28 août 2007

A propos de Chateaubriand,
« Les dieux s’en vont » III



Il arrive qu’un sujet s’acharne sur le chercheur. J’espère m’arrêter au triptyque et ne pas avoir à inventer un hideux **tétraptyque**.

Mais voyons un peu.



Pierre Bouet, maître de conférences à l’université de Caen Basse-Normandie jusqu’en 2002, enseignant de latin médiéval et spécialiste des historiens anglo-normands des XIe et XIIe siècles, a contribué en 2004 au dossier Écrire l’histoire au Moyen Âge, dans la livraison de Tabularia « Études », no4, pp. 105-119, par un article intitulé « la Reuelatio ecclesiæ sancti Michælis et son auteur », consultable et téléchargeable à l’adresse

http://www.unicaen.fr/mrsh/crahm/revue/tabularia/bouetfreculf.html.

Le texte de la Reuelatio ecclesiæ sancti Michælis in monte Tumba, rédigé au début du IXe siècle par un chanoine montois, est la source unique de tous les récits de la fondation du Mont-Saint-Michel.

Je citerai deux passages (pp. 107 et 110) du commentaire de l’érudit :


La leçon II se présente comme une justification de ces interventions archangéliques dans les régions occidentales de l’Empire romain. Du fait que les Juifs n’ont pas reconnu en Jésus-Christ le Messie annoncé dans la Bible, les anges ont quitté l’Orient pour élire domicile en Occident afin d’assurer la protection de l’église des Gentils. Un jour de Pâques, en effet, des prêtres qui veillaient durant la nuit pascale ont entendu les anges proclamer: « Quittons ces demeures! » (Migremus ex his sedibus !). L’archange saint Michel venait donc de recevoir du Très Haut la mission d’assurer la sauvegarde des Gentils après avoir assuré antérieurement celle du peuple juif. Son intervention sur le Mont Tombe s’inscrit dans cette vision théologique du mystère de la Rédemption. […]

Tout à fait originale apparaît ce que j’appellerais la Translatio angelorum. La seconde leçon nous apprend, en effet, que des prêtres entendirent la nuit de Pâques à Jérusalem des voix angéliques s’écrier: « Quittons ces demeures! » Le clerc explique alors qu’il s’agit là de la « migration des anges » (beatorum spirituum demigratio) qui abandonnent les régions orientales pour se rendre en Occident afin d’assurer la protection des Gentils. L’archange saint Michel s’est ainsi rendu d’abord sur [le] Mont Gargan en Pouille avant d’aller sur le Mont Tombe. Cette idée originale de la migration des anges de l’Orient vers l’Occident semble être une transposition de la translatio imperii, théorie aux multiples aspects que les Pères de l’Église avaient empruntée aux historiens romains en l’intégrant à une vision chrétienne du salut. Selon cette théorie, la Providence divine aurait accordé le pouvoir d’exercer une domination universelle à certains peuples: en premier aux Assyriens, ensuite aux Égyptiens, puis aux Grecs macédoniens et enfin aux Romains. Ce thème de la translatio sera repris à l’époque carolingienne sous diverses formes, notamment au moment du couronne-ment impérial de Charlemagne vers 800: on parlera ainsi de la translatio imperii, de la translatio sedis, de la translatio studii ou de la translatio sapientiæ. Aix-la-Chapelle sera ainsi appelée par les clercs du palais impérial la « nouvelle Rome » ou la « nouvelle Athènes ».



Qu’il me soit permis, avant de poursuivre, de citer un autre chercheur, John Charles Arnold, Visiting Assistant Professor en histoire à la State University of New York-Fredonia, qui a mis en ligne en mai 2007 dans le no10 de The Heroic Age, A Journal of Early Medieval Northwestern Europe sa traduction assortie de commentaires sous le titre “The Reuelatio Ecclesiæ de Sancti Michælis and the Mediterranean Origins of Mont St.-Michel” et consultable à l’adresse

http://www.mun.ca/mst/heroicage/issues/10/arnold.html.


De cette publication aussi je citerai deux passages (§17 pour le commentaire et §32 pour le deuxième paragraphe de la traduction) :


The author’s access to a collection of continental and insular materials typical of ninth-century Carolingian institutions allowed him to affirm this independence by locating Michael’s apparitions to Bishop Autpertus within the broad sweep of salvation history (Hourlier 1966, 127; McKitterick 1989, 169-196). A version of Josephus’s Jewish War, such as that summarized in Eugippus’s Histories, asserted the extension of an angelic ministry throughout Christendom. According to Eugippus, when the emperor Titus was besieging Jerusalem the priests celebrating Passover in the Temple heard the angels abandon the Holy Place. Their cry of “Let us move on from here!” which the Reuelatio echoed with “Let us move on from these seats!”, initiated a westward angelic migration that brought Michael first to Monte Gargano and then to Mont St.-Michel (Eugippus, Historiæ V.44.1). The Norman rock not only replicated the ancient Hebrew Temple but also embodied the Church of Christ on earth and prefigured the eschatological abode of the Elect.

For the ecclesiastical histories relate how after the Passion and Ascension of the Lord unto the heavens, after the long-awaited punishment of the Israelites, when that time of destruction drew near which the Savior with sacred eloquence had foretold to arrive among the tears of humanity, the church at Jerusalem following divine instruction flowed forth over the entire world so as to carry the gospel to the gentiles. When the people gathered together from all places awaited the day of the Passover festivities, as the priests observed the customary vigil, they heard unexpected voices saying: “Let us move on from these seats!”[3] In truth, the unexpected voices came forth from the angels, for the voices that announced the migration of the blessed spirits quietly marked the transferal of the angelic ministerium to the church of the gentiles. From these events obviously it follows that the blessed archangel Michael would allot to the elect gentiles the ministerium that once he had exercised over the people of God. […]


3. Eugippus, Historiæ, V.44.1.



Comparons terme à terme.

Flavius Josèphe :


Κατὰ δὲ τὴν ἑορτήν, ἣ πεντηκοστὴ καλεῖται, νύκτωρ οἱ ἱερεῖς παρελθόντες εἰς τὸ ἔνδον ἱερόν, ὥσπερ αὐτοῖς ἔθος πρὸς τὰς λειτουργίας, πρῶτον μὲν κινήσεως ἔφασαν ἀντιλαϐέσθαι καὶ κτύπου, μετὰ δὲ ταῦτα φωνῆς ἀθρόας · « Mεταϐαίνομεν ἐντεῦθεν. »

Lors de la fête [juive] dite du cinquantième jour [= Pentecôte], les prêtres (= rabbins) ayant, comme ils ont coutume de le faire pour accomplir leur culte, pénétré de nuit dans le sanctuaire, dirent avoir entendu une secousse et un choc retentissant [= le vacarme de gens qui se déplacent], puis (le son) de nombreuses voix (disant) : « Nous partons d’ici. »



La Reuelatio :


Un jour de Pâques, en effet, des prêtres [chrétiens] qui veillaient durant la nuit pascale ont entendu les anges proclamer [uoces uero subitæ per angelos emissæ] : « Quittons ces demeures! » (Migremus ex his sedibus !).



Le rédacteur du Mont-Saint-Michel, par son emploi du subjonctif (migremus, cf. Jérôme : transeamus), confirme que la leçon adoptée par Zonaras μεταϐαίνωμεν « partons d’ici, allons-nous-en » est meilleure que celle des éditeurs de Josèphe, μεταϐαίνομεν « nous partons d’ici, nous nous en allons ». Il est intéressant de constater que sēdes se prête à des interprétations différentes.








Nous sommes en présence d’un thème, d’un motif comme il y en a dans les contes ;
le talent du narrateur se révèle à l’habileté avec laquelle il l’incorpore dans son récit.









J. C. Arnold indique à juste titre la filiation, pour la formule qui nous intéresse,

Flavius Josèphe Eugippus Reuelatio.

Mais pourquoi « Eugippus » ?

Il existe de nombreux textes dont l’auteur risque de rester à tout jamais inconnu et pour lesquels les spécialistes proposent une ou plusieurs attributions. C’est le cas de l’assez célèbre De bello iudaico siue De excidio urbis Hierosolymitanæ (célèbre parce que contenant, au livre II, chapitre XII, une allusion — controversée — à Jésus), qui a plusieurs autres titres, plusieurs pères putatifs (au nombre desquels saint Ambroise de Milan, Ambrosius Mediolanensis) et qu’en désespoir de cause ou bien de guerre lasse on attribue à un inconnu qu’on désigne sous le nom de Pseudo-Hegesippus ; en gros, l’ouvrage contient une traduction/adaptation du IVe s. en latin du livre de Flavius Josèphe, avec des passages qui ne se trouvent pas dans les manuscrits grecs qui subsistent et des interpolations d’autres auteurs. Editio princeps : Jacques Lefèvre d’Etaples (Ja. Faber Stapulensis), 1510, chez Josse Bade (Jodocus Badius Ascensius), à Paris — avec attribution à Ambroise. La BN possède 12 mss. du Pseudo-Hegesippus écrits entre le Xe et le XVe s.

Comme il existe un Eugipp(i)us (465-533), auteur d’une Vie (écrite en latin et en 511) de saint Séverin, la confusion est grande.

Voici l’indication dans la bibliographie :


Eugippus. 1932. Hegesippi qui dicitur historiæ libri V. Ed. Vincent Ussani. Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum 66. Vienna: Hoelder-Pichler-Tempsky.


Il faut lire : Vincenzo Ussani, philologue italien (1870-1952) ; l’édition viennoise écrit Vincentius.
Incidemment, Karl Mras (1877-1962) a rédigé une préface pour le volume complémentaire (index) de 1960.













J’avoue ma perplexité en lisant sous la plume de J. C. Arnold, dès le premier paragraphe de son article, faisant allusion à l’étymologie du nom Michel/Μιχαήλ :

“He who is as God” (Quis ut Deus)

— tant il est évident pour moi que la seule traduction concevable est “He who is like God.”

Les moteurs de recherche montrent qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé.









Cette chronique (sans les illustrations) est disponible en téléchargement gratuit au format d’Acrobat Reader (extension .pdf) d’Adobe à l’adresse suivante:

http://www.toofiles.com/fr/oip/documents/pdf/aproposdechateaubriand_3.html






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