De Chrétien de Troyes à Malory : analyse d’une différence
“So Sir Marhaus dwelled with the earl nigh half a year, for he was sore bruised with the giant, and at the last he took his leave. And as he rode by the way, he met with Sir Gawain and Sir Uwain, and so by adventure he met with four knights of Arthur’s court, the first was Sir Sagramore le Desirous, Sir Ozana, Sir Dodinas le Savage, and Sir Felot of Listinoise; and there Sir Marhaus with one spear smote down these four knights, and hurt them sore. So he departed to meet at his day aforeset.”
« M. demeura donc près de six mois chez le comte [Fergus] car il avait été roué de coups par le géant, et il finit par prendre congé. Et alors qu’il suivait son chemin à cheval, il croisa G. et U., puis par hasard rencontra quatre chevaliers de la cour du roi Arthur […] ; et là, M. armé d’un seul épieu désarçonna ces quatre chevaliers et les battit comme plâtre. Puis il s’éloigna pour se trouver à son rendez-vous à la date fixée. »
« le chasseur tué par les ours sauvages »
et Shakespeare, Measure for Measure, II, II
“If so your heart were touch’d with that remorse”.
La comparaison montre l’effacement, dans la version récente, d’un épisode dont “with hys damesel” (“of thirty wyntir of age, wyth a cerclet of golde aboute her hede” : nous dirions
« trente printemps ») est la trace dans ce paragraphe.
Derrière les noms cités transparaissent : (le) Morholt, Gauvain, Yvain, Osenain le (Cœur) Hardi et Dodinials li Salvages, qui n’appellent pas d’observation particulière.
Il n’en est pas de même pour l’épithète accolée à Sagramore. “Desirous” est elliptique pour “desirous in arms” « impatient [de se battre] » : “in armes desirous” chez Chaucer (The Squire’s Tale, v. 24) et chez Malory “full desirous in arms” (IV, 4 et XIX, 13).
Peut-être à la suite d’une erreur d’interprétation de la part de l’adaptateur anglais,
Sagramore n’est pas la copie conforme
de l’original français.
Le passage le plus clair, celui où Chrétien de Troyes explique le surnom du personnage, se trouve dans Le Conte du Graal/Le Roman de Perceval, vv. 4194-4199 (Félix Lecoy) :
Ençois que li rois s’esvellast,
qui ancor gisoit an son tré,
ont li escuier ancontré
devant le pavellon le roi
Sagremor, qui par son desroi
estoit Desreez apelez.
« Avant que le roi [Arthur] ne s’éveille — il était encore couché sous sa tente — les écuyers ont rencontré devant le pavillon du roi Sagremor, qu’en raison de ses accès de fureur on appelait le furieux. »
Les quelques remarques linguistiques qui peuvent être utiles doivent être précédées d’une analyse pertinente et fine, trouvée sous la plume de Sophie Albert, de l’Université du Mirail-Toulouse II (voir références du texte à la fin du présent billet) :
Figures de la démesure : Keu, Sagremor
Le « desrois » – emportement excessif – est habituellement associé, non pas au sénéchal, mais à Sagremor, « qui par son desroi/ Estoit Desreez apelez ». L’annominatio souligne assez l’importance et le sens du surnom, motivé par un trait de caractère du chevalier. Si le
« desrois » n’implique rien d’autre qu’une fureur désordonnée, distincte de la démence, Sagremor a néanmoins été perçu dès le XIIIe siècle comme une figure possible de la folie. Michel Pastoureau a notamment montré que ce personnage a été doté très tôt d’armoiries symbolisant le dérèglement, voire la déraison. Dès les années 1215-1220, et jusqu’au XVe siècle, il se voit attribuer un écu « gironné d’or et de sinople ». La partition gironnée, très rare dans les armoiries littéraires, ne se rencontre que sur les écus de Sagremor et de Baniers le Forcené, dont le surnom évoque clairement la folie. C’est la superposition d’une division en croix et d’une division en sautoir. L’écu est donc divisé en huit parties ; sa composition tient du divers et du bigarré, connotés péjorativement dans l’imaginaire médiéval. D’autre part, la combinaison de l’or et du sinople, entendons du jaune et du vert, se retrouve à partir du XIVe siècle sur les costumes des fous du roi et des bouffons. Les couleurs y sont disposées en losanges ou en échiquier, c’est-à-dire agencées en petites unités distinctes. Par les couleurs et la composition de ses armoiries, Sagremor se rattache par conséquent à l’imaginaire médiéval de la folie. Par son surnom, il apparaît d’emblée comme un chevalier empreint de démesure.
(N.B. — Keu, le sénéchal, s’appelle Kay chez Malory.)
Arroi (d’où l’anglais ‘array’), conroi (cf. « corroyer »), desroi : seuls diffèrent les préfixes, le simple étant hérité d’un latin populaire *rētu, introduit par les mercenaires germaniques (en l’occurrence gots) servant dans l’armée romaine, à partir d’un gotique
*rēþs « conseil ; décision ; moyen, provision » — qui s’écrit avec -þ- (U+00FE) : *rēps est erroné. Parmi les termes apparentés, on peut citer l’allemand Rat « conseil ; moyen » (se retrouve dans le prénom Raoul, de *rād-wulf-), l’anglais ready (la source en vieil-anglais, rǣde, se retrouve dans le prénom Alfred).
L’ancien-français a aussi connu la série verbale correspondante : arreer, conreer et desreer ; desreés est un participe passé adjectivé.
Le seul élément de la série encore usuel en français moderne, désarroi, est une forme négativée d’arroi, tout comme ‘disarray’ par rapport à ‘array’.
L’histoire déjà embrouillée de cette famille de mots en français est encore compliquée par une collision homonymique avec des termes issus d’un gaulois *rīca « sillon » (d’où raie), si bien qu’il y a eu deux verbes desreer. Cela peut aider à comprendre pourquoi desroi implique un écart par rapport à une norme : cette composante, essentielle au personnage de Sagremore le Desreés, n’apparaît plus chez Sagramore le Desirous.
Article cité :
Sophie Albert : « Perceval et les figures de la folie »
complément au n°9 (mai 2005)
de L’École des lettres second cycle — édition bleue
http://www.ecoledeslettres.fr/pdf/perceval.pdf
Libellés : Chrétien de Troyes, Conte du Graal, Le Morte Darthur, Malory, Roman de Perceval
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