15 octobre 2007

Budaoweng et l’histoire de « poussah »



[Les formes sanscrites, chinoises et japonaises dans leur graphie d’origine sont disponibles en annexe in fine.]


En 1984, des rockers chinois constituèrent un groupe musical (auto-dissous au bout d’un an environ) qu’ils baptisèrent Budaoweng, c’est-à-dire — s’il faut en croire la documentation en anglais disponible sur le sujet — “Infallible”. Sur ce dernier point, j’ai des doutes.


Bù dǎo wēng (bu4 dao3 weng1) s’analyse de la façon suivante :

(négation) ; 4 traits ; radical 1

dǎo « tomber » ; 10 traits ; radical 9 rén

wēng « vieil homme, vieillard » ; 10 traits ; radical 124

« Le petit vieux qui ne tombe jamais » est un jouet anthropomorphe, dont la base sphérique est lestée de plomb, et qui lorsqu’il est poussé revient toujours en position verticale ; les équivalents sont le français
« culbuto » (anciennement « poussa(h) », voir plus loin, puis « ramponneau »), l’anglais “tumbler”, “roly-poly”, le castillan « tentetieso », « tentempié », et l’allemand „Stehaufmännchen“ (tumbler, roly-poly et tentempié ont aussi d’autres acceptions), sans oublier le hongrois keljfeljancsi dont dont j’ai appris l’existence (cf. infra).



Le bù dǎo wēng peut symboliser celui qui ne se laisse pas abattre par les obstacles, les difficultés, les échecs ; je pense aux adjectifs anglais “buoyant” et “resilient” (« résilience » est en train de prendre pied en français) qui évoquent l’un la bouée (fluctuat nec mergitur) et l’autre le fait de retomber sur ses pieds, de
« rebondir » comme on dit maintenant.

Quant au recours à l’anglais “infallible” [ɪn'fæləbɫ], il doit résulter d’un jeu de mot, si l’on fait crédit, ou bien, dans le cas contraire, d’une méprise : en effet, l’adjectif a pu être interprété comme contenant to fall « tomber » négativé alors que le point de départ est le latin fallĕre.



Avec okiagari-kobōshi les enfants japonais connaissent un jouet assez comparable (et peut-être d’ailleurs inspiré d’un modèle chinois) ; le 1er élément est le verbe okiagaru « se relever », le 2e ko « petit », et le 3e hōshi 峕 師 « maître () de la doctrine (shi), religieux (bonze) bouddhiste », soit « le petit bonze qui se relève ».


Embarras du choix : le petit bonze en question a un concurrent avec les poupées daruma, elles aussi à bascule et qui intéressent également les grandes personnes. Les figurines doivent leur nom au fondateur du bouddhisme zen, Bodhidharma, d’où (Bodai) Daruma — dont la légende de la sandale (sekiri) m’a fait penser à celle d’Empédocle (κρηπίς, qui à son tour évoque Apelle et le cordonnier chez Pline, « ne supra crepidam sutor iudicaret »).


On retrouve dans ces jouets et sous une autre forme l’idée que le dicton japonais (susceptible d’être lu soit nana korobi ya oki, soit chichi ten hakki, en fonction de la lecture on ou bien kun des kanji) a soufflé à Philippe Labro « Tomber sept fois, se relever huit ».





Essayons maintenant d’éclairer un peu les zones d’ombre entourant l’étymologie de « poussa(h) ».


Littré :

POUSSA ou POUSSAH

(pou-sa) s. m.


Jouet d’enfant qui consiste dans un buste de carton, représentant un magot, et porté par une demi-sphère de pierre qui, ramenant toujours le centre de gravité en bas, le balance longtemps, quand on le pousse.

Figurez-vous l’infortuné La Berthonie [un homme gros et court sur un cheval fougueux] roulant sur sa selle comme se balance un poussah, CH[arles] DE BERNARD, la Chasse aux amants [1841], § 9.


Fig. On dit d’un gros homme : c’est un poussa.

Ce joujou vient de Chine ; ce sont des idoles chinoises bouddhiques représentées dans l’attitude du Bouddha assis les jambes croisées, et figurant des saints bouddhistes. Le nom chinois de ces idoles est pou-sa, selon M. [Stanislas] d’Escayrac de Lauture, 3e mém. sur la Chine [1864], p. 101 ; et, d’après M. Stanislas Julien (Hiouen-Thsang [Histoire de la vie de Hiouen-Thsang {Xuán Zàng « Trois-
Corbeilles »} et de ses voyages dans l’Inde depuis l’an 629 jusqu’en 645 par Hoeï-Li et Yen-Thsong, suivie de documents et d’éclaircissements géographiques tirés de la relation originale de Hiouen-Thsang, Impr. Nationale, Paris, 1853], II, 504), pou-sa n’est autre chose que la transcription chinoise du sanscrit bodhi-sattva, nom consacré des saints bouddhistes. Bodhi-sattva (o long) est un composé possessif qui signifie : [possédant] l’essence (sattva) de l’intelligence (bodhi) [o long].


Oscar Bloch et Walther von Wartburg (6e éd., 1975) :
Poussa, 1782 (pussa, 1670). Empr. du chin. pou-sa, idole bouddhique assise, les jambes croisées ; a désigné d’abord un jouet, originaire de Chine, consistant en une figurine trapue, puis, par plaisanterie, un gros homme court, 1907.


TLFi :

Jouet représentant un buste de magot, porté par une demi-boule lestée de pierre ou de plomb qui ramène toujours l’objet en position verticale. On voyait un charmant magot en porcelaine, auprès d’une boîte à ouvrage, un poussa ou un jeu nouveau ([Charles Paul de] KOCK, Zizine, 1836, p.136). Très amusant, 3 Poussahs cellulo (Catal. jouets (Louvre), 1936).

P. iron. Gros homme, petit et mal bâti. On salua gaiement derrière le comptoir le poussah qui étalait un diabète inquiétant, mais souriait bonassement ([Pierre] DRIEU LA ROCHELLE., Rêv. bourg., 1937, p.16).

Étymol. et Hist. 1. 1670 pussa « idole des Indiens » (R[omeyn] DE HOOGE, Les Ind. Or., no 2, planche 8 ds KÖNIG, p.170); 1782 poussa « idole chinoise » ([Pierre] SONNERAT [1745-1814], Voy. aux Ind. Or. et à la Chine, t.II, p.8, ibid.); 2. 1836 poussa « jouet » (KOCK, loc. cit.); 3. 1836 poussa « gros homme court et mal bâti » ([Eugène-François] VIDOCQ, Voleurs, t.1, p.265); 1852 poussah « id. » ([Théophile] GAUTIER, Émaux, p.48). Empr. au chinois p’usa « image de Bouddha » qui viendrait lui-même du sanskrit bōdhisattva littéral. (possédant) « l’essence (sattva) de l’éveil, de l’illumination spirituelle (bodhi) » v. KÖNIG, p.169.
NB — L’abréviation KÖNIG renvoie à un article de 249 p. de Karl König, Überseeische Wörter in Französischen (16. und 18. Jahrhundert), publié en 1939 dans Zeitschrift für romanische Philologie.


Pour mémoire : dans le sanskrit bodhisattva, le 1er terme bodhi correspond à une conception mystique (l’Eveil, cf. Buddha « l’Eveillé ») pour laquelle « intelligence » ne convient pas ; dans un autre registre, la notation par ō avec macron méconnaît le fait qu’en sanskrit cette voyelle, issue d’une ancienne diphtongue, est (comme e) toujours longue. (De toute façon, il y a incohérence : bōdhisattva ~ bodhi.)

***

La première attestation de pussa, telle qu’elle est présentée, m’intrigue. En 1670, Romeyn de Hooghe (neveu de Pieter de Hooch) a 25 ans et se trouve à Paris, à l’invitation d’Adam Frans van der Meulen ; son ouvrage Les Indes orientales et occidentales et autres lieux représentés en figures qui montrent les peuples, mœurs, religions, … est paru à Leyde chez Pieter Van der Aa en 1700 ou 1701. Je n’ai pas trouvé trace d’édition antérieure. De Hooghe mentionne Pussa (la forme est étrangère au sanskrit) parmi les « Idoles des Iaponnois ».


Pour trouver pussa — ou une forme voisine — associé aux Chinois, il faut attendre 1726 et une double lithographie due à Bernard Picart, tirée de Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde… et ayant ces deux légendes : « Puzza ou la Cybele des Chinois » et « Puzza sous une forme parallele à Isis assise sur la fleur de lotos » ; l’ennui, c’est que les deux gravures sont des repiquages de planches illustrant le livre d’Athanase Kircher, China Monumentis quà sacris quà profanis … illustrata, Amsterdam (1667), 3e partie, chap. Ier, De Sinensium Idololatria (dans le texte proprement dit, les premières occurrences de Pussa se trouvent p. 136 de Kircher). Dans tous les cas, il s’agit d’un nom propre désignant une « idole » ; Kircher et Picart ne sont allés en Chine ni l’un ni l’autre.


Il est possible de compléter un peu la chronologie de l’histoire du mot en français, car l’Encyclopédie a une vedette intéressante de ce point de vue (vol. XIII, publié en décembre 1765, p. 585) :

PUSSA, ſ. f. (Idolât. chinoiſe.) déeſſe des Chinois, que les Chrétiens nomment la Cibele chinoiſe. On la repréſente aſſiſe ſur une fleur d’aliſier, au haut de la tige de l’arbre. Elle est couverte d’ornemens fort riches, & toute brillante de pierreries. Elle a ſeize bras qu’elle étend, huit à droite & huit à gauche; chaque main eſt armee de quelque choſe, comme d’une épée, d’un couteau, d’un livre, d’un vaſe, d’une roue, & d’autres figures ſymboliques. Hiſt. de la Chine.


La comparaison s’impose avec l’entrée que voici (vol. IX, p. 861) :

MAGOT, ſ. m. figures en terre, en plâtre, en cuivre, en porcelaine, ramaſſées, contrefaites, biſarres, que nous regardons comme repréſentant des Chinois ou des Indiens. Nos appartemens en ſont décorés. Ce ſont des colifichets prétieux dont la nation s’eſt entêtée ; ils ont chaſſé de nos appartemens des ornemens d’un goût beaucoup meilleur. Ce regne eſt celui des magots.


Le caillou suivant semé par le Petit Poussah est l’œuvre du Lyonnais Pierre Sonnerat, naturaliste et voyageur, commissaire de la marine, parent de Pierre Poivre, correspondant et protégé de Buffon. Voici un montage de l’extrait significatif (plus loin la note (b) retiendra notre attention) :



Il s’agit toujours de religion.

Dans Ninifo (qu’on peut déjà lire chez Picart), je crois comprendre le dernier élément : (fo2) « Bouddha », de fótúo (fo2 tuo2); le reste m’échappe.

Un bon demi-siècle s’écoule entre Sonnerat et l’attestation du mot désignant un jouet.





Le sanskrit bodhisattva a été adapté en chinois sous la forme pútísàtuo qui ne tarda pas à se réduire à púsà :
(pu2) ; 12 traits ; radical 140 cǎo

(simplifié ) (sa4) ; 13 traits ; radical 140 cǎo


Parmi les bodhisattvas, une préférence s’est peut-être dégagée chez les fidèles en faveur de Maitreya en raison de son profil quasi-messianique de Bouddha anāgata « à venir, futur » (wèilái) ; toujours est-il que le Maitreya chinois — Mí Lè Fó, Mílè Púsà — a subi une transformation qu’on peut suivre grâce à l’iconographie, la représentation passant de celle d’un homme jeune, svelte, debout ou assis (jambes pendantes, prêt à descendre), à celle d’un quinquagénaire ou sexagénaire, chauve, bedonnant et grassouillet, « rieur », lorsque le culte de Maitreya reprend sous les Song, c’est-à-dire à peu près à l’époque où se répandent la légende et l’imagerie populaire associées à Bù dài (« sac de toile ; glouton, vorace »), moine zen (chán) considéré comme une incarnation de Maitreya et que les artistes chinois (et japonais pour Hotei) « représentent toujours avec un gros ventre » comme l’écrivait Pierre Sonnerat dans la note citée plus haut. On voit bien le syncrétisme à l’œuvre.




On voit bien également que púsà n’a probablement jamais désigné « le petit vieux qui ne tombe jamais ». L’appellation s’appliquait non pas au jouet mais au personnage qu’il figurait.

Il est frappant qu’aucune autre langue que le français ne connaisse cet emprunt.

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Ce petit tour d’horizon serait très incomplet si je ne mentionnais pas l’article de Beatrix Mecsi, historienne d’art qui enseigne à l’université Eötvös Loránd à Budapest : “Evolution, Distribution and Commercialisation of the Images of Bodhidharma—Or: How did a Religious Founder Become a Toy?”, publié dans Japanológiai körkép (An Overview of Japanese Studies in Hungary, 2007, pp. 247-256), dans lequel elle s’efforce de retracer l’évolution de l’éphèbe au vieillard — avec des épisodes de féminisation dans les ukiyo-e —, puis au jouet (qui existe aussi en Hongrie : keljfeljancsi). J’y ai appris, au passage, que la poupée russe (матрëшка) ne remontait pas au-delà de 1890, provenait de l’île de Honshū (ex-Hondō) et était un croisement de daruma et des Shichifukujin. Live and learn.

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