06 décembre 2006

Chrétien de Troyes :
Une table lee d’ivoire

Voici un extrait du Conte du Graal ou Roman de Perceval, de Chrétien de Troyes, édition et traduction de Charles Méla (« Le Livre de Poche » no4525, coll. Lettres gothiques, 1990, p. 240), vv. 3192-3214 :



Et li sire as vallez commande
L’eve doner et napes traire.
Et cil lo font quo durent faire
Et qui acostumé l’avoient.
Li sire et li vallez lavoient
Lor mains d’eve chaude tempree,
Et dui vallez ont aportee
Une table lee d’ivoire.
Ensin con tesmoigne l’estoire
Qu’ele estoit tote d’une piece.
Et devant lor seignor grant piece
Et devant lo vallet tinrent
Tant que dui autre vallet vinrent
Qui aporterent deux eschaces.
Li fus an ot deus bones graces
Don les eschaces faites furent,
Que les pieces toz jorz en durent.
Don furent eles d’ebenus,
D’un fust a coi ja ne bet nus
Que il porrise ne qu’il arde,
De ces .II. choses n’a il garde.
Sus les eschaces fu assise
La table, et la nape
[sus] mise.



« Le seigneur [le Roi Pêcheur] commande aux jeunes gens d’apporter l’eau et de sortir les nappes, et ceux qui devaient le faire le font comme ils en avaient l’habitude. Comme le seigneur et le jeune homme [Perceval] se lavaient les mains à l’eau convenablement chauffée, deux jeunes gens ont apporté une grande table d’ivoire, qui, au témoignage de cette histoire, était toute d’une pièce. Ils la tinrent un bon moment devant leur seigneur et le jeune homme, jusqu’à l’arrivée de deux autres jeunes gens, qui apportaient deux tréteaux. Le bois dont étaient faits les tréteaux avait deux bonnes vertus, car leurs pièces sont impérissables : elles étaient en ébène, un bois dont personne n’a à craindre qu’il pourrisse ou qu’il brûle. De ces deux choses il n’a garde ! Sur les tréteaux fut installée la table, et la nappe, par-dessus mise.»

Si, comme il y a tout lieu de le croire, eschaces (vv. 3205 et 3213) désigne des tréteaux, pourquoi voudrait-on poser une table, fût-elle d’ivoire, sur deux tréteaux (dans une scène d’où tout élément de comique volontaire est banni), table que de surcroît on a dû tenir
« un bon moment » (grant piece), parce qu’apparemment il était impossible de la poser ?

Le latin tăbŭla voulait dire « planche » (c’est toujours le cas de l’italien tavola, à distinguer de tavolo « table » — mais on dit tavola calda) et a fini par supplanter dans une partie du domaine roman mēnsa « table » (fossilisé dans la forme savante « commensal » ; cf. espagnol mesa, roumain masă, alors que le portugais connaît távola et mesa), parce que les mots employés correspondaient à des modes de vie différents (un tricli-nium/τρίκλινον, table de service avec 3 lits pour les convives, cf. clinique, architriclin, chez de petits fermiers d’Arpino, c’est la Galerie des glaces chez les paysans des frères Le Nain…), mēnsa indiquant une table fixe, tăbŭla une table provisoire, en quelque sorte modulable puisque constituée d’une planche posée sur des tréteaux (d’où « dresser la table, mettre la table »), facile à démonter après usage — table a eu l’acception d’« étal, éventaire » :

(vv. 7402-7403) Tant ont maingié que l’an lor oste
la table, et relevent lor mains.


« Le repas a bien duré avant qu’on enlève la table et qu’ils se lavent [à nouveau] les mains.»

Rabelais peut encore écrire (Tiers livre, xxxvi) : « Allors feurent les tables levées. »
(Soit dit en passant, l’évolution sémantique de « planche » à « table » est identique pour l’anglais board.)
Le sens initial est encore attesté chez Froissart :
« Messire Hue et les autres qui se sauverent, se prirent aux tables [planches] et aux masts, et le vent, qui estoit fort, les bouta sur le sablon » (cité par Lacurne de Sainte-Palaye, relayé par Littré). Mais dès Chrétien de Troyes, pour nous en tenir à l’auteur du passage qui nous occupe, on trouve des sens secondaires ; ainsi, dans le Chevalier au Lion ou Roman d’Yvain, édition et traduction de David F. Hult (« Le Livre de Poche », Pochothèque, 1994, p. 718), vv. 211-219 :

En mi le court au vavassour,
Qui Dix doigne joie et honor
Tant comme il fist moi chele nuit,
Pendoit une table, je cuit,
Ou il n’avoit ne fer ne fust
Ne riens qui de coivre ne fust.
Seur chele table, d’un martel
Qui delés iert en .i. postel
Feri le vavassor trois caux.


« Au milieu de la cour du vavasseur que Dieu lui accorde autant de joie et d’honneur qu’il m’en donna cette nuit-là —, pendait une plaque où, je crois, il n’y avait ni fer ni bois, ni rien qui ne fût en cuivre. Sur cette plaque, avec un marteau qui était à côté, attaché à un poteau, le vavasseur frappa trois coups. »
La comparaison avec la traduction procurée par W.W. Comfort (1914) en apporte la confirmation :
“In the middle of the courtyard of this vavasor, to whom may God repay such joy and honour as he bestowed upon me that night, there hung a gong not of iron or wood, I trow, but all of copper. Upon this gong the vavasor struck three times with a hammer which hung on a post close by.”

Dans la scène du Conte du Graal qui montre Perceval chez le Roi Pêcheur, il s’agit donc d’une table lee d’ivoire « une large plaque d’ivoire », qui constitue le « plateau » de la table et qu’on pose sur des tréteaux en ébène.


Bref complément
Entrée « TÔLE », partie historique et étymologique, du Trésor de la Langue Française informatisé :

1642 « feuille de fer ou d’acier obtenue par laminage » (OUDIN Ital.-Fr., 2e part., p. 553); […] Forme dial. de table; XVIe s. fer en taule (Arch. des finances, MM, Abrégé des droits perçus à Bordeaux, p. 52 vo ds LITTRÉ), taula, taulo sont les formes gasc. et prov. de table, qui en se francisant ont donné taule; tôle est la forme des parlers du Nord (cf. en 1321 taule « pierre peu épaisse servant de revêtement » ds Doc. ds G. ESPINAS et H. PIRENNE, Rec. de doc. rel. à l’hist. de l’industr. drapière en Flandre, II, p. 44), de l’Est et de la Bourgogne.

Qu’il me soit permis d’ajouter : taula est aussi la forme limousine (ainsi que catalane) issue de tăbŭla.


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