02 juillet 2007

Victor Hugo : à propos d’« Après la bataille »


Le poème est tiré de la Légende des siècles,
XLIX, Le temps présent: IV, Après la bataille (1877)



Après la bataille



Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.
Et qui disait: « A boire ! à boire, par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit: « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de Maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant: « Caramba ! »
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.


Il serait difficile de ne pas remarquer les 3 jalons « Mon père » : incipit, v. 11, et explicit.


« Housard » (vv. 2, 11, 14) est la forme ancienne de hussard, en français, que Hugo emploie aussi :


Mon envie admirait et le hussard rapide,
Parant de gerbes d’or sa poitrine intrépide,
Et le panache blanc des agiles lanciers,
Et les dragons, mêlant sur leur casque gépide
Le poil taché du tigre aux crins noirs des coursiers.

Odes et ballades, V, IX, Mon enfance (1823), v. 21



« qu’il aimait / Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille » est un spécimen de zeugma (ζεῦγμα) ou attelage ; cf. « Il est mort d’amour et d’une fluxion de poitrine » ou, chez Hugo (Booz endormi)

« Cet homme marchait loin des sentiers obliques
Vêtu de probité candide et de lin blanc
. »


« le housard baissé / Se penchait » : redondance.


« Saisit un pistolet qu’il étreignait encore » : le poème a beau me plaire, la description est incohérente.






Il m’était venu à l’idée d’expliquer le v. 16 par un hystéron protéron (ὕστερον πρότερον) : la charrue avant les bœufs, le monde à l’envers, cf. Hysteron Proteron, Herbert C. Nutting, The Classical Journal, Vol. 11, No. 5 (Feb., 1916), pp. 298-301 et Hysteron Proteron in the Aeneid, A. S. McDevitt, The Classical Quarterly, New Series, Vol. 17, No. 2 (Nov., 1967), pp. 316-321 ; mais ça ne résiste pas à l’analyse.


Le topos pour cette figure de rhétorique est moriamur et in media arma ruamus (Enéide, II, 353) : il n’y a qu’à suivre le commentaire de Servius. (Mais j’ai apprécié la remarque de John Conington, sur Perseus: The first thing which Aeneas had to do was to persuade his comrades to die; the next to tell them how to do it.)

Autres classiques : “I die, I faint, I fail !” (Shelley), “Th’ Antoniad, the Egyptian admiral, / With all their sixty, fly and turn the rudder” (Shakespeare, Antony & Cleopatra) et “For I was bred and born / not three hours’ travel from this very place” (Shakespeare, Twelfth Night).


Deux exemples, peut-être moins galvaudés:


Dante, Paradiso, II, vv. 23-24

« e forse in tanto in quanto un quadrel posa
e vola e da la noce si dischiava
»

et peut-être à l’allure où un carreau [d’arbalète] s’arrête / et vole et se décoche de la noix [de l’arbalète]


(Curieuse traduction de Jacqueline Risset :

« et dans le temps peut-être qu’une flèche
s’arrête, vole, et quitte l’arc
»

alors que quadrel et noce montrent [et Mme Risset le sait] qu’il s’agit d’une arbalète et non d’un arc.)



Don Quijote

II, Capítulo XXXV. Donde se prosigue la noticia que tuvo don Quijote del desencanto de Dulcinea, con otros admirables sucesos


Tentóse, oyendo esto, la garganta don Quijote y dijo, volviéndose al duque:
Por Dios, señor, que Dulcinea ha dicho la verdad, que aquí tengo el alma atravesada en la garganta, como una nuez de ballesta.


Jean Canavaggio, Pléiade (2001), II, p. 1165 :


En entendant ces mots, don Quichotte palpa sa gorge, et dit en se tournant vers le duc :
« Par Dieu, seigneur, Dulcinée a dit vrai :
j’ai bien l’âme ici, en travers du gosier, comme une noix d’arbalète
. »


note p. 1609 : C’est-à-dire « prête à être propulsée comme un carreau d’arbalète », vers la bouche s’entend. Mais en espagnol le jeu est plus fin car c’est la nuez (« la noix ») qui signifie le plus couramment ce que le français appelle « pomme d’Adam », dont la place dans la gorge suggère vraisemblablement son image à don Quichotte.



Selon le TLFi, l’acception de noix « roue avec encoche qui, dans une arbalète [à trait], retenait la corde tendue » est attestée depuis 1195 environ ; le sens technique du français a servi de point de départ à d’autres langues : italien (noce), espagnol (nuez), anglais (nut), allemand (Nuß), etc.



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