26 avril 2007

Une petite énigme linguistique chez Trotsky


Léon Trotsky, Ma Vie : Essai autobiographique (1930),
extrait du chapitre II « Les voisins — Premières études » :



(Les lieux cités se trouvent en Ukraine : Elisavetgrad, l’actuelle Kirovohrad, est chef-lieu de région ; Bobrinetz est chef-lieu du district où est né Trotsky.)


« В этом же году, должно быть, я совершил с отцом поездку в Елизаветград. Выехали на рассвете, ехали не спеша, в Бобринце кормили лошадей, к вечеру доехали до Вшивой, которую из вежливости называли Швивой, переждали там до рассвета, потому что под городом шалили грабители. Ни одна из столиц мира — ни Париж, ни Нью-Йорк — не произв ла на меня впоследствии такого впечатления, как Елизаветград, с его тротуарами, зелеными крышами, балконами, магазинами, городовыми и красными шарами ни ниточках. В течение нескольких часов я широко раскрытыми глазами глядел в лицо цивилизации. »



« C’est probablement en cette même année [1885, Trotsky a 6 ans] que mon père m’emmena à Elisavetgrad. Nous partîmes à l’aube, roulant sans hâte; à Bobrinetz, on donna à manger aux chevaux; vers le soir, nous arrivâmes à Vchivaïa, village que par politesse [из Вежливости] on dénommait Chvivaïa; là, nous attendîmes l’aurore parce qu’il y avait des brigands aux environs de la ville. Aucune des capitales du monde — ni Paris, ni New-York — n’a produit sur moi une aussi forte impression que celle que je reçus alors d’Elisavetgrad avec ses trottoirs, ses toits peints en vert, ses balcons, ses magasins, ses agents de police et ses globes rouges pendus à des fils. Durant quelques heures, je pus contempler en face la civilisation. »


[Vchivaïa signifie village pouilleux. Chvivaïa ne veut rien dire. — N.d.T.]

D’après http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv04.htm




Au premier abord, il s’agit d’un cas classique d’euphémisme (le traducteur, par sa note, accrédite cette opinion) : le nom du village — et il faut se demander sans attendre : pourquoi « Vchivaïa » pour rendre Вшивой « Vchivoï »? — évoquant pour eux вшивый « couvert de poux » et вшивной « pouilleux », adjectifs tirés de Вошь [pluriel Вши]
« pou » (cf. polonais wesz [pluriel wszy], tchèque veš [pluriel vši]), les gens cherchent, dans un souci de décence, de bienséance, à éviter de prononcer des mots malsonnants et, faute de mieux, tournent la difficulté en déformant sciemment ce qui les dérange (tabou linguistique) — ici, métathèse des deux consonnes initiales —, quitte à ce que le résultat n’ait pas grand sens ; ainsi, le Dit des rues de Paris (en octosyllabes, ca 1280-1300), de Guillot de Paris, mentionne au v. 483 « En la ruë de Pute-y-muce » [la pute s’y cache], voie qui existe toujours sous le nom de rue du Petit Musc, dans le quartier du Marais (IVe arrondissement).

Mais pour ce qui est du nom du village ukrainien, c’est là une analyse superficielle, un exemple d’étymologie populaire (malgré l’existence de la Champagne pouilleuse, c’est-à-dire « pauvre, peu fertile »). Les sujets parlants rattachent le toponyme Вшивой à Вши « poux », mais qu’ils en soient persuadés, leur certitude subjective, ne garantit pas qu’ils voient juste ; en réalité, l’origine du nom demeure inexpliquée.



À Moscou, l’église de saint Nicétas (Νικήτας) Martyr, Никита Мученик, est située sur Chvivaïa Gorka [Горка : « tertre, butte, hauteur, monticule, colline, motte, éminence », pour le sens = Холм], Швивая Горка, derrière la Yaouza (Яуза), affluent de la Moskova ; on trouve aussi Vchivaïa Gorka, Вшивая Горка, ces noms me paraissant avoir inspiré les transcriptions adoptées par le traducteur de Trotsky.



On trouve une configuration similaire à Solikamsk, Соликамск.



Voici en outre un passage tiré d’un récit anonyme publié en feuilleton dans The Inter-national Weekly Miscellany Of Literature, Art, and Science (Vol. I, fascicule no 7, publié le 12 août 1850 à New-York), intitulé The Ivory Mine : A Tale of the Frozen Sea, chap. VIII : The Voyage Home, page 213. Comme le titre le laisse entendre, les personnages sont des cher-cheurs d’ivoire fossile, dans l’ancienne Iakoutie (Extrême-Orient sibérien).




Under considerable disadvantages did Sakalar, Ivan, and their friends prepare for the conclusion of their journey. Their provisions were very scanty, and their only hope of replenishing their stores was on the banks of the Vchivaya River, which being in some places pretty rapid might not be frozen over. Sakalar and his friends determined to strike out in a straight line. Part of the ivory had to be concealed and abandoned, to be fetched another time; but as their stock of provisions was so small, they were able to take the principal part. It had been resolved, after some debate, to make in a direct line for the Vchivaya River, and thence to Vijnei-Kolimsk. The road was of a most difficult, and, in part, unknown character; but it was imperative to move in as straight a direction as possible. Time was the great enemy they had to contend with, because their provisions were sufficient for a limited period only.


En quel sens un cours d’eau pourrait-il être qualifié de « pouilleux » ?
Du reste, on a aussi tenté, en désespoir de cause, d’expliquer les Vchivoï et Vchivaïa à partir de formes construites sur le verbe Шить « coudre » ; avec le succès que l’on devine.




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