Commynes : un rude hiver
La scène se passe en novembre 1468 à Polleur (en wallon, Poleûr), dans les pays de Bourgogne « de par-deçà » (de landen van herwaarts over) ou Pays-d’en-haut, dans la Belgique actuelle : province de Liège, district de Verviers.
« Par trois jours fut departi le vin, qu’on donnoit chez le duc pour les gens qui en demandoient, à coups de coignée, car il estoit gelé dans les pippes ; et faloit rompre le glaçon qui estoit entier et en faire des pièces que les gens mettoient en un chapeau, ou en un pannier, ainsi qu’ils vouloient.» | « Par trois jours fut departi le vin que on donnoit chez le duc pour les gens qui en demandoient a coups de congnee, car ilz estoient geléz dedans les pippes et failloit rompre le glasson qui estoit entier et en faire des pieces, que les gens mectoient en ung chapeau ou en ung panier, ainsi qu’ilz vouloient.» |
Pendant trois jours, on distribua le vin, qu’on donnait chez le duc [de Bourgogne, Charles le Téméraire] à ceux qui en faisaient la demande, à coups de cognée, car il était gelé dans les pipes [futailles d’une contenance variant entre 410 et 650 litres] ; et il fallait casser le bloc de glace et le débiter en morceaux, que les gens mettaient dans un chapeau ou un panier, à leur guise.
L’extrait permet une comparaison superficielle entre deux éditions (à partir de manuscrits différents) destinées à un public rompu à des degrés variables au travail de lecture d’un texte ancien et dont l’autonomie varie en conséquence.
Au lieu de recenser avec minutie les choix qui les distinguent (ponctuation, diacritiques, graphies), je préfère m’en tenir à la mention de deux traits marquant la ligne de sépa-ration.
Jusqu’au milieu du XVIe siècle, dans est extrêmement rare (mais attesté, bien entendu, et même chez Commynes). Si, comme je le crois, il y a eu intervention éditoriale de la part de J. Dufournet, elle répond à un souci de modernisation du texte pour en faciliter l’abord au lecteur.
À plus forte raison dans le cas de failloit/falloit : « falloir », tiré de « faut » (forme fléchie de « faillir »), se répand vers 1450 mais a conservé longtemps des formes communes en
-ill- (seul le subjonctif « faille » s’est maintenu). À titre d’exemple, Montaigne emploie les deux variétés, mais le vérifier n’est pas toujours tâche facile : « c’estoit au lendemain, en la place, qu’il falloit venir à l’execution » (Essais, I, XLIV : Du dormir, Thibaudet & Rat, p. 263) masque « failloit » de l’Exemplaire de Bordeaux.
A contrario, J. Blanchard choisit de passer sous silence qu’« ilz estoient geléz » ne devant s’accorder ni avec gens ni avec coups, le texte en l’état perpétue une bourde de l’amanu-ensis de Commynes ou d’un copiste ultérieur.
Voici comment Michael Jones (Ph. de Commynes, Memoirs. The Reign of Louis XI (1461-1483), Penguin Books, 1972) rend le passage:
Commynes a écrit deux fois « les gens » : la première fois, le traducteur a passivé et modulé en ‘anyone’ mais, se retrouvant démuni pour la seconde occurrence qui est sujet, il a eu recours à la béquille ‘the servants’ qui ne renvoie à rien d’aussi précis dans l’original et donc surtraduit.
Libellés : Jean Dufournet, Joël Blanchard, Michael Jones, Philippe de Commynes
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home