Dans les Très Riches Heures du duc de Berry :
un prélude à Armageddon
Le tableau est censé représenter la victoire du roi David sur les Jébuséens ; mais il s’agit d’une scène de bataille — médiévale — opposant les forces du Bien (à l’armure dorée) à celles du Mal (à l’armure sombre), un avant-goût d’Armageddon.
L’artiste n’a pas hésité à symboliser, au premier plan, la victoire d’un camp sur l’autre en montrant un chevalier en armure dorée enfonçant sa lance dans le fondement d’un ennemi, chevalier désarçonné ou fantassin, agenouillé face contre terre.
Cette miniature (folio 95 r), œuvre de Jean Colombe (v. 1440-v. 1493), qui a succédé aux frères Limbourg, est au nombre des trésors que recèlent les Très Riches Heures du duc de Berry, au Musée Condé de Chantilly. Elle illustre le Psaume XXIX (offertoire du Mercredi des Cendres au début du Carême) :
« Exaltabo te, Domine, quoniam extraxisti me nec delectasti inimicos meos super me »
(Si violente et variée était la vie [au Moyen-Âge] qu’il y régnait une odeur mêlée de sang et de roses)
“So violent and motley was life that it bore the mixed smell of blood and of roses”
Johan Huizinga [1872-1945]
Herfsttij der Middeleeuwen, 1919
[vers la fin du premier chapitre, intitulé « ’s Levens felheid »]
trad. : The Waning of the Middle Ages ~ The Autumn of the Middle Ages, 1924
Le néerl. herfst « automne » correspond à l’all. Herbst « id. », à l’angl. harvest (v.-a. hærfest) « moisson », au suéd. höst (v.-norr. haust) « automne » ; l’ensemble est apparenté au lat. carpĕre « cueillir » (carpe diem) et au gr. καρπός « fruit ».
À en croire les textes, avant la bataille (en réalité un assaut) dont l’enluminure donne une vision médiévalisée, les Jébuséens avaient traité David avec une ironie pleine de mépris en lui annonçant qu’il ne parviendrait pas à pénétrer dans leur citadelle parce qu’aveugles et boiteux le repousseraient.
On peut comprendre par là soit qu’il suffirait d’un groupe d’infirmes pour lui tenir tête (donc ses troupes sont quantité négligeable), soit que même le rebut de la société jébuséenne (ceux qui étaient exclus à la fois de certaines cérémonies du culte et de tout service armé) le rejette.
Tout cela est facile à comprendre aussi longtemps qu’on ne plaque pas sur la situation d’alors des schémas — bons ou mauvais — de notre époque.
Mais les textes grâce auxquels l’anecdote nous est parvenue reflètent la diversité de la tradition qui nous les a transmis.
Καὶ ἀπῆλθεν Δαυὶδ καὶ οἱ ἄνδρες αὐτοῦ εἰς Ἱερουσαλὴμ πρὸς τὸν Ἰεϐουσαῖον τὸν κατοικοῦντα τὴν γῆν.
Kαὶ ἐρρέθη τῷ Δαυίδ· Οὐκ εἰσελεύσει ὧδε, ὅτι ἀντέστησαν οἱ τυφλοὶ καὶ οἱ χωλοί
Et abiit rex, et omnes uiri qui erant cum eo, in Ierusalem, ad Iebusæum habitatorem terræ: dictumque est Dauid ab eis: « Non ingredieris huc, nisi abstuleris cæcos et claudos »
Et abiit rex et omnes uiri, qui erant cum eo, in Ierusalem ad Iebusæum habitatorem terræ. Qui dixit ad Dauid: « Non ingredieris huc, sed depellent te cæci et claudi »
Les 3 versions sont d’accord pour comprendre « Tu n’entreras pas ici » ; ensuite, des divergences apparais-sent. Le texte grec porte ἀντέστησαν, aoriste de ἀνθίστημι « se dresser (ἱστάναι) contre qqn, résister à qqn, s’opposer à qqn » : aveugles et boiteux « se sont dressés » (contre toi), passé aussi difficile à justifier qu’à concilier avec les temps des traductions latines. Jérôme comprend nisi abstuleris (subjonctif parfait) « à moins que tu n’aies écarté, sans avoir écarté, tant que tu n’auras pas écarté » ; la Nouvelle Vulgate explique qu’aveugles et boiteux « te repousseront ».
Edouard Dhorme (1956, t. I, p. 941) clarifie la situation par sa traduction de l’hébreu: « Tu n’entreras pas ici, puisque les aveugles et les boiteux te repousseront. » La source grecque — telle que nous la connaissons — demeure aberrante et ne correspond pas à celle que Jérôme a suivie ; la Nouvelle Vulgate est conforme, sur ce point, à l’original.
Autre source rapportant l’anecdote : Flavius Josèphe, Antiquités judaïques (Antiquitates Iudaicæ (ed. B. Niese), VII, 3 = Τάδε ἔνεστιν ἐν τῇ ἑϐδόμῃ τῶν Ἰωσήπου ἱστοριῶν τῆς Ἰουδαϊκῆς ἀρχαιολογίας). La traduction française citée ainsi que les notes sont empruntées à l’excellent site de Philippe Remacle ; l’anglaise, due à William Whiston (1667-1752) — et probablement retouchée —, est disponible sur le site du Project Guten-berg.
[47] Les Jébuséens, qui habitaient la ville et qui étaient de race chananéenne, lui fermèrent les portes et firent monter les aveugles, les boiteux et tous les estropiés sur les remparts, pour railler le roi [48], disant que les infirmes suffiraient à l’empêcher d’y pénétrer, — tant ils avaient d’orgueilleuse confiance dans la solidité de leurs remparts. — David, irrité, commence d’assiéger Jérusalem.
[47] II Samuel, V, 6 ; I Chron., XI, 4-7. Josèphe a combiné et délayé ces deux récits.
[48] Dans l’hébreu de Samuel, les Jébuséens dirent à David : « Tu n’entreras pas ici que tu n’aies délogé les aveugles et les boiteux », entendant par là : « David n’entrera jamais ici. » Josèphe a mis en scène la simple indication du texte. D’après les LXX, ce sont les aveugles et les boiteux qui s’étaient opposés à l’entrée de David : ὅτι ἀντέστησαν οἱ τυφλοὶ καὶ οἱ χωλοί. Dans les Chroniques, les habitants de Jébus disent à David : « Tu n’entreras pas ici » ; il n’est pas question d’aveugles et de boiteux.
“Now the Jebusites, who were the inhabitants of Jerusalem, and were by extraction Canaanites, shut their gates, and placed the blind, and the lame, and all their maimed persons, upon the wall, in way of derision of the king, and said that the very lame themselves would hinder his entrance into it. This they did out of contempt of his power, and as depending on the strength of their walls. David was hereby enraged, and began the siege of Jerusalem […].”
Somme toute, l’aoriste n’est peut-être qu’une bourde de copiste (que personne n’a osé rectifier) pour ἀντιστήσονται et l’anecdote elle-même qu’une interpolation ornementale, une enjolivure ; à moins, a contrario, qu’il ne s’agisse d’un reliquat, d’un témoin (au sens où les géologues parlent de butte-témoin) d’une version plus détaillée de l’épisode qui aurait fait l’objet d’une compression de texte.
en un art qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guiere de gens:
J’en ay assez de peu, respondit-il,
j’en ay assez d’un,
j’en ay assez
de pas un.
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Libellés : Armageddon, boiteux et aveugles, Edouard Dhorme, Flavius Josèphe, Jean Colombe, Jébuséens, Psaume XXIX, Très Riches Heures
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