05 février 2007

Cotgrave : barbe de fouarre

Eclaircissements préliminaires
«… Fouarre (qui vient du mot latin fenum, le foin) » :
La Tribune de Bruxelles, no178 (15-21 juin 2006), p. 12, signé J.K.

Soit les termes anglais : to feed « nourrir », food « nourriture ; aliment », fodder « fourrage » ; à partir de ce dernier et de correspondants tels que l’allemand Futter et le néerlandais voer, on postule un westique *fōðar, ancêtre de l’ancien-français fuerre, feurre, fo(u)arre « paille, chaume, foin », ainsi que de l’italien fodero, de l’espagnol et du portugais forro.
Exemples : Villon laisse « troys gluyons de feurre » au Bastard de la Barre (rime feurre : Barre) ;
Clément Janequin, Les Cris de Paris (Voulez ouÿr les cris de Paris ?), 1530 « à Paris, sur Petit-Pont, geline de feurre » (il s’agit d’une poule paillère, élevée en plein air) ;
Charles d’Orléans, Ballade CIII, « Mis pour meurir ou fuerre de prison » (mis pour mûrir sur la paille de prison).
Au Quartier latin, la rue des Escholiers (c’est-à-dire des étudiants) dut à la fréquentation des Artiens, qui suivaient les cours magistraux assis sur de la paille achetée sur place, d’être rebaptisée rue au Fouarre (Vicus Stramineus, cf. estraim, estrain). Confirmation indirecte : Dante (Paradiso, X, 136-138) évoquant Siger de Brabant :
« essa è la luce eterna di Sigieri,
che, leggendo
nel Vico de li Strami,
silogizzò invidïosi veri. »

Rabelais, Pantagruel, X « Et premierement en la rue du Feurre tint contre tous les regens, artiens, et orateurs, et les mist tous de cul » et XVII « es escholes du Feurre ».
Toujours à Paris, la fontaine des Innocents s’élevait dans une autre rue au Fouarre, devenue rue aux Fers (entre les rues Saint-Denis et Baltard), avant de disparaître.
V. Hugo : « Ne pourrissez pas comme un âne illettré, quasi asinus illitteratus, sur le feurre de l’école. » Notre-Dame de Paris, livre X, chap. II.
Voir place au Feurre, à Amiens et quai du Port-au-Fouarre, à Saint-Maur-des-Fossés.

Les dictionnaires de français comportent deux vedettes « foire » :
foire (du bas latin fēria) « sorte de grand marché »
et foire (lat. fŏria) « flux de ventre, colique, diarrhée ».
Voici les entrées correspondantes chez Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues (1611) [j’ai substitué s à toutes les occurrences de s long ſ (U+017F)] :

Foire : f. A Faire ; a Mart ; a generall Market.
Il s’est bien trouvé de la foire. He hath made a good match, or market ; he hath sped very well ; (Applyable unto one that hath gotten a good wife.)
On ne s’en va pas des foires comme du marché ; Looke Marché. [The case is not alike ; for at Faires they pay toll, in Markets none.]

Foire : f. Squirt, thinne dung ; a laske. [= ‘lax, diarrhoea’]
Faire barbe de foire à. To disgrace, violate, wrong extreamely, abuse egregiously.
À saincte Foire chandelle de merde : Prov. A gift agreeable to her nature, or humor ; fit (and filthie) Lettuce for her (stinking) lips.

Hapax sous cette forme, la locution scatologique « faire barbe de foire à (quelqu’un) » procède d’une curieuse méprise.
En effet, Cotgrave enregistre par ailleurs et commente les versions usuelles et traditionnelles :

Faire barbe de foarre à. To deceive, delude, abuse ; deprive of his due ; (especially in matters of religion wherein this phrase is most, and best, used ; but then in stead of Barbe there must be Gerbe ; Looke Gerbe.)

Faire gerbe de foarre à Dieu. To mocke, scorne, abuse, delude, defraud God of his right ; or (in matters of Religion, and conscience, where bountie is required) to play the micher ; In the Jewes law it was held a great impietie in any man to give the Levites chaffe, or straw, in stead of corne ; thence came this Proverbe, wherein many, abusively, use Barbe, in stead of Gerbe.


(‘to play the micher’ : « faire l’école buissonnière (pour cueillir des mûres) »; cf. Henry IV, Ire partie, acte II, scène 4, ce que Falstaff dit au Prince Henry “Shall the blessed son of heaven prove a micher and eat black-berries?”)

On rapprochera :
Gargantua « faisoyt gerbe de feurre au dieux » (ch. XI, texte de l’édition E = François Juste, Lyon, 1542) ;
Montaigne, II, XII (couche A = 1580) « Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu, (comme on dict) » ;
Pieter Brueghel de Oude, Nederlandse Spreekwoorden (Proverbes flamands), 1559 : Gode enen vlassenen baert maken (moderne: Voor God een baard van vlas maken), où l’on voit un moine affubler un Dieu trônant en majesté d’une barbe de filasse ou étoupe de lin (vlas = anglais flax, allemand Flachs), symbole d’hypocrisie (on trouve encore « hij zou Ons-Heer ’nen vlassen baard aandoen » chez Reimond Stijns, Hard Labeur, 1904) ;
Unde hadde alsus enen vlassen bârt“ dans Reineke Vos (1498), Renard le Goupil dans sa version allemande ;
Thomas Murner, Narrenbeschwörung, 1512 ;
Luther („das heyst denn gott ynn das maul greyffen und yhm eynen stroern bart flechten und gleych fur eynen gauch odder hueltzern putzen achten, den wyr wandeln mochten, wie wyr wolten“), etc.
Cotgrave a compris « barbe de foire » au lieu de « barbe de fouarre » (alors qu’à l’époque on distinguait encore [fwęʁ] et [fwaʁ]), n’a pas été surpris par une barbe breneuse et a rédigé sa définition en conséquent.
Henry Appia racontait avoir trouvé, dans un roman policier traduit de l’anglais, une note infrapaginale précisant que « le marbre d’Elgin » [Elgin Marbles], d’une qualité comparable à celle du marbre de Carrare, était extrait de carrières situées dans telle région de Grèce ; le bon maître concluait en se demandant pourquoi le traducteur s’était évertué à attirer l’attention sur sa bévue, alors qu’il lui suffisait d’imiter de Conrart le silence prudent. C’est le même malin génie qui a dû faire trébucher Cotgrave (et J.K. de La Tribune de Bruxelles).

Remarques —
A côté de fuerre « paille, chaume, foin », l’ancien-français connaissait un homophone fuerre « gaine, étui » (également d’origine germanique). L’un et l’autre ont été remplacés par des dérivés, respectivement fourrage et fourrel (Chanson de Roland, laisse XXXIV, v. 444), devenu fourreau.
L’italien a connu une locution proverbiale fare la barba di stoppa « faire la barbe d’étoupe (à quelqu’un) », que le Vocabolario degli Accademici della Crusca glose « far qualche male ad alcuno, che non ne tema, o non se lo pensi » (nuire à qqn qui ne vous craint pas ou ne s’y attend pas) et qu’on trouve chez Pulci (Morgante), Giovanni Della Casa (Terze Rime) et Tassoni (La Secchia rapita). On a voulu y voir une allusion à une anecdote citée par Cicéron (et, à sa suite, par Valère-Maxime), qui rapporte que le tyran Denys de Syracuse fit enlever la barbe d’or d’Asclépios/Esculape à Epidaure, alléguant qu’il n’était pas convenable que le fils portât la barbe alors que dans tous ses temples son père [Apollon] était glabre « Æsculapi Epidauri barbam auream demi iussit ; neque enim conuenire barbatum esse filium, cum in omnibus fanis pater imberbis esset ». Mais il n’est pas question d’y substituer une barbe de paille ou d’étoupe.

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