06 décembre 2006

Laïs chez Cervantès et Buzzati

Dans le Prologue de la première partie (1605) de Don Quijote [Don Quixote, dans la graphie de l’époque], le narrateur feint l’intervention d’un ami secourable qui lui dispense des conseils de composition et d’écriture :
« Si tratáredes de ladrones, yo os diré la historia de Caco, que la sé de coro; si de mujeres rameras, ahí está el obispo de Mondoñedo, que os prestará a Lamia, Laida y Flora, cuya anotación os dará gran crédito; si de crueles, Ovidio os entregará a Medea; si de encantadores y hechiceras, Homero tiene a Calipso, y Virgilio a Circe; si de capitanes valerosos, el mismo Julio César os prestará a sí mismo en sus Comentarios, y Plutarco os dará mil Alejandros. »

Traduction de Jean Canavaggio (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, t. I, p. 395) :


« Si vous parlez de voleurs, je vous raconterai l’histoire de Cacus, je la sais par cœur ; s’il est question de femmes galantes, voilà l’évêque de Mondoñedo qui vous prêtera Lamie, Laïde et Flore, dont l’annotation vous donnera grand crédit ; s’il s’agit de cruelles, Ovide donnera Médée ; d’enchanteresses et de sorcières, Homère a Calypso et Virgile, Circé ; de vaillants capitaines, César se prêtera de lui-même dans ses Commentaires, et Plutarque vous donnera mille Alexandres. »


« Laïde » ? Il s’agit de la courtisane Laïs (Λαΐς). Les formes espagnole : Laida [láiða], et italienne : Laide [láide], sont issues de l’accusatif latin Lāĭda [láida], calque de l’accusatif grec Λαΐδα [laída], mais avec déplacement de l’accent tonique ; cf. Cicéron transposant le mot d’Aristippe « ἔχω, ἀλλ’ οὐκ ἔχομαι » (je possède [Laïs], mais elle ne me possède pas) : Sed tamen ne Aristippus quidem ille Socraticus erubuit, cum esset obiectum habere eum Laida: « habeo, » inquit, «  non habeor », ou bien la chute que Martial donne à un de ses poèmes : Laida nocte uolo (la nuit, c’est Laïs que je veux).

Traduction du même passage de Cervantès par Aline Schulman (Seuil, 1997, t. I, p. 29) :

« Si vous parlez de voleurs, je vous servirai l’histoire de Cacus, que je connais par cœur ; si vous faites allusion à des femmes de mauvaise vie, l’évêque de Mondoñedo vous fournira des Laïs, des Thaïs et des Flores, et la matière d’une note qui consolidera votre réputation ; s’il s’agit de femmes cruelles, Ovide vous donnera Médée ; si vous parlez d’enchanteresses ou de sorcières, Homère a Calypso, et Virgile Circé ; si vous men-tionnez des chefs valeureux, Jules César s’offrira en personne dans ses Commentaires, et Plutarque vous proposera des Alexandres par milliers. »


« Laïs » a entraîné « Thaïs » au détriment de Lamie, modification qui n’aurait guère d’importance si les trois noms de l’original n’étaient pas une citation directe de la lettre LXIII des Epístolas familiares (1539-45), traduites sous le titre d’Epîtres dorées, de fray Antonio de Guevara († 1545), évêque de Mondoñedo, objet ici de moquerie : aux « tres enamoradas » répondent « mujeres rameras ».

La lettre LXIII fait d’ailleurs partie des innombrables sources de Montaigne, qui lui emprunte un propos attribué à Laïs (III, IX : De la vanité). Guevara (en graphie d’époque) : « Como un día en su casa hablassen, y en su presencia alabassen a los philósophos de Athenas de muy sabios y muy honestos, dixo Layda: Ni sé qué saben, ni sé qué entienden, ni sé qué aprenden, ni aun sé qué leen estos vuestros philósophos, pues yo, con ser muger y sin haver estado en Athenas, los veo venir aquí, y de philósophos los torno mis enamorados, y ellos a ningunos de mis enamorados veo que tornan philósophos ». Dans les Essais : « Ie ne sçay quels livres, disoit la courtisane Lays, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens la battent aussi souvant a ma porte que aucuns autres. » Guevara, en matière de citations classiques, invente à tour de bras ; d’où l’ironie de Cervantès.

Changeons de langue, d’époque et de dispositif narratif.

Un des derniers romans de Dino Buzzati, Un amore (1963), a pour protagonistes l’architecte Antonio Dorigo et celle pour qui il va nourrir une passion dévastatrice, Adelaide Anfossi aux yeux de l’état civil, « Laide » (forme tronquée, sans tréma : l’italien en a peu l’usage) dans la vie courante. La confusion avec l’adjectif laido « hideux, laid » est exclue ; mais celle avec Laide « Laïs » (la première rencontre entre les personnages a lieu chez la signora Ermelina, qui tient une maison de passe) revêt une telle importance qu’on est fondé à se demander si ce n’est pas la similitude apparente, l’effet d’écho, qui a présidé au choix d’Adelaide comme « vrai » prénom de l’héroïne.


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