07 février 2007

Cornelius Gallus (I) : Montaigne




Montaigne, I, XIX/XX:
Que philosopher, c’est apprendre à mourir






« Qui eut1 iamais pẽſé qu’vn Duc de Bretaigne2 deut3 eſtre eſtouffé de4 la preſſe5, comme fut celuy-là à l’entrée du Pape Clement6, mõ voiſin, à Lyõ7 ? N’as tu8 pas veu tuer vn de nos roys9 en ſe iouant10 : Et vn de ſes anceſtres11 mourut-il pas12 choqué13 par vn pourceau. Æſchilus14, menaſſé de la cheute d’vne maiſon, à15 beau ſe tenir à l’airte16, le voyla aſſommé d’vn toict17 de tortue, qui eſchappa des pates d’vn’18 Aigle en l’air19. L’autre20 mourut d’vn21 grein de raiſin; vn Empereur, de l’eſgrafigneure22 d’vn peigne, en ſe teſtõnant23 : Æmilius Lepidus24, pour auoir hurté25 du pied cõtre le ſeuil de ſon huis26 : et Aufidius27, pour auoir choqué28 en entrant cõtre la porte de la chambre du conſeil; et entre les cuiſſes des femmes, Cornelius Gallus29 preteur, Tigillinus30, Capitaine du guet à Rome, Ludouic31, fils de Guy de Gonſague, Marquis de Mantoüe. Et, d’vn encore pire exemple, Speuſippus32, Philoſophe Platoniciẽ, & l’vn de nos Papes33. »















01 on attendrait euſt et deuſt.
02 Jean II de Bretagne (1239-1305).
03 eu notant [y], cf. veu, cheute, eſgrafigneure.
04 c’est « de » et non « par » qui introduit le complément d’agent, cf. menaſſé de la cheute, aſſommé d’un toict.
05 « foule, cohue », 1er sens du mot, attesté dès la Chanson de Roland.
06 Clément V (Bertrand de Got, v.1264-1314, archevêque de Bordeaux, natif de Villan-draut, non loin de Montaigne).
07 le 14 novembre 1305. “Who would ever have imagined that a Duke of Brittanie ſhould have beene ſtifled to death in a throng of people, as whilome was a neighbour of mine at Lyons, when Pope Clement made his entrance there?” Florio n’a pas bien compris la phrase.
08 début de la prosopopée, quelques lignes plus haut : « D’auantage, pauure fol que tu es, qui t’a eſtably les termes de ta vie? » [d’avantage : « en outre, de surcroît »].
09 Henri II, mort le 10 juillet 1559, des suites d’une blessure accidentelle reçue le 30 juin au cours d’une joute.
10 « N’as-tu pas vu un de nos rois se faire tuer alors qu’il se distrayait ? »
11 Philippe de France (1116-1131), fils aîné de Louis VI le Gros et d’Adèle de Savoie ; alors que le dauphin se déplaçait à cheval, un pourceau errant effraya sa monture qui se cabra et désarçonna le cavalier, qui mourut des suites de sa chute. A la suite de cet inci-dent, seuls les cochons (reconnaissables à la clochette autour de leur cou et à l’entaille de leur oreille) appartenant à l’ordre des hospitaliers de saint Antoine furent autorisés à vaguer dans les rues de Paris.
12 situation paradoxale : la négation proprement dite placée en tête de la proposition interrogative est effacée, alors que son renforcement (pas) est maintenu.
13 « heurté, bousculé, renversé ».
14 on attendrait Æſchylus (Αἴσχυλος). En I, XXVIII (1595), De l’Amitié :
« le poëte Aiſchylus ».
15 on attendrait a.
16 italien all’erta « sur ses gardes, sur le qui-vive » (1ère attestation en français chez Rabelais, dans le Quart Livre).
17 « carapace ».
18 le genre grammatical du mot « aigle » a été longtemps hésitant ; le latin ăquĭla est féminin, l’italien aquila et l’espagnol águila aussi.
19 légende rapportée par Valère-Maxime, IX, XII.
20 Anacréon (Pline, VII, 44 : acino uuæ passæ, d’un grain — ou d’un pépin — de raisin sec).
21 « mourut à cause d’un grain de raisin, étouffé par un grain de raisin ».




22 le verbe de base est « graf(f)igner », attesté depuis le XIIIe s., signifiant « érafler, égratigner, griffer » et toujours vivant au Québec. « Ilz [les chiens de son père] luy graphi-noient le nez » Gargantua, XI (Huchon, p. 35) ; « excepté Euſthenes lequel un des Geans avoit egraphiné quelque peu au viſage ainſi qu’il l’eſgorgetoit » Pantagruel, XXX (Huchon, p. 321).
« Touſiours le chardon et l’ortie, Puiſſe eſgrafigner ſon tombeau », « Ie veux que ma poitrine, Se laiſſe eſgrafiner à toute dure eſpine » Ronsard. — eſgratigneure(s) : II, XXVII, Coüardiſe mere de cruauté ; III, VIII, De l’Art de conferer.
23 « en se coiffant » ; trois autres occurrences dans les Essais. Marot, Rondeau des bar-biers : « De teſtonner on n’en parlera plus » (Defaux, II, p. 764) ; verbe usuel chez Rabelais, qui connaît même « les parfumeurs et teſtonneurs ».
24 Q. Æmilius Lepidus, consul en 21 av. J.-C. (Pline, VII, 181).
25 telle est la graphie primitive du verbe en français, préservée par l’anglais to hurt.
26 « porte », cf. huis-clos, huisserie, huissier [d’où l’anglais usher] ; latin ūstium (VIe s.), du classique ōstium, dérivé d’ōs « bouche », cf. ōrificium.
27 C. Aufustius (Pline, VII, 181).
28 « pour s’être cogné ».
29 Pline, VII, 184.
30 C. Ofonius Tigellinus, préfet des vigiles (præfectus uigilum [Vrbi], commandant des veilleurs ou de la garde urbaine [de Rome] ; les sapeurs-pompiers italiens s’appellent encore vigili del fuoco), puis préfet du prétoire (præfectus prætorio) de Néron. Le même personnage est à nouveau mentionné (toujours sous la forme Tigillinus) en III, IX. — Dion Cassius : ὁ Τιγελλῖνος ὁ Ὀφώνιος ; Plutarque : ὁ Τιγελλῖνος. — Récit de sa mort : Tacite, Histoires, I, LXXII.
31 Ludovico II Gonzaga (1334-1382), Capitano del Popolo e Signore di Mantova, fils de Guido Ier.
32 Σπεύσιππος, neveu de Platon.
33 Jean XII (Ottaviano, v.937-964).

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