18 mai 2007

Suétone et Franz Xaver Messerschmidt:
contributions à l'art du portrait











De Vita Cæsarum, X : Diuus Vespasianus, XX :




Statura fuit quadrata, compactis firmisque membris, uultu ueluti nitentis: de quo quidam urbanorum non infacete, siquidem petenti, ut et in se aliquid diceret: « Dicam, inquit, cum uentrem exonerare desieris. »


[Vespasien] avait la corpulence carrée, les membres ramassés et vigoureux, le visage faisant penser à celui d’un homme pendant l’effort. D’où la réponse assez plaisante d’un auteur de bons mots qu’il pressait de dire aussi un trait d’esprit sur son compte : « Je le ferai dès que tu auras fini de soulager ton ventre. »

Trad. de J.-R.-T. Cabaret-Dupaty, Paris, 1893, avec quelques adaptations de Jacques Poucet, Professeur émérite à l’université de Louvain (Louvain-la-Neuve), 2001.



He was broad-set, strong-limbed, and his features gave the idea of a man in the act of straining himself. In consequence, one of the city wits, upon the emperor’s desiring him “to say something droll respecting himself,” facetiously answered, “I will, when you have done relieving your bowels.”

Translation of Alexander Thomson (1790), revised and corrected by Thomas Forester (1855).


He was well built,42 with strong, sturdy limbs, and the expression of one who was straining. Apropos of which a witty fellow, when Vespasian asked him to make a joke on him also, replied rather cleverly: “I will, when you have finished reliev-ing yourself.”

42 According to Celsus, 2.1, quadratum is applied to a well-proportioned body, neither slender nor fat.

Translation by J. C. Rolfe, in the Loeb Classical Library edition, 1913‑1914. Source : LacusCurtius — William (‘Bill’) P. Thayer.





Le mot-clé de l’anecdote est nitentis, génitif singulier du participe présent du verbe déponent nītī : la physionomie de l’empereur, l’expression de son visage (uultus), invitait à la comparaison avec celle d’un homme qui [va à la selle et] « pousse » ; cf. pousser : « Se dit d’une femme qui, pour accoucher, fait des efforts pour expulser le fœtus » (lexis, 1975), en emploi absolu : « Faire des efforts pour expulser quelque chose de son orga-nisme » (TLFi). Cf. nīxŭs, puis nīsŭs « travail » de la parturiente, ēnītī « accoucher » (le rapprochement avec les nixi dii est hasardeux).


Dans le même texte de Suétone, en XXIV, 2, autre occurrence d’une forme de nītī dans la description des derniers instants de Vespasien, qui — coïncidence — est aux toilettes :




Aluo repente usque ad defectionem soluta, « imperatorem, » ait, « stantem mori oportere »; dumque consurgit ac nititur, inter manus subleuantium extinctus est…

Saisi tout à coup d’une diarrhée qui l’épuisait: « Il faut, dit-il, qu’un empereur meure debout » et, tandis qu’il faisait un effort pour se lever, il expira entre les bras de ceux qui l’assistaient

At last, being taken ill of a diarrhoea, to such a degree that he was ready to faint, he cried out, “An emperor ought to die standing upright.” In endeavouring to rise, he died in the hands of those who were helping him up

Taken on a sudden with such an attack of diarrhoea that he all but swooned, he said, “An emperor ought to die standing,” and while he was struggling to get on his feet, he died in the arms of those who tried to help him





L’expression consurgit ac nititur combine un hendiadys et un hystéron protéron : « il se met debout (consurgit) et fait un effort » pour « il s’efforce de se mettre debout ».











Toujours dans le même texte, un passage (XXIII, 7-8) dont deux traductions omettent un élément important :


Ac ne in metu quidem ac periculo mortis extremo abstinuit iocis. Nam cum inter cetera prodigia Mausoleum derepente patuisset et stella crinita in cælo apparuisset, alterum ad Iuniam Caluinam e gente Augusti pertinere dicebat, alterum ad Parthorum regem qui capillatus esset; prima quoque morbi acces-sione: « , » inquit, « puto deus fio. »


Ni le danger, ni la crainte de la mort ne l’empêchaient de plaisanter. On disait qu’entre autres prodiges, le mausolée des Césars s’était tout à coup ouvert, et qu’une comète avait paru au ciel. Il prétendit que le premier de ces prodiges regardait Junia Calvina, qui était de la famille d’Auguste, et que le second regardait le roi des Parthes qui était chevelu. Dès le commencement de sa maladie, il se mit à dire: « Je crois que je deviens dieu ».


Not even when he was under the immediate apprehension and peril of death, could he forbear jesting. For when, among other prodigies, the mausoleum of the Caesars suddenly flew open, and a blazing star appeared in the heavens; one of the prodigies, he said, concerned Julia Calvina, who was of the family of Augustus; and the other, the king of the Parthians, who wore his hair long. And when his distemper first seized him, “I suppose,” said he, “I shall soon be a god.”



« hélas, (par) malheur » donne une inflexion amère ou résignée à la formule pleine d’esprit de Vespasien, qui fait allusion au sens originel d’apothéose (ἀποθέωσις) : l’élévation au rang des dieux après sa mort (imminente) ; rituel prétexte à raillerie de l’empereur défunt pour se faire bien voir de son successeur dans « L’apothéose satirique du divin Claude » (Ἀποκολοκύντωσις) ou « métamorphose [de l’empereur Claude, après sa mort] en gourde/ calebasse/ coloquinte/ courge » — bien des cucurbitacées font l’affaire, à l’exception de la citrouille et du potiron, inconnus en Europe avant 1492. (Voir à la fin de ce billet l’extrait d’un texte dû à Michel Dubuisson.)


(Le paragraphe cité contient entre autres une plaisanterie tirée par les cheveux, puisqu’elle s’appuie sur le rapport entre stella crinita — pour rendre κομήτης « (astre) chevelu », d’où comète —, Caluina qui évoque caluus « chauve », et Vologases/Vologèse le Chevelu (capillatus), roi des Parthes de la dynastie des Arsacides.)











L’attestation d’ăpŏthĕōsis en latin est tardive (Tertullien, Prudence). Les textes qu’on peut consulter sur Internet donnent l’impression que le terme est attesté chez Cicéron (Ad Att. I, XVI, 13) :



Dixi hanc legem P. Clodium iam ante seruasse; pro nuntiare enim solitum esse et non dare. Sed heus tu! uidesne consulatum illum nostrum, quem Curio antea apotheosin uocabat, si hic factus erit, fabam mimum futurum? Quare, ut opinor, philosopheteon, id quod tu facis, et istos consulatus non flocci facteon.

« Là-dessus, j’ai dit qu’il y avait longtemps que Clodius observait cette loi; car il promet de l’argent et n’en donne jamais. Dites-moi, je vous prie, ne pensez-vous point qu’avec un pareil consul [Lucius Afranius], le consulat, que Curion [Caius Scribo-nius Curio] regardait comme une divinisation de l’homme, ne sera plus qu’une royauté de la fève? Philosophons donc, ainsi que vous faites déjà, et ne voyons désormais qu’un chiffon dans la pourpre consulaire. »

(Traduction Jean Marie Napoléon Désiré Nisard, 1841)


I remarked that P. Clodius had obeyed this law by anticipation, for he was accustomed to promise, and not pay. But observe! Don’t you see that the consulship of which we thought so much, which Curio used of old to call an apotheosis, if this Afranius is elected, will become a mere farce and mockery? Therefore I think one should play the philosopher, as you in fact do, and not care a straw for your consulships !

(Traduction Evelyn Shirley Shuckburgh)






Cette présentation est de nature à induire en erreur, tant il est certain qu’il faut lire ἀποθέωσιν et φιλοσοφητέον. Le premier terme (qui, notons-le, appartient à une formule de Curio : « la charge de consul grandit/ élève/ sublime/ transcende ceux qui en sont investis ») n’y pas encore, pour les Romains, l’acception de déification/divinisation [d’un empereur, de surcroît] après la mort ; la lettre date de juin-juillet 61 alors que le temple du diuus Iulius n’est pas antérieur à 29 et, le moment venu, on parlera de consēcrātĭo. Le second terme, adjectif verbal signifiant « il faut pratiquer l’amour de la sagesse, réfléchir, méditer », évoque l’Euthydème et un fragment d’Aristote, dont Athanase d’Alexandrie se souviendra : « Eἴτε φιλοσοφητέον, φιλοσοφητέον, εἴτε μὴ φιλοσοφητέον, φιλοσοφη-τέον, πάντως φιλοσοφητέον » ; sur ce modèle, Cicéron invente pour la circonstance et par boutade un facteon hybride, au lieu du faciendum attendu.

En grec même, du reste, ἀποθέωσις n’est pas attesté avant Strabon (à propos d’un mythe plaçant en Calabre la mort de Diomède) et Dion Cassius, rapportant un sarcasme cynique de Néron sur la mort de Claude par empoisonnement, n’emploie pas le mot juste et se sert d’une périphrase qui rappelle le « deus fio » de Vespasien :




Ὡς δὲ ἐκεῖνος [Κλαύδιος] οὐδὲν ὑπό τε τοῦ οἴνου, ὃν πολὺν ἀεί ποτε ἔπινε, καὶ ὑπὸ τῆς ἄλλης διαίτῃς, ᾗ πάντες ἐπίπαν πρὸς φυλακήν σφων οἱ αὐτο-κράτορες χρῶνται, κακοῦσθαι ἠδύνατο, Λουκοῦστάν τινα φαρμακίδα περι-ϐόητον ἐπ’ αὐτῷ τούτῳ νέον ἑαλωκυῖαν [Ἀγριππῖνα] μετεπέμψατο, καὶ φάρμακόν τι ἄφυκτον προκατασκευάσασα δι’ αὐτῆς ἔς τινα τῶν καλουμέ-νων μυκήτων ἐνέϐαλε. […]

Kαὶ ὁ Νέρων δὲ οὐκ ἀπάξιον μνήμης ἔπος κατέλιπε· τοὺς γὰρ μύκητας θεῶν βρῶμα ἔλεγεν εἶναι, ὅτι καὶ ἐκεῖνος διὰ τοῦ μύκητος θεὸς ἐγεγόνει.


« Mais, comme le vin qu’il [l’empereur Claude] prenait toujours en grande quantité, et les autres précautions dont usent les empereurs pour conserver leur vie, empê-chaient qu’il pût en ressentir aucune atteinte, elle [Agrippine, épouse de Claude] envoya chercher Lucuste [variante : Locuste], empoisonneuse fameuse, et prépara, avec son assistance, un poison sans remède qu’elle mit dans ce qu’on appelle un champignon. […]

Néron aussi a dit une parole qui mérite bien de ne pas rester oubliée ; il a dit que les champignons étaient un mets des dieux, puisqu’ils avaient valu à Claude de devenir dieu. » (E. Gros)


But since, owing to the great quantity of wine he was forever drinking and his general habits of life, such as all emperors as a rule adopt for their protection, he could not easily be harmed, she sent for a famous dealer in poisons, a woman named Lucusta, who had recently been convicted on this very charge; and preparing with her aid a poison whose effect was sure, she put it in one of the vegetables called mushrooms. […]

Nero, too, has left us a remark not unworthy of record. He declared mushrooms to be the food of the gods, since Claudius by means of the mushroom had become a god.” (Earnest Cary)



Remarque :

Μύκης étant le mot usuel pour désigner un champignon en général (et non pas une espèce particulière : bolet, cèpe, ou autre), je suis surpris par la formulation de Dion Cassius « ce qu’on appelle un champignon », τινα τῶν καλουμένων μυκήτων, d’autant que le même auteur emploie le terme par ailleurs sans recourir à cette précaution oratoire :



Στρατεύσαντι δὲ τῷ Τραϊανῷ κατὰ τῶν Δακῶν καὶ ταῖς Τάπαις, ἔνθα ἐστρα-τοπέδευον οἱ βάρϐαροι, πλησιάσαντι μύκης μέγας προσεκομίσθη, γράμμασι Λατίνοις λέγων ὅτι ἄλλοι τε τῶν συμμάχων καὶ Βοῦροι παραινοῦσι Τραϊα-νῷ ὀπίσω ἀπιέναι καὶ εἰρηνῆσαι. (LXVIII, 8)

« Dans l’expédition de Trajan contre les Daces, lorsqu’il fut près de Tapes, où cam-paient les barbares, on lui apporta un gros champignon, où était écrit en caractères latins que les autres alliés et les Burres engageaient Trajan à retourner en arrière et à conclure la paix. »










SENEQUE — APOTHEOSE SATIRIQUE DU DIVIN CLAUDE

par Michel Dubuisson (Université de Liège, Belgique)

dans la section « Traductions » de la BIBLIOTHECA CLASSICA SELECTA

de l’université de Louvain (Louvain-la-Neuve), 1999



Extrait





Des appellations nombreuses et fort diverses par lesquelles il est désigné dans nos manus-crits — Diui Claudii apotheosis per satiram, Ludus de morte Claudii, Satira de Claudio Cæsare, De morte Claudii Cæsaris iudicio pœnaque post mortem, Ludi de obitu Claudii... — on peut conclure que ce texte, sinon clandestin, du moins à diffusion restreinte, ne portait pas plus de titre que de nom d’auteur. Sa désignation traditionnelle chez les modernes, qui ne figure dans aucun manuscrit, provient d’un passage de Dion Cassius (LX, 35, 3): συνέθηκε μὲν γὰρ καὶ ὁ Σενέκας σύγγραμμα, ἀποκολοκύντωσιν αὐτὸ ὥσπερ τινὰ ἀθανάτισιν ὀνομά-σας. Ce curieux composé, qui est évidemment un hapax, a fait couler beaucoup d’encre. S’il désigne effectivement une transformation en cucurbitacée, s’agit-il d’une gourde symbolisant la charge de petit fonctionnaire dans laquelle Caligula décide de confiner son successeur (Heller), d’une gourde (nous dirions aussi cornichon) symbolisant la bêtise de Claude (Szilágyi), ou d’une calebasse évoquant le culte de Cybèle qu’il avait été le premier à favoriser (Deroy)? (Il ne s’agit en tout cas pas de la citrouille, inconnue de l’antiquité.) Mais il n’est même pas sûr que le mot comporte la moindre allusion aux coloquintes et autres courges: Verdière, par exemple, propose de couper ἀπο-κολο-κύντ-ωσις et comprend « cessation d’une impudence (cf. κύντερος) intestinale (κόλον) », hypothèse qui a au moins le mérite de faire directement écho au texte et à la manière dont il décrit les derniers instants de Claude.

Ce qui paraît en tout cas clair, mais qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler, c’est que les innombrables tentatives faites pour élucider l’énigme de l’ « apocoloquintose » ont leur place dans la bibliographie de Dion Cassius, non dans celle de Sénèque: jamais notre texte n’a porté ce titre...




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