Don Quijote : une vraie sortie par une fausse porte
« porte dérobée » (“backdoor”) en informatique.
Don Quijote, 1ère partie (1605), chap. II, où l’on voit le héros, à sa première sortie, équipé de pied en cap, qui « por la puerta falsa de un corral, salió al campo ». (Unamuno remarquait à ce sujet : « ¡Singular ejemplo de humildad al salir por esa puerta! Pero el caso es que por cualquier puerta se sale al mundo. Cuando uno se apresta a una hazaña tal, no debe pararse en por qué puerta ha de salir. ») Louis Viardot, en 1836 : « par la fausse porte d’une basse-cour, [il] sortit dans la campagne ».
Le lecteur du XXIe siècle connaît le syntagme au sens de « porte en trompe-l’œil » (ce qu’à date ancienne on aurait appelé porte feinte) : dans Landru (1962), Claude Chabrol « utilise le gag de la fausse porte s’ouvrant sur un mur sur lequel le commissaire vient se cogner » [ source : http://justice-images.ihej.org/fiches/fiche-Landru.htm]. Mais Don Quichotte n’étant pas l’ancêtre de Garou-Garou, le passe-muraille, il va falloir trouver un sens plus plausible.
Pour Littré, fausse porte « se dit aussi d’une porte dissimulée par laquelle on peut se dérober » et il en donne cette illustration chez Voltaire :
« Cependant la faiblesse du roi [Louis XIII], appuyée en secret dans son cœur par ce dépit que lui inspirait la supériorité du cardinal [de Richelieu], abandonne ce ministre nécessaire ; il promet sa disgrâce aux empressements opiniâtres et aux larmes de sa mère [Marie de Médicis]. Le cardinal entra par une fausse porte dans la chambre où l’on concluait sa ruine. Le roi sort, sans lui parler ; il se croit perdu, et prépare sa retraite au Havre de grâce, comme il l’avait déjà préparée pour Avignon quelques mois auparavant. »
Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, chap. 176 (ou 145, suivant l’édition consultée) : Du ministère du cardinal de Richelieu. — On aura reconnu une péripétie de la Journée des Dupes.
Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, chap. 176 (ou 145, suivant l’édition consultée) : Du ministère du cardinal de Richelieu. — On aura reconnu une péripétie de la Journée des Dupes.
L’idée d’une porte dérobée ou secrète a dû sourire aux traducteurs, qui — peut-être — ont songé à « Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier / dérobé » d’Hernani. Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Michel Moner (Pléiade, 2001, t.I, p. 414) : « par la porte dérobée d’une basse-cour » et, dans Persilès et Sigismunda, III, VI (Pléiade, 2001, t.II, p. 753) : « par la porte dérobée d’un jardin » (por la puerta falsa de un jardín).
Mais, toujours chez Cervantès, dans un entremés (intermède en un acte) intitulé La Guarda cuidadosa, le soldat du titre a cette réplique scatologique à souhait :
« ¡Tente, rabo, y tente, tapadorcillo ; no acabéis de despertar mi cólera, que, si la acabo de despertar, os mataré, y os comeré, y os arrojaré por la puerta falsa dos leguas más allá del infierno! »
Comme le personnage, tel l’ogre des contes, menace ses adversaires (l’un tient une queue-de-renard, rabo de zorra, l’autre un couvercle de jarre, tapador), s’il sort de ses gonds, de les massacrer, de les dévorer et enfin de les « expulser » par l’orifice idoine de son corps, les projetant ainsi à deux lieues au-delà de l’enfer, la puerta falsa de l’original ne risque pas d’être une porte dérobée stricto sensu.
La consultation de dictionnaires (le DRAE en particulier) et d’éditions de référence (au premier rang desquelles celle de Francisco Rico) montre qu’il faut comprendre « porte de service », « porte de derrière », « la petite porte » par opposition à l’entrée principale située en façade. Les qualifications de secrète ou de dérobée ne s’appliquent pas ; Littré : « Fausse porte, se dit encore, dans une maison, d’une petite porte par laquelle on ne passe pas ordinairement », cf. Corneille, La Veuve (1631), II, VI, v. 760 (la nourrice s’adresse à Alcidon) :
« Je te puis en tenir la fausse porte ouverte »
d’où III, I, v.848 (Alcidon à Célidan) :
« J’en ai su de lui-même ouvrir la fausse porte ».
Deux exemples chez Montaigne : dans les Essais (III, V ; Thibaudet & Rat, p. 845), « C’est un détour qui nous conduit à la vérité, par une fausse porte » [je crains de ne pouvoir souscrire à l’explication de Greimas, « chemin dévié, mauvaise direction »] et dans le Journal de voyage (Thibaudet & Rat, p. 1159):
« Le mardy [18 octobre 1580], par une singuliere courtoisie des seigneurs de la ville [d’Augsbourg], nous fumes voir une fausse porte qui est en ladite ville, par laquelle on reçoit à toutes heures de la nuit quiconque y veut entrer soit à pied, soit à cheval, pourveu qu’il dise son nom, et à qui il a son adresse dans la ville, ou le nom de l’hostellerie qu’il cherche. […] » (la porte, appelée der „Alte Einlaß“, comportait des sas de sécurité permettant de filtrer les entrants ; sous cette forme, elle datait de 1514 et ne fut rasée qu’en 1867)
De même, on trouve la Fausse Porte à Senlis, la Porte Fausse dans le Vieux-Nice et, à Sélestat, la Tour neuve, aussi appelée Fausse Porte ou Tour de l’Horloge. Claude [1705-1777] et François [1698-1753] Parfaict, Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la foire (1743), parlant de la foire de Saint-Laurent, qui disparut en 1858 :
« L’origine de cette Foire est inconnue ; tout ce que l’on en sçait, est que son nom lui vient de l’Eglise de Saint Laurent, & que la veille de Saint Laurent on l’a toûjours ouverte, depuis trois ou quatre siécles.
Anciennement elle se tenoit entre Paris & le Bourget, dans une campagne de trente-six arpens nommée le Champ de S. Laurent : avec le tems, on l’a rapprochée de l'Eglise & du Fauxbourg, entre la fausse Porte de S. Laurent, & la fausse Porte de S. Martin. » [cette dernière désigne l’arc de triomphe élevé en 1674]
Anciennement elle se tenoit entre Paris & le Bourget, dans une campagne de trente-six arpens nommée le Champ de S. Laurent : avec le tems, on l’a rapprochée de l'Eglise & du Fauxbourg, entre la fausse Porte de S. Laurent, & la fausse Porte de S. Martin. » [cette dernière désigne l’arc de triomphe élevé en 1674]
J’espère être fondé à conclure qu’une fausse porte était accessoire, subalterne, secondaire, de service, ou bien soit sa nature, soit sa destination s’écartait de l’usage ordinaire, usuel (non marqué) d’une porte.
NB —Du seul point de vue sémantique, fausse porte me semble à rapprocher de poterne : chez Littré, la définition ouvre sur « fausse porte… », tout comme, dans le DRAE, celle de postigo sur « puerta falsa… ». Du reste, j’ai trouvé l’explication suivante : « Una poterna es una puerta estrecha de pequeño tamaño, que se suele encontrar elevada y de difícil acceso, y en ocasiones se utilizaba como puerta falsa para poder entrar o salir en caso de asedio. » (http://www.arqweb.com/lucusaugusti/mbi4.asp)
De nos jours, on trouve escapar por la puerta falsa comme euphémisme pour « se suicider » (Ayer, dos personas escaparon por la puerta falsa. Una ahorcándose y otra con un balazo en la cabeza — El Sol de Puebla (México), 24 de abril de 2007) et puerta falsa dans l’acception d’« échappatoire » (Al fin y al cabo, las excusas son la puerta falsa para huir de nuestra propia incapacidad, la tarjeta de « Queda libre de la carcel » del Monopoly).
Ce ne sont pas les exemples de puerta falsa qui manquent en Espagne (mais aussi en Amérique centrale et du sud) ; on peut citer celle de Lugo, en Galice, à l’une des extrémités du cardo maximus de l’antique Lucus Augusti. Plus frappant, me semble-t-il, est celui de l’église paroissiale Nuestra Señora de la Concepción ou de la Inmaculada, à Génave (municipio de la Comarca de Sierra de Segura, en la provincia de Jaén, en la comunidad autónoma de Andalucía) : surmontée d’une croix de l’ordre de saint Jacques, la porte latérale de l’édifice, donnant accès aux fonts baptismaux, s’appelle Puerta Falsa :
http://www.pueblos-espana.org/andalucia/jaen/genave/Puerta+Falsa+de+la+Iglesia/
On voit mal comment expliquer cette désignation par « fausse porte » ou « porte dérobée ». Cette remarque vaut également pour les portes monumentales déjà citées.
Louis Viardot (1800-1883), écrivain, directeur du Théâtre Italien, co-fondateur avec George Sand et Pierre Leroux de la Revue indépendante (1841-1848), reste surtout connu pour sa traduction du Quijote, dont une caractéristique m’a semblé mériter une mention : entre le Prologue et l’incipit proprement dit s’intercale une série de poèmes burlesques (ocho sonetos y dos décimas de “cabo roto” o “pies cortados”) que savourent les lecteurs du monde hispanophone :
« Cuando (y ya hace fecha) éramos en el colegio estudiantes de literatura castellana, cascabeleábamos, no poco, la estructura de esta y otras espinelas que se encuentran en el Quijote del gran Cervantes »
Ricardo Palma (1833-1919), Tradiciones Peruanas Completas, Madrid, Aguilar, 1964
Ricardo Palma (1833-1919), Tradiciones Peruanas Completas, Madrid, Aguilar, 1964
De ces poèmes nulle trace chez Viardot, qui n’y fait même pas allusion. J’ajoute, pour être aussi complet que possible, que les traductions en anglais que j’ai pu consulter font la même impasse.
Cette chronique est disponible en téléchargement gratuit au format d’Acrobat Reader (extension .pdf) d’Adobe à l’adresse suivante:
http://www.toofiles.com/fr/oip/documents/pdf/dq_unevraiesortieparunefausseporte.html
Libellés : Don Quijote, fausse porte, postigo, poterne, puerta falsa
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