08 janvier 2007

Tristram Shandy : Hafen Slawkenbergius (III)
περίζωμα, perizôma

Filant la longue métaphore des nez dans Tristram Shandy, le narrateur du moment cite, en version originale, un récit (fabella) d’un auteur imaginaire, l’Allemand Hafen Slawken-bergius (De nasis, X, IX, pour l’effet de réel), récit qu’il lit à haute voix (les tirets marquent une rupture explicative, puis une reprise) et accompagne de la traduction due à Walter Shandy ; court extrait de ce qui tient lieu de prologue au Livre IV (puisque le chapitre Ier vient ensuite) :

Peregrinus mulo descendens stabulo includi, et manticam inferri iussit: qua aperta et coccineis sericis femoralibus extractis cum argento laciniato περιζώματι, his sese induit, statimque, acinaci in manu, ad forum deambulauit.

“The moment the stranger alighted, he ordered his mule to be led into the stable, and his cloak-bag to be brought in; then opening, and taking out of it his crimson-sattin breeches, with a silver-fringed—(appendage to them, which I dare not translate)—he put his breeches, with his fringed cod-piece on, and forth-with, with his short scymetar in his hand, walked out to the grand parade.”

Sterne « traduit » loin de l’original, comme on voit, mais cela fait partie du jeu ; de même, il s’est mis dans une situation linguistique intenable : cum gouverne l’ablatif, mais le régime de la préposition est un mot grec au datif, l’ablatif étant un cas inconnu de cette langue.
Détail que tout le dispositif textuel est destiné à mettre en valeur : περίζωμα (qu’il n’y avait aucun inconvénient à translittérer, mais le mot risquait de passer inaperçu), présenté comme équivalent de ‘cod-piece’, « braguette » (aux franges d’argent…), ce qui est canularesque. Le choix du terme n’est pas anodin : « καὶ διηνοίχθησαν οἱ ὀφθαλμοὶ τῶν δύο, καὶ ἔγνωσαν ὅτι γυμνοὶ ἦσαν, καὶ ἔρραψαν φύλλα συκῆς καὶ ἐποίησαν ἑαυτοῖς περιζώματα, et aperti sunt oculi amborum cumque cognouissent esse se nudos consuerunt folia ficus et fecerunt sibi perizomata », où Adam et Eve ont tous deux les yeux qui se dessillent, s’aperçoivent qu’ils sont nus et, au moyen de feuilles de figuier cousues ensemble, se confectionnent des ceintures ~ tabliers ~ pagnes… (Genèse, III, 7 — on note que saint Jérôme a préféré le calque à subligar, subligaculum, femorale…) ; autre occurrence dans Proverbes, XXXI, 24, où, dans l’éloge de l’épouse courageuse (γυνὴ ἀνδρεία, mulier fortis) par Lemuel (ô Gulliver !), il est rendu par « ceinture » (cingulum). Le simple ζῶμα, ζώνη « ceinture (cf. les Evzones) ; zone » et ζῶστρον, où le radical se distingue mieux, sont apparentés au russe Пояс « ceinture » (avec préfixe по-).

(La translittération de la Vulgate, perizomata, avait eu peu d’échos — la seule exception notable étant Dante, Inferno, XXXI, 61, où un mur cache la partie inférieure du corps d’un géant à la façon d’un perizoma ; le mot refait surface en Italie grâce à la mode féminine dans les sous-vêtements, car il désigne le string — au pluriel, on dit perizomi…)



En Grèce, athlètes et baigneurs portaient un περίζωμα, sorte de pagne, ou un διάζωμα, sorte de caleçon. Selon Pausanias (L’Attique, I, XLIV), c’est Orsippos de Mégare qui, le premier, aux jeux Olympiques de 720 av. J.-C., perdit accidentellement le vêtement le couvrant. Y voyant un signe des dieux, les Grecs auraient alors adopté la nudité totale.

Κοροίϐου δὲ τέθαπται πλησίον Ὄρσιππος, ὃς περιεζωσμένων ἐν τοῖς ἀγῶσι κατὰ δὴ παλαιὸν ἔθος τῶν ἀθλητῶν Ὀλύμπια ἐνίκα στάδιον δραμὼν γυμνός, φασὶ δὲ καὶ στρατηγοῦντα ὕστερον τὸν Ὄρσιππον ἀποτεμέσθαι χώραν τῶν προσοίκων· δοκῶ δέ οἱ καὶ ἐν Ὀλυμπίᾳ τὸ περίζωμα ἑκόντι περιρρυῆναι, γνόντι ὡς ἀνδρὸς περιε-ζωσμένου δραμεῖν ῥᾴων ἐστὶν ἀνὴρ γυμνὸς.
« Le tombeau d’Orsippos est auprès de celui de Coroïbos. Cet Orsippos, contre l’usage ancien des athlètes, qui portaient toujours une ceinture dans les jeux publics, gagna tout nu le prix de la course aux jeux Olympiques. On raconte qu’étant par la suite devenu général des Mégaréens, il augmenta leur territoire aux dépens de leurs voisins. Je crois qu’il laissa volontairement tomber sa ceinture, sachant bien qu’il était plus facile de courir entièrement nu, qu’avec une ceinture

Mais, selon un chercheur, John Mouratidis, cette version n’est pas plus crédible que d’autres :

“The story about Orsippos seems ambiguous and doubtful since there are a number of different stories about his performance in the race. According to the Homeric scholars (on Iliad 23.683) Orsippos not only lost the race but he tripped, fell, and died when his loincloth came adrift. A different tale mentions Orsippos not as a winner in the race but as a loser because he became entangled in his shorts.”

http://www.aafla.org/SportsLibrary/JSH/JSH1985/JSH1203/jsh1203b.pdf (page 215)

Sur le tintouin que περίζωμα a donné aux traducteurs de la Bible en anglais, on consultera avec profit l’article de Richard Marsden, Cain’s Face, and Other Problems: The Legacy of the Earliest English Bible Translations à l’adresse
http://www.tyndale.org/Reformation/1/rmarsden.html.

L’attitude de Sterne à l’égard du mot ‘cod-piece’ me semble hésitante. Comparer :


My uncle Toby and Trim sought comfort in each other’s faces—but found it not: my father clapped both his hands upon his cod-piece, which was a way he had when any thing hugely tickled him” VII, XXVII

Now whether it was physically impossible, with half a dozen hands all thrust into the napkin at a time—but that some one chesnut, of more life and rotundity than the rest, must be put in motion—it so fell out, however, that one was actually sent rolling off the table; and as Phutatorius sat straddling under—it fell perpendicularly into that particular aperture of Phutatorius’s breeches, for which, to the shame and indelicacy of our language be it spoke, there is no chaste word throughout all Johnson’s dictionary—let it suffice to say—it was that particular aperture which, in all good societies, the laws of decorum do strictly require, like the temple of Janus (in peace at least) to be universally shut up.
The neglect of this punctilio in Phutatorius (which by-the-bye should be a warning to all mankind) had opened a door to this accident.—” IV, XXVII



Peut-être n’est-il pas inutile de souligner que, pour les contemporains de Sterne, ‘cod-piece’ n’évoque plus « cette vilaine chaussure qui montre si à descouvert nos membres occultes; ce lourd grossissement de pourpoins, qui nous faict tous autres que nous ne sommes » Montaigne I, XLIII : Des Loix Somptuaires [Thibaudet & Rat, p. 261] ou encore « cette ridicule piece de la chaussure de nos peres, qui se voit encore en nos Souysses? A quoy faire la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme, soubs nos gregues et souvent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fauceté et imposture? » III, V : Sur des vers de Virgile [p. 836] ; voir le portrait d’Henri II (vers 1559) par l’atelier de François Clouet, au Louvre, ou bien celui d’Henry VIII and the Barber-Surgeons (1540) par Hans Holbein le Jeune.

Une remarque pour conclure : περιζώματι est la forme correcte, là où de bonnes éditions donnent περιζοματὲ, Garnier Flammarion, p. 234 : Περιζὼμαυτέ, et Armand-François Léon de Wailly : ἐριξώματι.
Pourquoi ne pas adopter comme ligne de conduite systématique de procurer un texte avec corrections, renvoyant en note les leçons défectueuses, sans aller jusqu’à l’apparat critique ?

Libellés : , , , , , , ,