20 août 2007

A propos de Chateaubriand, « Les dieux s’en vont »


Chateaubriand concluait Les Martyrs, du moins dans le texte de la première édition, sur cette envolée :


Les époux martyrs [Eudore et Cymodocée] avoient à peine reçu la palme [du martyre], que l’on aperçut au milieu des airs une croix de lumière, semblable à ce Labarum qui fit triompher Constantin ; la foudre gronda sur le Vatican, colline alors déserte mais souvent visitée par un esprit inconnu ; l’amphithéâtre fut ébranlé jusque dans ses fondements, toutes les statues des idoles tombèrent, et l’on entendit, comme autrefois à Jérusalem, une voix qui disoit : « Les dieux s’en vont. »

La source de la formule finale est identifiée depuis longtemps, à savoir un passage de Flavius Josèphe, tiré de la Guerre des Juifs (Φλαυίου Ἰωσήπου ἱστορία Ἰουδαικοῦ πολέμου πρὸς Ῥωμαίους), VI, 5, 299, que voici :

(la scène se passe à Jérusalem, en 70 ap. J.-C.)


Κατὰ δὲ τὴν ἑορτήν, ἣ πεντηκοστὴ καλεῖται, νύκτωρ οἱ ἱερεῖς παρελθόντες εἰς τὸ ἔνδον ἱερόν, ὥσπερ αὐτοῖς ἔθος πρὸς τὰς λειτουργίας, πρῶτον μὲν κινήσεως ἔφασαν ἀντιλαϐέσθαι καὶ κτύπου, μετὰ δὲ ταῦτα φωνῆς ἀθρόας · « Mεταϐαίνομεν ἐντεῦθεν. »

Lors de la fête [juive] dite du cinquantième jour [= Pentecôte], les prêtres (= rabbins) ayant, comme ils ont coutume de le faire pour accomplir leur culte, pénétré de nuit dans le sanctuaire [on attendrait ἄδυτον], dirent avoir entendu une secousse et un choc retentissant [= le vacarme de gens qui se déplacent], puis (le son) de nombreuses voix (disant) : « Nous partons d’ici. »

De même, le rapprochement a été fait avec Tacite, Hist., V, 13 :

Apertæ repente delubri fores et audita maior humana uox excedere deos; simul ingens motus excedentium.

« Les portes du sanctuaire s’ouvrirent soudain d’elles-mêmes, et une voix plus forte que la voix humaine annonça que les dieux en sortaient ; en même temps fut entendu un grand mouvement de départ. »


Or, sous la forme

Κατὰ δὲ τῆν τῆς πεντηκοστῆς ἑορτήν εἰς τὸ ἔνδον ἱερὸν οἱ ἱερεῖς παρελθόντες κινήσεως ᾔσθοντο καὶ κτύπου· εἶτα φωνῆς ἤκουσαν λεγούσης · « Μεταϐαίνωμεν ἐντεῦθεν »

la phrase a été reprise par Zonaras (voir la Patrologie, de Migne, 134 : Ἰωάννου τοῦ Ζωναρὰ τὰ εὑρισκόμενα πάντα: ἱστορικά, κανονικά, δογματικά — μέρος α΄, dans l’édition en ligne de Δρόμοι της Πίστης – Ψηφιακή Πατρολογία « Chemins de la Foi — Patrologie numérique », à l’adresse :
http://patrologia.ct.aegean.gr/).

Il ressort de la comparaison que là où Flavius Josèphe recourt à l’indicatif μεταϐαίνομεν « nous partons d’ici, nous nous en allons », Zonaras tourne au subjonctif μεταϐαίνωμεν « partons d’ici, allons-nous-en ».

Le comble est atteint sur le site de Perseus, qui fait figurer le texte grec dans l’édition de Benedict Niese, publiée en 1895, portant l’indicatif, et la traduction de William Whiston (1667-1752), A.M. Auburn et Buffalo, publiée la même année, où l’on peut lire “Let us remove hence”— ce qui laisse à penser que les traducteurs ont eu sous les yeux le subjonctif.

La traduction latine du texte de Flavius Josèphe, elle aussi, rend par ce mode :

In sequenti autem festo Pentecostes noctu sacerdotes templum ad ministerium implendum ex more ingressi, primum quidem motus quosdam strepitusque senserunt, et domum uoces quasdam sonantes, Migremus hinc.

Et il en est de même pour la version de saint Jérôme : « Transeamus ex his ædibus » (fréquemment citée sous une des formes ex his sedibus /ab his sedibus : fausse coupe quand le texte a été dicté ?). —

Au passage, Jérôme (dans sa lettre à Damase sur les séraphins) dit bien « ex adytis templi » là où le texte de Josèphe porte « τὸ ἔνδον ἱερόν » et le recours aux séraphins permet d’essayer d’évacuer une vraie difficulté : l’emploi du pluriel (« partons d’ici ») alors que le lieu de culte dont il est question est consacré à une religion monothéiste.




Pour l’anecdote.
Gallica met en ligne 3 éditions des Martyrs.
Précision : sauf erreur de ma part, l’édition dont je vais dire quelques mots a été fournie par une entreprise extérieure à l’établissement public.
Voici à quoi le lecteur a droit :

« Je ne pus me détendre d’un mouvement de honte. »

« Il y a ici de légers anachronismes : encore pourrais-je les détendre et chicaner sur les temps, mais ce n’est point de cela qu’il est question. »

« Ah ! nous parlons d’attaquer une divinité étrangère, songeons plutôt à détendre les nôtres ! »

« C’est avec un vrai chagrin que je me vois forcé à me détendre : ce rôle a quelque chose d’embarrassant et qui répugne surtout à mon caractère. »


Le reste à l’avenant.


A propos de Gallica, je prends la liberté — quitte à crier dans le désert — de rappeler aux rédacteurs des notices et du catalogue qu’il est inepte d’écrire Oeuvres au lieu d’Œuvres.

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