17 mai 2007

Courteline citant Esope (dans le texte)


En 1903, Georges Courteline fait représenter au Théâtre Antoine La Paix chez soi, pièce en un acte à deux personnages : Edouard Trielle (feuilletoniste) et sa femme Valentine, cette dernière héritant peut-être de certains traits de la première Mme Courteline, décédée quelques mois auparavant.

Extrait de la scène IV et ultime :

« Valentine. — C’est pourtant vrai que tu es un bon mari.

Trielle. — Il est fâcheux que tu t’en aperçoives le jour, seulement, où je réussis à te faire peur.

Elle ne répond que d’un petit mouvement de corps, tendre et câlin ; un remords qui se fait caresse. Elle se glisse dans son bras dont ensuite, de force, elle se ceinture la taille, et elle demeure nichée, honteuse, le front reposé à l’épaule du jeune homme qui l’a laissée faire sans rien dire.

Trielle. — Οἵα κεφαλή, dit le renard d’Esope, καὶ ἔγκεφαλον οὐκ ἔχει.

Valentine. — Qu’est-ce que tu dis ?

Trielle. — Rien. C’est du grec.

Valentine, vaguement flattée. — Comme tu es gentil quand tu veux ! […] »


Ce passage se retrouve tel quel dans une adaptation : un sketch dans Scènes de ménage (1954), film d’André Berthomieu, où le couple était interprété par François Périer et Marie Daëms.


La citation grecque est tirée d’une fable d’Ésope, Le Renard et le masque (Ἀλώπηξ πρὸς μορμολύκειον), dont se sont inspirés Phèdre (I,VII : Vulpis ad Personam Tragicam) et La Fontaine (IV, 14 : Le Renard et le buste), qui traduit
« Belle tête, dit-il, mais de cervelle point. »


Même si le dramaturge a pris la peine — ce qui est rare — de préciser quels étaient l’au-teur et la langue de la citation, il ne pouvait escompter être goûté que d’une fraction de son public, fraction encore plus faible pour le film de Berthomieu, un demi-siècle plus tard.

Laissons de côté la portée de la citation (classique, en situation, pimente la fin de la scène et de la pièce d’une petite pointe de misogynie, censée faire rire : par construction, c’est Trielle qui a le dernier mot).


L’auteur veut se faire plaisir, au risque de n’être compris que d’une minorité (qu’on choi-sisse ou non de qualifier cette pratique d’élitiste) : cela fait partie de ses prérogatives.

Le même peut estimer valorisant de rehausser son texte, à des doses variables, d’em-prunts aux classiques (connotant sérieux et culture).

Le dramaturge voit son avantage à cette stratégie discursive, divisant le public comme elle divise les personnages (bipolarisation), qui introduit une tension et dynamise la scène.

Le feuilletoniste, montré tirant à la ligne et pondant une prose digne de Ponson du Terrail, affirme qu’il vaut mieux que son emploi de tâcheron des Lettres : de la citation comme revendication de statut.

À la faveur de l’introduction d’un élément étranger,
comique verbal (« Rien. C’est du grec »),
psychologique (« C’est du grec » d’où « vaguement flattée »),
de situation (« καὶ ἔγκεφαλον οὐκ ἔχει / mais de cervelle point »,
d’où résultat paradoxal « Comme tu es gentil quand tu veux ! »).


L’œuvre de fiction a un public hétérogène ; l’auteur peut choisir de privilégier la compré-hension par telle ou telle section du public : c’est le motif de ce choix qui, parfois, nous échappe.



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