Christopher Marlowe, Ésope, Alfred Hitchcock
“Bid [Greek]5 farewell ; Galen come…”
Serait-ce, sous des oripeaux modernes, la (légendaire?) formule de copistes médiévaux, remplaçant le texte grec qui faisait tache dans leurs manuscrits latins : græcum est, non legitur (c’est du grec, donc indéchiffrable) ?
Quant à la note 5,
This is Mr. Bullen’s emendation of Q1., Oncaymæon, a corruption of the Aristotelian phrase for “being and not being”
elle se révèle utile au lecteur qui dispose d’un texte plus explicite que Greek entre cro-chets droits : Arthur Henry Bullen, éditeur des œuvres complètes de Marlowe en 1884-5, a donc proposé de substituer à la leçon Oncaymæon qu’offrait le 1er Quarto on chai me on [ = ὂν καὶ μὴ ὄν « être et non-être », mais chai est une curiosité : *χαὶ* pour καὶ], dicho-tomie dont Aristote — sans la reprendre à son compte ni la cautionner — attribue la paternité à Leucippe et Démocrite (Métaphysique, Ier Livre, chap. III, 985β), alors qu’elle revient à Parménide (qui emploie la forme ἐόν).
Chez Bartleby, il s’agit d’un bourdon informatique, en quelque sorte (il va de pair avec le très étrange “sweet Mus&aeig;us, when he came to hell” = Musæus/Μουσαῖος, et le malen-contreux curite qui dépare la belle envolée d’Ovide Lente currite, noctis equi !). Mais le pas-sage a joué de malchance : des éditions peu soignées reproduisent encore la leçon dégra-dée d’Oncaymæon des Quartos ultérieurs, abandonnant au lecteur la tâche d’interpréter “Bid Economy farewell ; Galen come…”
Dans la même pièce, une autre citation, sertie dans un échange passionnant, a suscité un intérêt toujours vivace (Robert Burton y a recours en deux endroits de son Anatomy of Melancholy et Spinoza la mentionne dans l’Ethique):
Faustus.
Stay Mephastophilus, and tel me, what good wil my soule do thy Lord?
Mephastophilus.
Inlarge his kingdome.
Faustus.
Is that the reason he tempts vs thus?
Mephastophilus.
Solamen miseris socios habuisse doloris.
Faustus.
Haue you any paine that tortures others?
Mephastophilus.
As great as haue the humane soules of men.
(Source : Christopher Marlowe, The Tragicall History of D. Faustus (‘A’ text), ed. Hilary J. Binda http://www.perseus.tufts.edu/)
Cet hexamètre médiéval de bonne facture
( sōlā │ mēn mĭsĕ │ rīs sŏcĭ │ ōs hăbŭ │ īssĕ mă │ lōrum )
et dont la portée donne à réfléchir : « C’est un soulagement/une consolation pour les malheu-reux d’avoir des compagnons d’infortune », les chercheurs et curieux ont voulu en connaî-tre la source, d’autant que les éditeurs, à ce qu’il m’a semblé, n’abordent pas le sujet. La solution la plus convaincante a été fournie par Georg Büchmann († 1884) dans son ouvrage Geflügelte Worte. Der Citatenschatz des deutschen Volkes, toujours réédité, où il opère le rapprochement avec la morale d’une fable d’Ésope :
Οἱ λαγωοί ποτε συνελθόντες τὸν ἑαυτῶν πρὸς ἀλλήλους ἀπεκλαίοντο βίον ὡς ἐπι-σφαλὴς εἴη καὶ δειλίας πλέως· καὶ γὰρ καὶ ὑπ’ ἀνθρώπων καὶ κυνῶν καὶ ἀετῶν καὶ ἄλλων πολλῶν ἀναλίσκονται· βέλτιον οὖν εἶναι θανεῖν ἅπαξ ἢ διὰ βίου τρέμειν. Τοῦτο τοίνυν κυρώσαντες, ὥρμησαν κατὰ ταὐτὸν εἰς τὴν λίμνην, ὡς εἰς αὐτὴν ἐμπεσούμενοι καὶ ἀποπνιγησόμενοι. Τῶν δὲ καθημένων κύκλῳ τῆς λίμνης βατράχων, ὡς τὸν τοῦ δρόμου κτύπον ᾔσθοντο, εὐθὺς εἰς ταύτην εἰσπηδησάντων, τῶν λαγωῶν τις ἀγχινούσ-τερος εἶναι δοκῶν τῶν ἄλλων ἔφη· « Στῆτε, ἑταῖροι, μηδὲν δεινὸν ὑμᾶς αὐτοὺς δια-πράξησθε· ἤδη γάρ, ὡς ὁρᾶτε, καὶ ἡμῶν ἕτερ’ ἐστὶ ζῷα δειλότερα. » Ὁ μῦθος δηλοῖ ὅτι οἱ δυστυχοῦντες ἐξ ἑτέρων χείρονα πασχόντων παραμυθοῦνται.
Les lièvres s’étant un jour assemblés se désolaient entre eux d’avoir une vie si précaire et pleine de crainte : n’étaient-ils pas en effet la proie des hommes, des chiens, des aigles et de bien d’autres animaux ? Il valait donc mieux périr une bonne fois que de vivre dans la terreur. Cette résolution prise, ils s’élancent en même temps vers l’étang, pour s’y jeter et s’y noyer. Mais les grenouilles, accroupies autour de l’étang, n’eurent pas plus tôt per-çu le bruit de leur course qu’elles sautèrent dans l’eau. Alors un des lièvres, qui paraissait être plus fin que les autres, dit : « Arrêtez, camarades ; ne vous faites pas de mal ; car, vous venez de le voir, il y a des animaux plus peureux encore que nous.» Cette fable montre que les malheureux se consolent en voyant des gens plus malheureux qu’eux.
[Texte et traduction, tirés de l’édition (1925-6) d’Émile Chambry, sont accessibles sur le site de l’Université catholique de Louvain ; on peut aussi apprécier le texte de Chambry et les traductions anglaises qui l’accompagnent sur le site www.mythfolklore.net, où Laura Gibbs signale, pour le cas qui nous intéresse, une version comparable d’Aphtho-nios, d’après F. Sbordone.]
On voit quel point de départ à son inspiration La Fontaine a pu trouver là pour le Lièvre et les grenouilles (II, 14) ; mais le propos n’est pas du tout le même.
Bref complément
Les textes mis en ligne par le Project Gutenberg (fichiers drfst10 et drfsta10) reproduisent une édition procurée par le Rev. Alexander Dyce (1798-1869), qui en a commis trois : en 1858, 1865, 1876 — cette dernière donc posthume — mais le transcripteur n’indique pas laquelle il a suivie.
Sur le premier point, le texte porte Oeconomy ; la note 10 mentionne la version Oncay-maeon de 1604, sans quelque éclaircissement que ce soit.
Sur le second, voici la note 80 : “An often-cited line of modern Latin poetry: by whom it was written I know not”, ce qui a le mérite de la franchise.
Dans cette édition, Faust concluant ses adieux à la théologie :
“What doctrine call you this, Che sera, sera,
What will be, shall be? Divinity, adieu!”
D’où la prudente note 19 du Rev. Dyce :
Lest it should be thought that I am wrong in not altering the old spelling here, I may quote from Panizzi’s very critical edition of the Orlando Furioso, “La satisfazion ci sera pronta”, Canto XVIII, stanza 67.
a) la graphie serà est plus claire;
b) serò, serai, serà est, de fait, la série attendue ; la modification de la voyelle radicale dans les plus récents sarò, sarai, sarà est analogique de darò, farò, etc.
c) pour autant que je sache, c’est là l’attestation la plus ancienne de la formule fataliste che sarà, sarà. Les scénaristes l’ont choisie comme devise familiale du comte Vincenzo Torlato-Favrini (interprété par Rossano Brazzi) dans La Comtesse aux pieds nus (The Bare-foot Contessa, 1954), de Joseph L. Mankiewicz, dont Ava Gardner tient le rôle titre. Quand les paroliers Ray Evans et Jay Livingston se virent confier la mission vague d’écrire une chanson pour le personnage joué par Doris Day dans le film d’Alfred Hitchcock L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1956), ils estimèrent que che sarà, sarà ferait un bon titre ; toutefois, compte tenu de l’importance du public hispanophone aux Etats-Unis, la version espagnole s’imposa : que será, será — en général, sous la forme adap-tée Que Sera, Sera / Whatever Will Be, Will Be (modulation intéressante par rapport à l’origi-nal de Marlowe What will be, shall be).
Libellés : Alfred Hitchcock, Christopher Marlowe, Doctor Faustus, Ésope
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