06 juin 2007

Abraham Bloemaert :
Het triktrakspel / La partie de trictrac


Le Musée d’Art ancien, un des quatre Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles (rue de la Régence, entre la place Royale et la si jolie place du Petit Sablon), expose jusqu’au 1er juillet des dessins du Siècle d’or hollandais de la collection Jean de Grez.

Le no11 de cette très belle exposition est un dessin à la plume et à l’encre brune dû à Abraham Bloemaert (1566-1651, catholique, qui se fit une renommée grâce à ses tableaux sur des thèmes mythologiques et religieux), intitulé Het triktrakspel / La partie de trictrac.

Voici un extrait de la notice, rédigée par Natasja Peeters :



Vier mensen zijn rond een tafel gegroepeerd, en lijken volledig geconcenteerd op een triktrakboord dat over de rand van de tafel helt. […] Aan de rechterzijde leunt een vrouw met haar arm op de tafel; ze heeft haar jurk opgetrokken zodat haar blote benen zichtbaar zijn. Achteraan zit een tweede vrouw.


La partie correspondante dans la version française a de quoi surprendre :

Quatre hommes sont groupés autour d’une table, apparemment absorbés par le jeu de trictrac qui dépasse de la table. […] À droite, une femme appuie le bras sur la table; elle a relevé ses jupes et dévoile ses jambes nues. Derrière elle se tient une seconde femme.


Bref, quatre hommes dont deux femmes.

Il s’agit d’une erreur de traduction imputable à la confusion entre
mens, mensen (cf. all. Menschen) « être humain », homo
et
man, mannen (cf. all. Männer) « homme, être de sexe masculin », uir.

La notice en néerlandais parlait, bien entendu, de « quatre personnages ».


Le dessin montre une auberge ou un bordel où se déroule une scène de dévergondage (la femme aux jupes relevées est placée de telle façon que son intimité ne peut pas échapper au regard du spectateur du tableau, d’autant que l’architecture de la toile oriente ce regard), de dissipation (quel est au juste l’enjeu de la partie qui se déroule sous nos yeux ?) : peut-être La partie de trictrac est-elle une « vanité ».


Le tablier sur lequel se joue le trictrac porte en néerlandais le nom de verkeerbord, devenu synonyme de triktrak (qu’on appelle aussi verkeerspel). À ce propos, Natasja Peeters rappelle que verkeer (dont le sens usuel de nos jours est « va-et-vient, aller-et-retour », cf. all. Verkehr) évoque la devise (zinspreuk) du poète et dramaturge Gerbrand Adriaensz. Bredero (1585-1618) ’t kan verkeeren « ça peut changer» (« la chance peut tourner »), formule devenue très vite proverbiale.






Le Louvre expose d’ailleurs un tableau (Sully, 2e ét., donation de Croÿ, salle B) de Vincent Laurensz. Van de Vinne (1629-1702) « Vanité avec une couronne royale et le portrait de Charles Ier d’Angleterre, décapité en 1649 », où l’on peut lire deux inscriptions : « Denckt op t’ent » (pense à la fin [qui t’attend]) et, au-dessous du médaillon représentant Charles Ier, « ’t kan verkeren », que la notice no8290 du musée rend par « cela peut changer », alors que le thème est celui du caractère fugace et changeant, de l’inconstance de la fortune (comme le rappelle Jean Céard, Montaigne se vit reprocher par les censeurs du Vatican
« d’avoir usé du mot de Fortune » au lieu de parler de Providence);
je dirais « la roue tourne », topos illustré (par Dürer, croit-on) dans La Nef des fous (Das Narren Schyff, Bâle, 1494), du Strasbourgeois Sebastian Brant : Wer sitzet vff des glückes rad



En marge de mon sujet : dans son remarquable ouvrage consacré aux noms de famille flamands dans le Nord de la France (Verklarend woordenboek van de familienamen in België en Noord-Frankrijk), le philologue belge Frans J.A. Debrabandere indique que l’origine du patro/matronyme Dequecker (avec variantes graphiques) est le moyen néerlandais kweker, kwaker, sobriquet désignant un « joueur de trictrac ».




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