04 avril 2007

Tristram Shandy :
la prétendue « Rodope » de Thrace


La veuve Wadman vient de prier oncle Toby de bien vouloir la débarrasser d’une prétendue poussière dans l’œil (tome IV, volume VIII, chapitre XXIV):

“My uncle Toby […] would have sat quietly upon a sofa from June to January (which, you know, takes in both the hot and cold months), with an eye as fine as the Thracian Rodope’s (Rodope Thracia tam inevitabili fascino instructa, tam exacte oculis intuens attraxit, ut si in illam quis incidisset, fieri non posset quin caperetur.—I know not who.) besides him, without being able to tell, whether it was a black or blue one.

The difficulty was to get my uncle Toby, to look at one at all.”


La citation, nul n’en disconvient, est tirée de The Anatomy of Melancholy, où « Rodope » est mentionnée deux fois :


Third Partition, Section II, Member II, Subsection II :

Other causes of Love-Melancholy, Sight, Being from the Face, Eyes, other parts, and how it pierceth

So doth Calysiris in Heliodorus, lib. 2. Isis Priest, a reverend old man, complain, who by chance at Memphis seeing that Thracian Rodophe, might not hold his eyes off her: 89I will not conceal it, she overcame me with her presence, and quite assaulted my continency which I had kept unto mine old age; I resisted a long time my bodily eyes with the eyes of my understanding; at last I was conquered, and as in a tempest carried headlong.”

89 Pudet dicere, non celabo tamen. Memphim veniens me vicit, et continentiam expugnavit, quam ad senectutem usque servaram, oculis corporis, &c.



Third Partition, Section II, Member II, Subsection III :

Artificial allurements of Love, Causes and Provocations to Lust; Gestures, Clothes, Dower, &c.


That 63 Thracian Rodophe was so excellent at this dumb rhetoric, “that if she had but looked upon any one almost (saith Calisiris) she would have bewitched him, and he could not possibly escape it.”

63 Heliodor. l. 2. Rodolphe Thracia tam inevitabili fascino instructa, tam exacte oculis intuens attraxit, ut si in illam quis incidisset, fieri non posset quin caperetur.



Avant de poursuivre, soulignons la désinvolture avec laquelle sont traités les noms propres: le prêtre d’Isis est appelé tantôt Calysiris, tantôt Calisiris (sachant que la forme correcte est Calasiris, Καλάσιρις) et « Rodope » Rodophe, quand ce n’est pas Rodolphe (prénom germanique, ancêtre de Raoul et inconnu des Anciens).

Les extraits proviennent d’un ouvrage d’Héliodore (« te ofrezco los Trabajos de Persiles, libro que se atreve a competir con Heliodoro, » écrit Cervantès), Histoires éthiopiques (Tὰ Αἰθιοπικά, Æthiopica), le plus souvent désigné par le titre Théagène et Chariclée, où Calasiris, prêtre d’Isis, (II, XXV), narrant un épisode de sa longue vie, présente le personnage qui nous intéresse :


Γίνεται δὲ περὶ ἐμὲ τοιόνδε· γύναιον Θρᾳκικὸν τὴν ὥραν ἀκμαῖον καὶ τὸ κάλλος δεύτερον μετὰ Χαρίκλειαν ἔχουσα, ὄνομα Ῥοδῶπις, οὐκ οἶδ’ ὁπόθεν ἢ ὅπως κακῇ μοίρᾳ τῶν ἐγνωκότων ὁρμηθὲν ἐπεπόλαζε τὴν Αἴγυπτον καὶ ἤδη καὶ εἰς τὴν Μέμφιν ἐκώμαζε, πολλῇ μὲν θεραπείᾳ πολλῷ δὲ πλούτῳ δορυφορουμένη πᾶσι δ’ ἀφροδισίοις θηράτροις ἐξησκημένη· οὐ γὰρ ἦν ἐντυχόντα μὴ ἡλωκέναι, οὕτως ἄφυκτόν τινα καὶ ἀπρόσμαχον ἑταιρίας σαγήνην ἐκ τῶν ὀφθαλμῶν ἐπεσύρετο. Ἐφοίτα δὴ θαμὰ καὶ εἰς τὸν νεὼν τῆς Ἴσιδος ἧς προεφήτευον καὶ τὴν θεὸν συνεχῶς ἐθεράπευε θυσίαις τε καὶ ἀναθήμασι πολυταλάντοις. Αἰσχύνομαι λέγειν ἀλλ’ εἰρήσεται· γίνεται δὴ κἀμοῦ κρείττων ὀφθεῖσα πολλάκις, ἐνίκα τὴν διὰ βίου μοι μελετηθεῖσαν ἐγκράτειαν, ἐπὶ πολύ τε τοῖς σώματος ὀφθαλμοῖς τοὺς ψυχῆς ἀντιστήσας ἀπῆλθον τὸ τελευταῖον ἡττηθεὶς καὶ πάθος ἐρωτικὸν ἐπιφορτισάμενος.



On retrouve, bien entendu, dans ce passage les extraits retenus par Burton et singulièrement celui-ci :

Oὐ γὰρ ἦν ἐντυχόντα μὴ ἡλωκέναι, οὕτως ἄφυκτόν τινα καὶ ἀπρόσμαχον ἑταιρίας σαγήνην ἐκ τῶν ὀφθαλμῶν ἐπεσύρετο.

« Il était impossible de la rencontrer (οὐ γὰρ ἦν ἐντυχόντα) sans être pris (μὴ ἡλωκέναι); personne ne pouvait fuir (ἄφυκτόν), ses yeux traînaient derrière elle (ἐκ τῶν ὀφθαλμῶν ἐπεσύρετο) un long filet d’amour (ἑταιρίας σαγήνην), contre lequel on ne pouvait rien (ἀπρόσμαχον). »

[d’après Pierre Grimal, Romans grecs et latins, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1958]


À comparer :



« Rodope Thracia tam inevitabili fascino instructa, tam exacte oculis intuens attraxit, ut si in illam quis incidisset, fieri non posset quin caperetur. »

« R. de T., capable de jeter un charme si irrésistible, attirant à un tel point par le seul regard captivant de ses yeux, que si quelqu’un s’y prenait, il était impossible qu’il n’y succombât pas. »


On voit que σαγήνη cf. « seine » introduit une métaphore halieutique ou cynégétique (cf. les rets), qui n’apparaît pas en latin, et l’emploi de ἑταιρία pour dire « amour » (qui n’apparaît pas non plus en latin) ne peut pas être neutre. Mais c’est le nom de la femme (thrace, γύναιον Θρᾳκικόν) qui doit retenir notre attention.

Ῥοδῶπις, Rhodopis (« qui a un teint de rose, qui a la fraîcheur de la rose ») — qu’il faut se garder de confondre avec Ῥοδόπη, Rhodope, mentionnée dans un hymne homérique et chez Lucien de Samosate — a été choisie par Héliodore pour sa puissance d’évocation et d’association, car il s’agit d’une célébrité.

Hérodote (II, 134-135) détaille assez longuement la vie de cette courtisane de légende
elle devint si célèbre, qu’il n’y avait personne en Grèce qui ne sût son nom »), compagne de servitude d’Ésope, devenue reine d’Égypte selon certaines versions (Strabon et autres), aurait fait construire la troisième pyramide de Mycérinos à Giza (« a Rhodopide meretricula factam », assure Pline l’Ancien, Hist. Nat. XXXVI, 82) … avec, à l’occasion, confusion avec Nitocris (Νίτωκρις, Nt-ἰḳrt).



La notoriété de la belle au regard ensorceleur lui a valu de voir son nom passer dans un proverbe :

Ἅπανθ’ ὅμοια καὶ Ῥοδῶπις ἡ καλή

« Nous sommes tous logés à la même enseigne, même la belle Rhodopis »

(il existe d’autres interprétations).









Le manuscrit de Théagène et Chariclée fut découvert à l’occasion de la mise à sac du palais et du pillage de la bibliothèque de Mathias Ier Corvin (Hunyadi Mátyás) à Buda en 1526 et le texte en fut imprimé à Bâle en février 1534. Jacques Amyot en assura la traduction en français en 1547. En 1552 parut à Bâle la traduction latine due à Stanislaus Warsche-wiczki, version dont Thomas Underdowne tira son Aethiopian Historie en 1569. On voit que Burton cite le latin de Warschewiczki, Sterne lui emboitant le pas.

Pace Melvyn New et Guy Jouvet, j’ai l’impression que le ‘I know not who’ de Sterne porte sur Rodope Thracia et que, par conséquent, notre auteur n’a pas lu Underdowne.

Ayant cité Cervantès à ce propos, je précise que la 1ère édition d’Etiópicas date de 1554 (le traducteur en étant « un secreto amigo de su patria ») et qu’elle était une adaptation du texte d’Amyot.



Warschewiczki et, à sa suite, Underdowne, n’employant que la forme Rhodopis, d’où pro-vient la « Rodop(h)e » de Robert Burton, lecteur d’Hérodote ? Enfin, il est un peu surpre-nant que Sterne, constatant qu’il s’agit d’une femme de Thrace au nom à l’évidence grec, ne rétablisse pas le groupe initial Rh- ; il est vrai qu’il n’a fait que suivre Burton.



Le nom de Ῥοδῶπις / Rhodopis apparaît aussi dans un récit intercalaire chez Achille Tatius (Ἀχιλλεὺς Τάτιος), Leucippé et Clitophon (κατὰ Λευκίππην καὶ Κλειτοφῶντα), livre VIII, chapitre 12, à propos de l’histoire de l’eau du Styx.


La flexion de Ῥοδῶπις suit tantôt un thème en *-i- (acc. Ῥοδῶπιν, gén. Ῥοδώπιος), tantôt un thème en dentale (gén. Ῥοδώπιδος ; abl. Rhodopide, chez Pline).



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