J’ay veu de mon temps merveilles en l’indiscrete et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la creance et l’esperance où il a pleu et servy à leurs chefs, par-dessus cent mescontes les uns sur les autres, par-dessus les fantosmes et les songes. Je m’estonne plus de ceux que les singeries d’Apollonius et de Mehumet enbufflarent. Leur sens et entandement est entièrement estouffé en leur passion. Leur discretion n’a plus d’autre chois que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. J’avoy remarqué souverainement cela au premier de nos partis fiebvreux. Cet autre qui est nay depuis, en l’imitant, le surmonte. Par où je m’advise que c’est une qualité inseparable des erreurs populaires. Après la première qui part, les opinions s’entrepoussent suivant le vent comme les flots. On n’est pas du corps si on s’en peut desdire, si on ne vague le trein commun. Mais certes on faict tort aux partis justes quand on les veut secourir de fourbes. J’y ay tousjours contredict. Ce moyen ne porte qu’envers les testes malades ; envers les saines il y a des voyes plus seures, et non seulement plus honnestes, à maintenir les courages et excuser les accidents contraires.
Montaigne, III, X : De mesnager sa volonté.
Texte cité d’après celui d’Albert Thibaudet et Maurice Rat,
éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 991.
Telle quelle, la deuxième phrase (qui appartient à la « cou-che C » = texte de 1595) va à l’encontre du propos, pour la bonne raison qu’elle est fautive :
il faut lire Je NE m’estonne plus…
Pour mémoire : le premier personnage mentionné est Apollonios de Tyane (᾿Απολλώνιος ὁ Τυανεύς), néo-pythagoricien du début de l’ère chrétienne, né en Turquie (vestiges de Tyane à Kemerhisar, à 25 km au sud de Niğde = Nikdeh du dictionnaire de Bailly, en Cappadoce), surtout connu par le « roman historico-philosophique de Philostrate » (formule de Pierre Hadot, dans l’Encyclopædia Universalis) et une mention peu flatteuse dans Alexandre ou le faux devin (Ἀλέξανδρος ἢ Ψευδομάντις), de Lucien de Samosate.
Et « enbufflarent » ?
Pour ce qui est de la désinence de la 3e personne du pluriel de l’indicatif passé simple des verbes en -er (le traditionnel 1er groupe), Montaigne hésite entre -arent et -èrent (mais quand modification il y a, c’est toujours dans le même sens : en I, VI, Thibaudet et Rat p. 31 « usèrent », Exemplaire de Bordeaux « vſarent » avec correction manuscrite « vſerent »). Le phénomène : -arent remplaçant -èrent, est apparu au XIIe siècle, bien attesté dès le XVe siècle, prend une certaine ampleur à la Renaissance et on en trouve des traces un peu au-delà ; il est dû, pour l’essentiel, à la tendance qu’a pendant cette période -e- à s’ouvrir en -a- devant -r-.
Tallemant des Réaux peut encore écrire, parlant de Nompar de Caumont, maréchal et duc de la Force, et de son épouse, fille du maréchal de Biron : « Ils n’ont jamais pu se desfaire de dire : Ils allarent, ils mangearent, ils frapparent, etc. » et citer M. de Chevreuse : « Voylà où elle s’assisa en me disant adieu, et où elle me dit quatre paroles qui m’assommarent. »
Déterminer et quantifier les variations d’usage chez un auteur donné relève de la gageure, tant les éditeurs de textes s’ingénient à embrouiller la situation : toujours chez Thibau-det et Rat, « accuserent » et « renvoyèrent » (I, 5, p. 27) censés représenter « accusarent » et « renvoiarent » de l’Exemplaire de Bordeaux, etc. En définitive, on recense — dans les seuls Essais — 32 occurrences en –arent pour 134 en -erent/-èrent.
-Arent est présent dans le Journal de voyage et dans les notes sur les Ephémérides de Beuther.
Grec βούϐαλος, d’où latin būbălus, devenu būfălus chez Venantius Fortunatus, italien bufalo (TLFi écrit par erreur « italien buffalo ») : imbufalire existe, mais semble récent et signifie « mettre en rogne ». « Enbuffler » serait-il un hapax ? Selon l’opinion la plus répandue, le verbe voudrait dire « tromper, induire en erreur » ; il est plus simple de comprendre « abêtir, abrutir ».
Libellés : embufflèrent, enbufflarent, Montaigne, Tallemant des Réaux
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