22 mai 2007

« Ohé Lambert ! » : des scies et des mais



« J’ai eu un début d’année plein de turpitudes », me confiait un jour la patronne du café Le Champo, rue des Ecoles, voulant parler de ses vicissitudes. Difficultés, complications, ennuis, tracas, soucis, tribulations, arias étaient notre lot à tous, mais nous ne connaissions pas notre bonheur de disposer de « mots pour le dire » avant l’invasion du champ sémantique par le calque de l’anglais ‘problem’.

1966 et “Cul-de-Sac” [c’est-à-dire « impasse » ; „Wenn Katelbach kommt“ me semble un titre plus riche], film de Roman Polanski (avec Donald Pleasence, Françoise Dorléac) et l’understatement du bandit blessé au ventre, perdant son sang, Albie (interprété par Jack MacGowran), assis à la place du mort dans une Morris Minor à moitié engloutie par la marée sur la chaussée menant à l’île de Lindisfarne : “Richard … I’ve got a problem”. (Mais, à dire vrai, dans la chanson d’Edith Piaf — qui en est la parolière — « l’Hymne à l’Amour », 1949, on trouve déjà « Peu m’importent les problèmes » et « Dans le ciel plus de pro-blèmes ». Je ne m’en suis rendu compte que bien plus tard.)





A Les lexicographes font remonter à 1748 (dans le Journal historique ou Mémoires littéraires, de Charles Collé [1709-1783]) la 1ère attestation de scier quelqu’un = le bassiner, le tanneron s’y tanne aux airs », Mérimée à propos de Tannhäuser], tous verbes qui évoquent la monotonie lassante d’un va-et-vient. D’Hautel, Dictionnaire du bas-langage (1808), enregistre « Tu me scies le dos avec une latte [un sabre, une épée]. Pour, tu m’impatientes, tu m’obsèdes par tes propos », tronqué par la suite (l’Illustre Gaudissart à Jenny, 1833 : « La grande Mathilde, qui te scie le dos avec ses comparaisons, […] n’y trouvera rien à redire » ; la plus illustre des lorettes à Jenny Cadine, dans la Cousine Bette, 1846 :
« Josépha me scie l’omoplate avec ses tableaux, répondit Carabine, et j’en veux avoir de plus beaux que les siens... »). Sciant « ennuyeux » est attesté depuis 1801.

B « Ça doit être une fameuse scie... un muet... pas le moyen de causer... », explique au médecin la concierge, Madame Bougnol [sans rapport avec bignole, semble-t-il], dans Atar-Gull, d’Eugène Sue (1831). Le lien avec la musique n’apparaît qu’en 1864, chez Labiche (Le Point de mire, acte III, scène VI) :

« Maurice. [le fils] — Elle [Berthe Carbonel] me fait l’effet d’une jolie petite salade de laitue dans laquelle on aurait oublié le vinaigre.

Duplan. [le père] — Elle est pourtant musicienne.

Maurice. — Ah! oui, parlons-en!

Duplan. — Il m’a semblé qu’elle touchait du piano.

Maurice. — Trop!

Duplan. — Quoi?

Maurice. — Trop de piano! le matin de sept à neuf... après déjeuner de deux à quatre... et le soir de huit à dix... six heures de piano, aux applaudissements de sa famille... et toujours le même air... la Rêverie de Rosellen. (Il fredonne l’air en grinçant.) Cela prenait les proportions d’une scie... c’était à vous rendre enragé.

Duplan. — Que tu es bête!... on fait comme moi, on n’écoute pas... (À part.) On dort. »


Henri Rosellen [1811-1876], pianiste et compositeur, est surtout connu pour ses Rêveries, dont une, en tremolo (op. 31, no1, en sol, sur un poème de Heine : Wenn ich in deine Augen seh’) « a été célèbre dans l’Europe entière », selon le Larousse du XXe Siècle. Il y a d’autant moins de raison d’en douter que c’est la mélodie que jouent Varville dans La Dame aux camélias (non dans le roman de 1848, mais dans l’adaptation théâtrale — acte I, scène V —, quatre ans plus tard ; Marguerite Gautier ne la connaît pas) et Mlle Pierrotte dans le Petit Chose (1868). Charles Cros s’en souviendra, dans La Science de l’amour (1884) :


« J’allai trouver Chopin et lui demandai :

« Vous avez beaucoup joué du piano dans le monde. Quelle est la musique qui plaît le plus aux femmes ? »

Il me répondit sans hésiter. : « La Rêverie de Rosellen.

Quarante mille francs, si vous voulez m’enseigner à jouer parfaitement cette Rêverie. »

Chopin, ridiculement impratique, se récusa […]. »

C La scie extra-musicale : Ohé Lambert!
(Paule Adamy et Alain Barbier Sainte-Marie consacrent à ce sujet une agréable petite synthèse à l’adresse http//:freresgoncourt.free.fr/scies/pageune.htm.).

Voici ce qu’écrit Nicolas-Jules-Henri Gourdon de Genouillac [1826-1898], dans Les refrains de la rue de 1830 à 1870, publié en 1879 :

« Un jour, au 15 août 1864, quelques farceurs s’interpellent dans la gare du chemin de fer de l’Ouest* par ces mots : Ohé Lambert!

D’autres répondent ; on vit là une allusion, un hurrah poussé en l’honneur d’un prince hôte de la France ; peut-être un cri séditieux. On le répéta ; il partit comme une traînée de poudre, et pendant deux jours, sur le boulevard, dans les rues, en chemin de fer, sur les routes, sur la terre et sur l’onde, on n’entendit qu’un cri : Ohé Lambert!

Les théâtres s’en emparèrent, Félix Baumaine fit vite une chanson dont le refrain fut : Ohé Lambert! et dans les cafés-concerts, le public le cria.

Huit jours plus tard, c’était fini, évanoui, passé de mode. »


*La gare de l’Ouest-Rive gauche est l’ancêtre de la gare Montparnasse.


Avec le recul, seules les traces laissées par le phénomène de mode sont encore dignes d’intérêt. « Il serait curieux de savoir qui a le premier lancé Lambert ; je le sais, je crois ; je le dirai peut-être un jour », écrit Jules Vallès (dans un article du 19 décembre 1865 consacré à Pipe-en-Bois, Pléiade, éd. de Roger Bellet, 1975, t. I, p. 595) : propos, hélas, sans suite. Mais dans la Rue à Londres : un Dimanche anglais (1883), cette scie précisément fait partie des éléments évocateurs pour l’exilé (t. II, p. 1195) :

« [chez nous] On se bouscule dans les salles d’attente, on se perd sur le quai, on s’interpelle d’un train à l’autre ! — Ohé ! Lambert! — Vive Paris !… Entends-tu, joyeuse Angleterre ! »


D « « Ohé Lambert! Où est Lambert? As-tu vu Lambert? » est l’épigraphe d’une nouvelle — burlesque et inachevée — de Dostoïevski, écrite en 1864 : Le Crocodile (Крокодил), et dont voici le début, sans le moindre rapport, dans la traduction d’André Markowicz :



(la scène se passe à Saint-Pétersbourg ; le Passage, Пассаж, est une galerie marchande qui existe toujours et qui est située sur la « perspective Nevski », c’est-à-dire l’avenue de la Néva)


« Ce treize janvier de notre année mil huit cent soixante-cinq, à midi et demi, Eléna Ivanovna, épouse d’Ivan Matvéïtch, un docte ami, collègue et, en partie, lointain parent à moi, exprima le désir de regarder le crocodile qu’on exhibait contre un prix affiché dans le Passage. Ayant déjà en poche son billet de sortie (moins pour maladie que pour curiosité intellectuelle) en vue d’un voyage à l’étranger, se considérant donc déjà comme en congé de son service et se trouvant, ce matin-là, libre comme l’air, Ivan Matvéïtch, loin de mettre le holà sur ce désir irrépressible qu’exprimait son épouse, s’enflamma lui-même de curiosité. « Une idée magnifique, dit-il, tout content, allons visiter le crocodile ! Nous qui nous préparons à voir l’Europe, ça ne nous fera pas de mal de faire connaissance encore sur place avec les aborigènes qui la peuplent » [...] # Собираясь в Европу, не худо по-знакомиться еще на месте с населяющими ее туземцами


Je sais bien que, pour parodier Tristan Bernard, « on est toujours l’aborigène de quelqu’un », et que туземцы peut être rendu ainsi, mais le résultat n’est pas banal (à titre de comparaison, Constance Black Garnett traduit par “its indigenous inhabitants”). { « contre un prix » ? « regarder le crocodile » ? « mettre le holà sur » ? « pour curiosité intellectuelle » ?} — Double remarque à propos de туземцы : une gazette russe consacrait au tout nouveau Musée du quai Branly un article à la une et titrait « Туземцы в Париже » ; pour sa distribution en Russie, le film de Rachid Bouchareb « Indigènes » s’appelle Туземцы.

Enfin, Dostoïevski publie l’Adolescent (Подросток, 1875), que l’écrivain avait envisagé d’intituler Le Désordre (Беспорядок ; Tourgueniev a écrit que c’était « le chaos devenu roman »), dont Lambert (prénommé Maurice) est un personnage « interlope » (comme on ne dit plus ; il est maître chanteur) aux mauvaises fréquentations, au nombre desquelles Nikolaï Sémionovitch Andréïev (« le grand dadais », en français dans le texte), qui ne laisse passer aucune occasion de vociférer à la face de l’intéressé, et de préférence en public : « Ohé, Lambert ! Où est Lambert ? As-tu vu Lambert ? » (IIIe partie, chap. V, section 2, etc. ; toujours en français : les éditions russes traduisent en note). C’est à croire que le nom du personnage a été choisi pour préparer la voie au leitmotiv… Je crois d’ailleurs ne pas être loin du compte en écrivant cela, car j’en trouve la confirmation dans une citation trouvée sur le site de Michael H. Kelly
(http://www.michaelkelly.fsnet.co.uk/lambert.htm) et tirée d’un article de Katia Dianina : Passage to Europe: Dostoevskii in the St. Petersburg Arcade (Slavic Review, Vol. 62, No. 2 (Summer, 2003), pp. 237-257.


“Incessant writing about cultural trivia called for a particular style, which Dostoevskii expressly sets out to imitate from the very beginning of The Crocodile. The story’s epigraph: ‘Ohe Lambert! Ou est Lambert? As-tu vu Lambert?’ alludes to an epidemic of lunacy that broke out in Paris in August 1864, when this nonsensical refrain apparently sounded on every street corner. St. Petersburg, too, went gaga over it. Golos, for example, published two feuilletons devoted to Lambert and announced the upcoming local production of a vaudeville show and a drama, both entitled: ‘Eh, Lambert!’ In sharp contrast to the carefree tone with which Golos covered the Lambert incident, Dostoevskii’s civic-minded colleague A.A. Golavachev chided the French bourgeoisie for its nonsensical merrymaking in the September 1884 issue of Ephoka. In The Crocodile Dostoevskii critiques this by imitating; having invoked the trifling discourse typical of the newspaper feuilletonists in the epigraph, he proceeds to reproduce it in the narrative’s exposition.”


A.A. Golavachev doit être Алексей Адрианович Головачев (1819-1903).

Ephoka est mis pour Epokha/Эпоха, publication dont Dostoïevski était co-propriétaire/rédacteur-en-chef et qui ne parut que de février 1864 à juin 1865 ; il faut donc lire ‘September 1864’.





Bref complément


L’attention des relecteurs de textes plurilingues est mise à rude épreuve et qu’il est facile de la prendre en défaut !


“Ah le petit vilain” she shouted to the younger one ; “ne m’approchez pas, ne me salissez pas, et vous, le grand dadais, je vous planque à la porte tous les deux, savez vous cela !”.

Dans la même version du texte, le prince Sokol’ski, brûlant de mille flammes, fait cet aveu singulier : « Chère enfant, je nous aime ! » (in A Raw Youth ; erreurs absentes de l’original.)



Pour « je nous aime »:

titre d’une pièce de Véronique Olmi (« Je nous aime beaucoup »)

titre de deux chansons :

Julie Arel
JE NOUS AIME
Guy Godin — Monique Bailly, 1978

Michel Fugain
JE NOUS AIME
Paroles: Denis Le Guillochet et Michel Fugain, 1989










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