22 décembre 2006

Tristram Shandy :
Hafen Slawkenbergius (II)

Sterne ayant pris soin de proposer au lecteur un texte latin de son cru
et sa « traduction » en vis-à-vis (procédé dont il n’use nulle part ailleurs),
je me propose d’examiner certains aspects du diptyque.

Il est assez facile de dater le Conte (qui commence fin août) :
« Strasbourg : 30 septembre 1681 — Politique des réunions. Strasbourg, ville libre d’Empire, est annexée. Sans s’embarrasser de prétexte juridique, Louis XIV envoie Louvois et 30 000 hommes cerner la ville qui ne peut que capituler et reconnaître la souveraineté du roi de France, en échange du maintien de nombreux privilèges, notamment en matière religieuse, avec le libre exercice de la religion luthérienne. »
Journal de la France et des Français,
Gallimard, Quarto (2001), p. 854

Cela étant, les anachronismes intentionnels et les incohérences farfelues forment un beau désordre.



Voici cinq remarques de vocabulaire.

Mantica : ‘cloak-bag’
« Bissac, servant soit aux piétons, soit aux cavaliers. Il était formé de deux sacs joints l’un à l’autre par une courroie. Quand c’étaient des voyageurs à pied qui le portaient, on le jetait sur l’épaule de manière que l’un des sacs pendît par devant et l’autre par derrière. A cheval, on le plaçait derrière le cavalier, en travers des reins de l’animal. » (adapté d’Anthony Rich, Dictionnaire des Antiquités romaines et grecques, 3e éd., 1883.)
Même s’il s’agit ici d’un cavalier (sa monture est un mulet, non une mule : mulus pour le latin, et ‘the mule took his master’s word for it’ pour l’anglais), le terme latin évoque les deux sacs dont — selon Esope (Πῆραι δύο ; le latin a emprunté pēra) et Babrius — Promé-thée nous a gratifiés, la poche de devant contenant les travers d’autrui, celle de derrière les nôtres, que nous ne voyons pas (la paille et la poutre). Cf. La Fontaine, I, VII : La Besace, Erasme, Adagia, I, VI, 90 : Non uidemus manticæ, quod in tergo est [= citation tirée de Catulle], sans oublier le parti que Rabelais tire de l’apologue dans Pantagruel, XV (édition de Mireille Huchon, p. 271).

Acinaces : ‘short scymetar’
L’arme en question (ἀκινάκης) n’a pas grand-chose à voir avec un cimeterre (vague exo-tisme) : il fallait une arme blanche, nue, et courte pour ne pas atténuer l’effet « flamberge au vent » du nez.

Pileus : ‘cap’
Le pileus était, chez les Romains, le symbole de la liberté.
Détail curieux : le terme a, par analogie, désigné la « coiffe » (poche amniotique ou poche des eaux), caput galeatum, du nouveau-né, ‘caul’ comme le savent bien les lecteurs de David Copperfield.
Quand la poche des eaux ne s’est pas rompue durant le travail ou l’expulsion, le nouveau-né peut venir au monde avec les membranes intactes. On appelle cela être né coiffé. Cf. dans l’Historia Augusta, la Vita Diadumeni Antonini, d’Ælius Lampridius et, encore de nos jours, les appellations „die Glückshaube“ et „der Glückshelm“ en allemand et „het Helmvlies” en néerlandais.

Vagina : ‘scabbard’
L’équivalence est stricte : c’est le mot juste ; cf. Jean, XVIII, 11 Eἶπεν οὖν / ὁ ᾽Ιησοῦς τῷ Πέτρῳ, Βάλε τὴν μάχαιραν εἰς τὴν θήκην· / τὸ ποτήριον ὃ δέδωκέν μοι ὁ πατὴρ οὐ μὴ πίω αὐτό; « Dixit ergo Iesus Petro mitte gladium in uaginam / calicem quem dedit mihi Pater non bibam illum ? » Jésus dit alors à Pierre [qui, d’un coup d’épée, vient de trancher l’oreille droite de Malchus] Rengaine ton épée, ne boirai-je pas la coupe que mon Père m’a donnée ?
Mais les acceptions anatomique et métaphorique (« il ne trouvera pas chaussure à son pied dans tout Strasbourg ») l’emportent sur le sens propre.
(Vagīna est l’étymon de « gaine » et de « vanille »,
tout comme pēnis est celui de « pinceau » et de ‘pencil’, ‘penicillin’.)

Rem penitus explorabo : ‘I’ll know the bottom of it’
Pĕnĭtŭs (adv., « tout au fond ; à fond »), apparenté aux Pénates et à pĕnĕtrāre, est sans aucun lien réel avec pēnis ; la ressemblance suffit :
c’est un calembour, renforcé par ‘bottom’ et la fin de l’énoncé.

Il ne suffit pas d’en rester là. Certaines différences entre les deux versions méritent d’être esquissées.

Pour l’essentiel, les transformations et les ajouts se trouvent dans la partie en anglais (c’est d’ailleurs un des arguments qui font pencher la balance en faveur d’une traduc-tion/adaptation de l’anglais vers le latin, en dépit des apparences).
At the close of a very sultry day’, ‘a small cloak-bag’, ‘black ribbon’, ‘Benedicity !’ ne corres-pondent à rien en latin, ce qui, dans ce dernier cas, est un comble.
Nihil æstimo est moins précis que ‘’Tis not worth a single stiver’, tandis que Nequaquam « en aucune manière, nullement » ne laisse pas présager ‘’Tis a pudding’s end’, de même que rien en latin n’annonce ‘in a saint-like position’.
Curieuse asymétrie (trace d’un remaniement partiel ?) entre nequaquam, ait ille respiciens, non necesse est ut res isthæc dilucidata foret et ‘No! said he, looking up, I am not such a debtor to the world—slandered and disappointed as I have been—as to give it that conviction’. — Respiciens, par exemple, signifie « regardant derrière lui, en arrière » (Eurydicenque suam iam tuto respicit Orpheus, Ovide, Métamorphoses, XI, 60), et non pas « regardant vers le haut, les yeux au ciel ».
Lento gradu est étoffé et devient ‘as slowly as one foot of the mule could follow another’ tandis que hoc iumentum est rendu par ‘this faithful slave of mine’.
Thank Heaven’ ne répond à rien en latin et ‘By saint Radagunda’ est censé restituer Per sanctos sanctasque omnes (et, donc, sainte Radegonde est du nombre…).
Di boni n’a pas d’écho en anglais ; Prout christianus sum « Aussi vrai que je suis chrétien » infléchi en ‘As I am a true catholic’, dans un chapitre qui est aussi la satire des querelles byzantines des Guerres de religion.
Une pause en latin est développée en indication scénique : ‘Here the stranger suspending his voice, looked up’.
Mehercule ! se dissimule sous l’euphémisme (?) ‘By dunder !

Remarque — Toutes les éditions qu’il m’a été donné de consulter s’accordent à donner tel quel le texte suivant :
Prout christianus sum, inquit miles, nasus ille, ni sexties maior fit, meo esset conformis.”
A ma connaissance, le latin sexties (avec -t- médian) n’existe pas ; étant donné la série :
semel bis ter quater quinquies sexies septies octies nouies decies
(avec variante -iens pour les six derniers adverbes cités),
il peut s’agir soit d’une coquille, soit d’une forme analogique de septie(n)s, octie(n)s aux-quels il faut ajouter quoties et toties (voir les indulgences toties quoties « à chaque fois que cela est nécessaire, comme de besoin ») mais dont je n’ai trouvé d’occurrence nulle part ailleurs.

Exemple classique de sexie(n)s, chez Tite-Live : l’orateur reproche à l’assemblée de crain-dre « hostem sexiens uictum », un ennemi vaincu à six reprises.

Exemple post-classique, dans 2 Rois, XIII, 19 :
Kαὶ ἐλυπήθη ἐπ᾿ αὐτῷ ὁ ἄνθρωπος τοῦ Θεοῦ καὶ εἶπεν· εἰ ἐπάταξας πεντάκις ἢ ἑξάκις, τότε ἂν ἐπάταξας τὴν Συρίαν ἕως συντελείας· καὶ νῦν τρὶς πατάξεις τὴν Συρίαν.
Iratus est contra eum uir Dei et ait si percussisses quinquies aut sexies siue septies percussisses Syriam usque ad consummationem nunc autem tribus uicibus percuties eam
“And the man of God was angry with him, and said: If thou hadst smitten five or six or seven times, thou hadst smitten Syria even to utter destruction: but now three times shalt thou smite it.”


La suite au prochain numéro !

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