23 janvier 2007

Tristram Shandy : Yorick’s crasis

This is all that ever staggered my faith in regard to Yorick’s extraction, who, by what I can remember of him, and by all the accounts I could ever get of him, seemed not to have had one single drop of Danish blood in his whole crasis; in nine hundred years, it might possibly have all run out:—I will not philosophize one moment with you about it; for happen how it would, the fact was this:—That instead of that cold phlegm and exact regularity of sense and humours, you would have looked for, in one so extracted;—he was, on the contrary, as mercurial and sublimated a composition,—as heteroclite a creature in all his declensions;—with as much life and whim, and gaite de coeur about him, as the kindliest climate could have engendered and put together.
(Vol. I, Ch. XI)


Le grec ancien a tiré d’une base indo-européenne *kerǝ-, *krā- [Pokorny p. 582] « mêler, mélanger » (*kerә2-, *kreә2- ; *kerḫ-, *kreḫ- / *krāḫ-, dans la notation de Michael Meier-Brügger) des formes verbales : κίρνημι, κεράννυμι, attique κερῶ, et des formes nomi-nales, dont κρᾶσις [krasis] « mélange » (que l’usage distingue assez bien de la famille, sémantiquement proche, de μίγνυμι; le rapport est comparable à celui du couple anglais blend(ing) ~ mixture) et κρατήρ [kratêr] (ionien/homérique κρητήρ).

Kρᾶσις [krasis] va jouer un rôle important dans l’histoire du vin et dans celle de la médecine.

En général, les Grecs de l’Antiquité ne buvaient pas de vin pur (ἄκρατος « non-mélan-
gé ») en dehors du petit-déjeuner (ἀκράτισμα/ἀκρατισμός) où ils trempaient du pain dans du vin pur. Au cours de ce que nous traduisons par « banquet », συμπόσιον [sumposion], en réalité des réunions où les convives (mangeaient, puis) buvaient, ce qu’ils consommaient était du vin coupé d’eau, en quantités et en proportions variables. Leur boisson étant un mélange : κρᾶσις [krasis], le terme s’est maintenu en grec moderne, sous la forme κρασί pour désigner le vin. En outre, le récipient dans lequel le mélange était effectué portait un nom de la même famille de mots : κρατήρ [kratêr]
(« mélangeur », en quelque sorte), d’où « sorte de creux naturel dans une roche »
et « orifice d’un volcan ».

En physiologie, les Grecs ont imaginé la théorie des « humeurs » χυμοί (cf. κακόχυμος
« cacochyme »), au sens propre « ce qui se déverse, se répand, coule », donc « suc (végétal) », etc, rendu en latin par (h)ūmor ; ils en ont dénombré quatre : le sang (αἷμα, cf. hémoglobine), le phlegme (pituita cf. pépie, humeur lymphatique, φλέγμα, d’où flemme, par l’intermédiaire de l’italien), la bile jaune (ξανθὴ χολή) et la bile noire (μέλαινα χολή / μελαγχολία, d’où mélancolie ; atra bilis). Le dosage ou mélange dans des proportions données, la combinaison de ces fluides du corps : κρᾶσις σώματος, les auteurs latins le rendront par temperamentum « constitution physique, caractère, tempérament ».
Le mélange propre à un individu, sa spécificité, ce qui le rend « unique et inexprima-
ble
» (Bergson, La Pensée et le mouvant) se disait ἰδιοσύγκρασις, ἰδιοσυγκρασία, d’où notre idiosyncrasie. (Littré: « Disposition qui fait que chaque individu ressent d'une façon qui lui est propre les influences des divers agents. »)
Littré explique : « Crase du sang, des humeurs, juste mélange des parties constituantes des liquides de l’économie animale. » On parle encore de nos jours de troubles de la crase sanguine, « constitution du sang et ensemble de ses propriétés relativement à l’hémostase et à la coagulation », selon l’Académie française.

Tel est l’arrière-plan du terme employé (une seule fois) dans Tristram Shandy et par lequel Sterne entend « constitution, complexion, tempérament ».

Charles Mauron, p. 45, transpose et plaque une locution courante :
« il ne paraissait pas avoir une seule goutte de sang danois dans les veines. »

Guy Jouvet, p. 50, a recours à un terme technique exceptionnel, qui, selon TLFi, n’est attesté dans son acception médicale que depuis 1811 (cf. la crasioristique d’Ampère, 1834) :
« on n’eût point dit qu’il eût conservé une seule goutte de sang danois
dans toute sa crase. »

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