10 décembre 2006

Tristram Shandy :
Hafen Slawkenbergius (I)

Slawkenbergius, prénommé Hafen, est mentionné 65 fois (en laissant de côté le titre Slawkenbergii Fabella) dans Tristram Shandy (1ère occurrence : à la fin de t. II, vol. III, chap. XXXV).

La plupart des commentateurs y voient les mots allemands Hafen « vase de nuit, pot de chambre, jules » et Schlackenberg « terril, crassier » (où Berg = « montagne » et Schlacke
« scorie, crasse », apparenté à l’anglais ‘slag’).

Mais j’ai retrouvé trace d’une observation de Sidney Gottlieb (Cahiers Élisabéthains, no 30, octobre 1986, pp. 79-80) : il est possible que Sterne se souvienne d’un toponyme, Schlauchberga, emprunté à la satire de Joseph Hall Mundus Alter et Idem (1605 ou 1607).
Titre complet de l’ouvrage : Mundus alter et idem sive Terra Australis ante hac semper incognita longis itineribus peregrini Academici nuperrime lustrata, imprimé à Londres par Humphrey Lownes, publié censément à Francfort/Frankfurt am Main, apud hæredes Ascanij de Rinialme (chez les héritiers d’Ascagne de Rinialme).
L’auteur : Mercurius Britannicus, pseudonyme derrière lequel se cachait — on le sait depuis 1674 — l’évêque anglican et écrivain Joseph Hall (1574-1656).
Mundus Alter et Idem, utopie qui passe pour avoir inspiré Swift, a été traduit en anglais dès 1608 par John Healey (The Discovery of a New World or A Description of the South Indies); une nouvelle traduction, due à John Millar Wands, est parue en 1984 sous le titre Another World and Yet the Same.
Explorant un pays baptisé Yvronia, altera Crapuliæ provincia (soit à peu près « Ivrognie », deuxième province de « Crapulie », pays des excès de boisson, « crapule » venant du lat. crāpŭla « indigestion de vin [mal de tête, nausées], ivresse » (Gaffiot), adaptation de κραιπάλη « lourdeur de tête produite par l’ivresse », drunken headache), le voyageur/ narrateur entame au chap. VII Pyrænia vel Zythænia, & peregrinatio ad sacrum utrem un voyage/pèlerinage pour se rendre à Schlauchberga « sacer uter, l’outre sacrée » (mais le latin disait l’outre sacré, le français de même jusqu’au xviie siècle).

Chemin faisant, le lecteur note des noms tels que

  • Methium lacum « le lac d’hydromel » (cf. l’anglais ‘mead’, all. Met ; μέθυ « vin pur », d’où améthyste, sanskrit mádhu- « miel, boisson spiritueuse », russe Мёд « miel, hydromel », etc.),
  • Uscebatius où l’on reconnaît le gaélique d’Ecosse uisge bheatha ou le vieil-irlandais uisce beatha « eau-de-vie », point de départ de l’anglais usquebaugh (XVIe siècle), devenu whisky et whiskey,
  • ou encore Œnotria [Œnōtrĭa, Οἰνωτρία, entre Paestum et Tarente], qui a pour seul mérite de contenir le nom du vin, cf. œnologie.

La cible de la satire de Hall dans ce passage étant sans conteste celui qui s’adonne à la boisson, et compte tenu de l’allemand latinisé Schlauchberga glosé par uter, il semble préférable d’écarter l’explication du nom de Slawkenbergius par die Schlacke « scorie, crasse » au profit de der Schlauch « tuyau ; outre », du reste plus satisfaisante du point de vue de la correspondance phonétique ; le rapport avec der Hafen « pot de chambre » pour rendre compte du prénom est aussi plus simple.


Remarque — Selon Wikipédia (à l’article « whisky »), le gaélique uisce beatha signifierait
« eau de feu » ; il n’en est rien : il s’agit de la traduction du latin médiéval aqua uitæ et bethad est le génitif de bethu « vie ».
« Eau-de-feu » est un calque (canadien ?) de l’américain ‘firewater’ (attesté depuis 1817), cf. Alexandre Dumas, Le Capitaine Pamphile (1840), 1ère occurrence : chap. XII « quand j’ai eu beaucoup de peaux, j’ai été à la ville, et j’en ai échangé la moitié contre de l’eau-de-feu, et l’autre moitié contre cette montre

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