18 septembre 2007

Empédocle : Agrigente, « luxe, calme et volupté »

Rappel liminaire : Empédocle était natif d’Agrigente.

Diogène Laërce, VIII, 63 :

[Μέγαν δὲ τὸν Ἀκράγαντα εἰπεῖν φησιν [ποταμὸν ἄλλα] ἐπεὶ μυριάδες αὐτὸν κατῴκουν ὀγδοήκοντα·] ὅθεν τὸν Ἐμπεδοκλέα εἰπεῖν, τρυφώντων αὐτῶν, « Ἀκραγαντῖνοι τρυφῶσι μὲν ὡς αὔριον ἀποθανούμενοι, οἰκίας δὲ κατασκευάζονται ὡς πάντα τὸν χρόνον βιωσόμενοι. »

… Empédocle a dit, faisant allusion à leur vie luxueuse : « Les Agrigentins s’amusent comme s’ils devaient mourir le lendemain, mais ils ornent leurs maisons luxueusement, comme s’ils devaient vivre éternellement. » Traduction Robert Genaille, 1933

[Héraclide explique qu’il qualifie Agrigente de « vaste », étant donné que huit cent mille personnes vivaient dans cette ville ; de là vient qu’]Empédocle disait, parce qu’ils étaient voluptueux, « les Agrigentins vivent dans la volupté comme s’ils devaient mourir demain, mais ils aménagent leurs maisons comme s’ils devaient vivre à tout jamais ». Jean-François Balaudé (1999), Pochothèque p. 989

[And he says that Agrigentum was a very large city, since it had eight hundred thousand inhabitants ;] on which account Empedocles, seeing the people immersed in luxury, said, “The men of Agrigentum devote themselves wholly to luxury as if they were to die to-morrow, but they furnish their houses as if they were to live for ever.” C. D. Yonge (1853)



J’ignore si nous avons tous quelque chose en nous de Tennessee, mais le comportement double de bon nombre d’entre nous les rend dignes d’être faits Agrigentins d’honneur.

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Les divergences entre les traductions citées tiennent à l’interprétation de τρυφᾶν, dénominatif de τρυφή, apparenté à θρύπτειν/θρύπτεσθαι (et à θραύειν). On peut postuler « briser, fracasser » « fragile » « délicat, mou, efféminé, sensuel, voluptueux ».

Il me semble difficile de souscrire à « s’amusent » pour τρυφῶσι, écho de τρυφώντων αὐτῶν « leur vie luxueuse » : ce n’est pas le sens et c’est incohérent.

Autant que le luxe, τρυφή désigne les plaisirs sensuels considérés comme liés à la richesse et perçus comme autant de facteurs de relâchement physique et moral. La connotation est, à l’évidence, très négative.

Chez Esope, dans l’ancêtre de « Le rat des villes et le rat des champs » [La Fontaine, I, 9] (Μῦς ἀρουραῖος καὶ μῦς ἀστικός, dans l’ordre inverse), la morale des deux versions de Chambry — que j’emprunte à l’excellent site de Laura Gibbs — souligne « Ὅτι λιτῶς διάγειν καὶ ζῆν ἀταράχως μᾶλλον συμφέρει ἢ ἐν φόϐῳ καὶ κινδύνῳ δαψιλῶς τρυφᾶν » : il vaut bien mieux vivre dans la simplicité/frugalité (λιτῶς) et la sérénité (ἀταράχως — je n’ai pas osé dans l’ataraxie) que profiter de l’abondance (δαψιλῶς τρυφᾶν) au milieu de la peur du danger.

LSJ offre une courte ressource épigraphique, très rythmée et très rabat-joie :
« Παῖσον, τρύφησον, ζῆσον· ἀποθανεῖν σε δεῖ »
« Divertis-toi, goûte les plaisirs, profite de la vie : il te faut mourir/ta mort est inéluctable. »

(Peut-être pourrait-on chercher à rendre l’aoriste par « à chaque instant, pleinement, à cœur joie,
sans frein ».)

Athénée de Naucratis prend τρυφή comme leitmotiv du livre XII de son Banquet des sages (ou des sophistes : Δειπνοσοφισταί) ; voir le développement consacré aux Sybarites (auxquels nous serions redevables du pot de chambre, ἀμίς ; j’en étais resté à λάσανα, à cause du lasanophore de Rabelais, Quart livre, LX, in fine, tiré de Plutarque : « …le roy Antigonus premier de ce nom respondit à un nommé Hermodotus (lequel en ses poesies l’appelloit Dieu, et filz du Soleil) disant. Mon Lasanophore le nie [Οὐ ταῦτά μοι σύνοιδεν ὁ λασανοφόρος]. Lasanon estoit une terrine et vaisseau approprié à recepvoir les excremens du ventre… »).

Pour finir, un exemple néo-testamentaire : Luc, VII, 24-26.

Ἀπελθόντων δὲ τῶν ἀγγέλων Ἰωάννου ἤρξατο λέγειν πρὸς τοὺς ὄχλους περὶ Ἰωάννου, Τί ἐξήλθατε εἰς τὴν ἔρημον θεάσασθαι; κάλαμον ὑπὸ ἀνέμου σαλευόμενον;
Lorsque les envoyés de Jean furent partis, Jésus se mit à dire à la foule, au sujet de Jean : Qu’êtes-vous allés voir au désert ? un roseau agité par le vent ? ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; ἄνθρωπον ἐν μαλακοῖς ἱματίοις ἠμφιεσμένον; ἰδοὺ οἱ ἐν ἱματισμῷ ἐνδόξῳ καὶ τρυφῇ ὑπάρχοντες ἐν τοῖς βασιλείοις εἰσίν. [le texte de Matt. XI, 8 est différent]
Mais, qu’êtes-vous allés voir ? un homme vêtu d’habits précieux ? Voici, ceux qui portent des habits magnifiques, et qui vivent dans les délices, sont dans les maisons des rois.
ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; προφήτην; ναί, λέγω ὑμῖν, καὶ περισσότερον προφήτου.
Qu’êtes-vous donc allés voir ? un prophète ? Oui, vous dis-je, et plus qu’un prophète. [trad. Louis Segond]

Et cum discessissent nuntii Ioannis, cœpit dicere de Ioanne ad turbas: « Quid existis in desertum uidere? Arundinem uento moueri?
Sed quid existis uidere? Hominem mollibus uestimentis indutum? Ecce, qui in ueste pretiosa sunt et deliciis, in domibus regum sunt.
Sed quid existis uidere? Prophetam? Utique, dico uobis, et plus quam prophetam. »

Les textes grec et latin contiennent un beau spécimen de zeugme ou attelage, tout à fait comparable à l’hugolien « vêtu de probité candide et de lin blanc ».

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