.
2 souffrir « supporter patiemment, tolérer »
3 « l’entendu, l’important, le malin »
4 « repas de midi, déjeuner »
5 « apporta la contradiction »
6 « manifestait, affichait »
7 « connue de tous, visible pour tous »
8 « énonça, déclara »
9 « sur un ton pontifiant, docte »
10 « général, » dirions-nous.
11 « Faire le lecteur, c’est se piquer de lecture, ou, comme on dirait aujourd’hui,
de culture » — note d’Yves Coirault, Saint-Simon, Mémoires II, Gallimard, folio classique
no 2553 (1994), p. 456.
12 « crucifixions »
Libellés : Saint-Simon
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