Ucalégon
There be two men of all mankind
That I should like to know about;
But search and question where I will,
I cannot ever find them out.
Melchizedek, he praised the Lord,
And gave some wine to Abraham;
But who can tell what else he did
Must be more learned than I am.
Ucalegon, he lost his house
When Agamemnon came to Troy;
But who can tell me who he was—
I’ll pray the gods to give him joy.
There be two men of all mankind
That I’m forever thinking on:
They chase me everywhere I go,—
Melchizedek, Ucalegon.
Edwin Arlington Robinson, “Children of the Night: Two Men”
A Les textes homériques connaissent des formes fléchies d’un verbe ἀλέγειν « se soucier, s’inquiéter, se préoccuper de », en général dans un énoncé négatif, cf. « peu m’importe, peu me chaut » (« Ne vous chaille » chez Montaigne, « non pourtant qu’il m’en chaille » chez La Fontaine) :
Oὔ σευ ἔγωγε / σκυζομένης ἀλέγω « je ne me soucie pas, moi, de ta colère »,
dit Zeus à Héra, Iliade, VIII, 482-483 ;
Aὐτὰρ ἐγώ γε / οὐκ ἀλέγω « mais moi, je ne m’en soucie pas/je n’en ai cure »,
réplique du porcher Eumée à Antinoos, Odyssée, XVII, 389-390.
(Le ton fait penser à la fameuse réponse désinvolte d’Hippocleidès à Clisthène, chez Hérodote, VI, 130 : Οὐ φροντὶς Ἱπποκλείδῃ « Qu’importe à Hippocleidès ! » [le personnage parle de lui-même à la 3e personne].)
Un champ d’application particulier est celui de cas d’impiété, ainsi les humains coupables de pratiquer l’injustice « en faisant fi de la crainte du jugement des dieux », θεῶν ὄπιν οὐκ ἀλέγοντες (Iliade, XVI, 388).
B L’adjectif grec σκαιός « (du côté) gauche » a comme sens dérivé « à l’ouest [= à gauche pour celui qui s’oriente vers le nord] » (également « néfaste, funeste, de mauvais augure », par superstition). Une des portes monumentales de Troie, tournée vers le camp des Grecs et la plaine du Scamandre, champ de bataille des deux armées, s’appelait Σκαιαὶ πύλαι « porte occidentale ».
[Deux remarques incidentes : Σκαιαὶ πύλαι est un pluriel parce que la porte monumentale était à deux battants et comportait peut-être en outre une seconde porte, à hauteur d’homme, permettant d’éviter, dans la vie ordinaire, des manœuvres longues et dangereuses ; Virgile ayant employé Scæa porta et Scææ portæ, les traductions en français sont émaillées de « porte Scée » ou « portes Scées », qui ont pour elles la tradition — mais aussi la facilité et l’inertie, plus l’opacité propre à égarer le profane.]
Sur le rempart de cette porte de l’Ouest se déroule un épisode marquant, où apparaissent, à côté de personnages de premier plan comme Hélène et Priam, des silhouettes, dont certaines affectées d’un nom, censé leur donner un peu de relief. Parmi elles, un Ancien, membre du conseil de Priam, s’appelle Οὐκαλέγων Oukalégôn/Ucalégon = oὐκ ἀλέγων : négation suivie du participe présent du verbe ἀλέγειν « se soucier, s’inquiéter, se préoccuper de », déjà mentionné. On songe à Pococurante, noble vénitien dans Candide. Nulle part ailleurs, chez Homère, il n’est question d’Ucalégon.
Dans cette scène du chant III de l’Iliade, les vieillards, dont le concert des voix est comparé au chant des cigales, expriment l’admiration que leur inspire la beauté d’Hélène et leur souhait de voir repartir (mais Priam s’y refuse) celle en qui ils voient la cause de tous leurs maux. Ce motif se retrouve, par exemple, chez Properce, dans la deuxième élégie (« Olim mirabar, quod tanti ad Pergama belli / Europæ atque Asiæ causa puella fuit… ») et chez Ronsard (livre II des Sonnets pour Hélène, 1578) : « Il ne faut s’ébahir, disaient ces bons vieillards, / Dessus le mur troyen, voyant passer Hélène… ».
C Dans l’Enéide, Virgile incorpore, intègre des éléments homériques, sans se contenter de simples citations ou plaquages. Au livre II, dans le courant du récit qu’il fait à Didon de la dernière nuit de Troie, Enée raconte comment, monté sur le toit en terrasse de sa maison, il suit la progression de l’incendie qui ravage la ville :
Iam Deiphobi dedit ampla ruinam
Vulcano superante domus ; iam proximus ardet
Ucalegon.
Ucalegon.
« Déjà l’immense demeure de Déiphobe [Δηΐφοϐος, « qui effraie l’ennemi », un des fils de Priam] n’est plus que ruine, proie de Vulcain ; déjà celle de son voisin Ucalégon s’embrase. » (Traduction d’Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet.)
La formule a eu beaucoup de succès, peut-être dû, ne serait-ce qu’en partie, au fait que les enseignants y trouvent une illustration de la métonymie : en effet, le texte original ne dit pas « déjà celle de son voisin Ucalégon s’embrase » mais « déjà son voisin Ucalégon s’embrase » (d’où « Ucalégon brûle », dans le Dernier jour d’un condamné).
Avant de passer à des exemples de citation proprement dite, il faut rappeler l’influence directe sur Juvénal. Le narrateur principal de la Satire III, Umbricius, brosse un tableau manichéen, exposant les raisons qu’il a de fuir l’enfer (Rome) pour gagner le vert paradis (Cumes), parmi lesquelles la peur des incendies qui ravagent les pâtés de maisons de l’époque (insulæ ; dans le même registre, nous disons encore « îlots »). Vignette : Iam poscit aquam, iam friuola transfert / Ucalegon (déjà Ucalégon réclame de l’eau, déjà il déplace ses petites affaires) ; l’écho ne fait pas de doute : emploi de iam + similitude de rythme + enjambement.
D Les auteurs français, qui soit citent le membre de phrase complet, soit (comme Hugo) procèdent plus allusivement, s’en servent comme d’une image du danger qui se rapproche, comme chez Voltaire : « Je vous assure que la cabale de Genève aurait fait retomber sur moi, si elle avait pu, la petite correction qu’on a faite à Jean-Jacques, et que j’aurais pu dire, iam proximus ardet Ucalegon, si je n’avais pas terres en France avec un peu de protection », où il s’agit d’un irréel du passé. Ou bien comme chez Hugo :
« Ce n’est pas à cause de vous, peuple, que nous abolissons la peine de mort, mais à cause de nous, députés qui pouvons être ministres. Nous ne voulons pas que la mécanique de Guillotin morde les hautes classes. Nous la brisons. Tant mieux si cela arrange tout le monde, mais nous n’avons songé qu’à nous. Ucalégon brûle. Éteignons le feu. Vite, supprimons le bourreau, biffons le code. »
Les auteurs de langue anglaise se servent plutôt du texte en situation. Exemple tiré d’un écrivain surtout connu par ses Confessions of an English opium-eater, Thomas De Quincey :
“In dignified repose, the coachman and myself sat on, resting with benign composure upon our knowledge—that the fire would have to burn its way through four inside passengers before it could reach ourselves. With a quotation rather too trite, I remarked to the coachman, —
Jam proximus ardet
Ucalegon.
But recollecting that the Virgilian part of his education might have been neglected, I interpreted so far as to say, that perhaps at the moment the flames were catching hold of our worthy brother and next-door neighbour Ucalegon. The coachman said nothing, but, by his faint sceptical smile, he seemed to be thinking that he knew better; for that, in fact, Ucalegon, as it happened, was not in the way-bill.”
E Question de Pantagruel, vers la fin de la tempête du Quart Livre (ch. XXII) :
« Mais qui est cestuy Ucalegon là bas qui ainsi crie et se desconforte ? »
Glose de la Briefve declaration :
« Ucalegon. Non aydant. C’est le nom d’un viel Troian, celebré par Homere 3. Iliad. »
Note in extenso de Mireille Huchon (Pléiade, 1994, p. 1532) :
« Vcalegon dicitur qui instante periculo remissu est, quasi curam nullam gerens, qualis apud Vergil. Vcalegon intelligi debet, ἀκάλεγων. Vocum atque locutionium quarundam suboscurarum explanatio, per Iocudum Badium Ascensium » (à la fin des œuvres de Budé).
Je retiens que Josse Bade van Asche [1462-1535], dit Iodocus Badius Ascensius (parce que né à Asse, dans le Brabant flamand), — qui enseigna le grec à Lyon (c’est aussi l’auteur de la Nef des Folles, Stultiferae naves sensus animosque trahentes mortis in exitium) — veut qu’on interprète Ucalegon comme ἀκάλεγων ; le hic, de mon point de vue, c’est que la forme grecque est introuvable et inanalysable : si elle est censée correspondra à « Non aydant », décomposer en ἀ- privatif ne débouche sur rien.
Si j’ose ainsi m’exprimer : j’y perds mon latin.
Mais, s’il s’agit d’une coquille (ce qui est vraisemblable), il suffit de substituer à ἀκάλεγων la lecture oὐκἀλέγων.
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home