19 février 2007

Cornelius Gallus (II) : Tristram Shandy


À la suite de Pline et d’autres compilateurs, Montaigne mentionne donc (I, XIX/XX : Que philosopher, c’est apprendre à mourir), parmi d’autres, la mort du préteur Cornelius Gallus en plein coït.

(Pour la petite histoire, dans la version des Essais prétendument complète disponible sur Internet grâce au Project Gutenberg et à laquelle il manque le chap. XII du second livre : l’Apologie de Raimond Sebond, qui — pour donner un ordre de grandeur — va de la page 415 à la page 589 dans la Pléiade, Cornelius Gallus n’est plus ‘praetor’ mais ‘proctor’ : « appa-riteur », qui, aux Etats-Unis, veille à la régularité du déroulement des épreuves d’examen dans les Universités ; ‘proctor’ est une forme syncopée, remontant au moyen-anglais, de procurator.)



Laurence Sterne, à son tour, emprunte aux Essais, et voici le parti qu’il en tire :



Tristram Shandy, tome III, volume V, chapitre 4 :


“—And lastly—for all the choice anecdotes which history can produce of this matter, continued my father,—this, like the gilded dome which covers in the fabric—crowns all.—


’Tis of Cornelius Gallus, the praetor—which, I dare say, brother Toby, you have read.—I dare say I have not, replied my uncle.—He died, said my father<,> as *************** —And if it was with his wife, said my uncle Toby—there could be no hurt in it.— That’s more than I know—replied my father.”


« Et, pour finir, l’Histoire aura beau abonder en anecdotes exemplaires sur ce sujet, poursuivit mon père, voici celle qui, telle le dôme doré qui surmonte l’édifice, en est le couronnement.

Elle se rapporte à Cornelius Gallus, le préteur, et j’imagine, frère Tobie, que tu l’as lue. — Je crois bien que non, répondit mon oncle. — Il mourut, dit mon père, à l’instant où *************** — Puisque c’était avec sa femme, dit mon oncle Tobie, où était le mal ? — C’est trop me demander, répondit mon père. » [“And if ” = “ if ”]




Tristram Shandy, tome III, volume V, chapitre 12 :




“—But to return to my mother.



My uncle Toby’s opinion, Madam, ‘that there could be no harm in Cornelius Gallus, the Roman praetor’s lying with his wife;’—or rather the last word of that opinion,—(for it was all my mother heard of it) caught hold of her by the weak part of the whole sex:—You shall not mistake me,—I mean her curiosity,—she instantly concluded herself the subject of the conversation, and with that prepossession upon her fancy, you will readily conceive every word my father said, was accommodated either to herself, or her family concerns.



—Pray, Madam, in what street does the lady live, who would not have done the same?



From the strange mode of Cornelius’s death, my father had made a transition to that of Socrates
[…].”



« — Mais revenons-en à ma mère.

L’opinion de mon oncle Tobie, Madame, à savoir qu’il n’y avait pas de mal à ce que Cornelius Gallus, le préteur romain, ait couché avec sa femme, ou plus précisément le dernier mot de cette opinion, car c’est tout ce que ma mère put en saisir, la prit par le point faible commun à toutes les femmes : N’allez pas vous méprendre, je veux dire sa curiosité — elle en conclut sur-le-champ qu’elle-même était le sujet de la conversation et, une fois qu’elle eut l’esprit obnubilé par cette idée, vous concevrez sans peine que chaque mot dit par mon père était par elle appliqué soit à sa personne soit aux affaires de sa famille.

— Aurez-vous la bonté de me dire, Madame, dans quelle rue demeure la dame qui n’en aurait pas fait autant ?

De la mort singulière de Cornelius, mon père était passé à celle de Socrate […]. »




Il y a, me semble-t-il, une modulation (que je n’ai pas réussi à bien rendre) entre ‘there could be no hurt in it’ : « cela ne pouvait pas faire mal, être douloureux » et ‘there could be no harm’ : « il n’y avait rien de répréhensible, de condamnable ».

Léon de Wailly (1882), dans le premier passage, rend “He died, said my father<,> as …” par
« Il mourut, dit mon père, en … », ce qui est bien dans l’esprit du texte et il a eu raison d’adopter cette solution.



Comme le notent Melvyn et Joan New, Sterne s’est inspiré de l’anecdote pour les circon-stances dans lesquelles meurt l’épouse de Le Fever (Tristram Shandy, tome III, volume VI, chapitre 7) :


I was the ensign at Breda, whose wife was most unfortunately killed with a musket-shot, as she lay in my arms in my tent. […]

I remember, said my uncle Toby, sighing again, the story of the ensign and his wife, with a circumstance his modesty omitted.”


Charles Mauron (p. 381) et Guy Jouvet (p. 594) rendent ‘modesty’ par « modestie », supposant donc que le lecteur a présente à l’esprit une des valeurs du terme en français classique : « pudeur, décence ».










En 2004, sur une liste de discussion (mailing list), à propos de cette phrase tirée du Dictionary of Phrase and Fable, d’E. Cobham Brewer :

Gallus (Cornelius), the praetor, and Titus Haterius, a knight, each died while kissing the hand of his wife”,

un érudit fit remarquer que le texte non-édulcoré de Valère-Maxime (IX, XII, 8) pré-sentait les intéressés sous un jour moins favorable :

« Cornelius enim Gallus prætorius et T. Etereius, eques Romanus, inter usum puerilis ueneris absumpti sunt. »

Leurs partenaires étaient donc masculins et très jeunes (puer précède adulescens) ; quant à leur (absence de) consentement, il n’en était pas question, car souvent, lit-on chez Ernout-Meillet, comme le gr. παῖς, puer a le sens de « jeune esclave » : c’est, bien enten-du, le cas ici.

Montaigne et, à sa suite, Sterne n’en ont rien su : ils s’en sont tenus à la version des faits présentée par Ravisius Textor, relayant Pline.




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