23 octobre 2007

Des « bougies » de Plutarque à l’« idiot » de Cervantès

Aperçu du coin de l’œil sur Internet :
« Quand les bougies sont éteintes, toutes les femmes sont jolies. »
La formule ne mériterait même pas une mention, n’était le fait que la citation est attribuée à Plutarque.

Le point de départ est un passage des Préceptes conjugaux (Γαμικὰ παραγγέλματα), un des traités des Œuvres morales :


Γυνή τις πρὸς τὸν Φίλιππον ἄκουσαν ἐφελκόμενον αὐτήν, « Ἄφες μ’,» εἶπε· « πᾶσα γυνὴ τοῦ λύχνου ἀρθέντος ἡ αὐτή ἐστι. »

Une femme que Philippe entraînait malgré elle lui dit : « Lâchez-moi ! toutes les femmes sont les mêmes une fois la lampe enlevée ».


(On remarquera que, dans la traduction de Victor Bétolaud, 1870, la pauvre femme vouvoie Philippe II de Macédoine — ce que, dans la réalité, la malheureuse aurait été bien en peine de faire : c’est impossible en grec ancien, tout comme en latin classique. D’après Brown et Gilman, 1960, cités par Bert Peeters, les premières traces de vouvoiement apparaissent dans le latin du IVe siècle de notre ère, dans des textes s’adressant aux derniers empereurs romains.)

La femme — qui n’est ni une jeune fille, ni une prostituée — n’est pas consentante : ἄκουσα « contre son gré, malgré elle » (antonyme de ἑκοῦσα « volontiers, de bonne grâce, spontanément ») et le dit avec netteté (ἄφες με « lâche-moi ») à celui qui l’entraîne, la malmène (le verbe simple est ἕλκειν « tirer, tirailler ») dans l’intention de la violer.
Le génitif absolu τοῦ λύχνου ἀρθέντος « après que la lampe (à huile) a été retirée, ôtée, enlevée » montre qu’il n’est pas question d’éteindre une lampe [« Une jeune femme dit un jour au Roy Philippus qui la tiroit par force maugré elle: Laissez moy Sire, toutes femmes sont une quand la chandelle est esteincte. » Amyot — ‘What said a woman to King Philip, that pulled and hauled her to him by violence against her will? Let me go, said she, for when the candles are out, all women are alike’ : Wm W. Goodwin 1870], pas plus d’ailleurs que de relations sexuelles en pleine lumière (considérées comme transgressives, cf. infra à propos des épi-curiens).
« (Hors de la présence d’une lampe,) une femme en vaut une autre/n’importe quelle femme fait l’affaire » :
si je comprends bien l’argument énoncé par celle qui cherche à être épargnée, Philippe — près de déshonorer sa victime et donc de se déshonorer — n’a qu’à chercher une partenaire consentante, ce qui ne retirera rien à son plaisir (puisqu’il s’agit de la seule satisfaction d’un besoin) mais lui évitera un crime.
Des parémiologues (Frederik August Stoett, Renzo Tosi, …) ont fait le rapprochement entre cette formule chez Plutarque et notre « la nuit tous les chats sont gris » [« À la chandelle, la chèvre semble demoiselle », “Joan is as good as my lady in the dark” etc.]. J’estime que c’est faire bon marché de la situation, du contexte : prêter à la femme convoitée par Philippe une platitude de misogyne, c’est faire litière de son raisonnement et de sa dignité.

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La mention de la lampe fait penser, a contrario, à une entrée du glossaire de Suidas (Σουΐδας ou Σοῦδα) :


Χαῖρε φίλον φῶς [Apostolios a Χαῖρ’ ὦ φίλον φῶς] « Au revoir, chère lumière ! »
γυναῖκα βουλομένην ἀκολασταίνειν σϐέσασαν τὴν λύχνον, φασὶ τοῦτο εἰπεῖν. Oἱ δὲ αἰσχρὰν, ἄλλοι γραῦν.
When a woman wants to misbehave and puts out the lamp, this, they say, is what she says. But others [specify] a bad woman, others an old one.’
(d’après http://www.stoa.org/sol/: Adler χ 157)
« C’est, dit-on, ce que dit une femme résolue à commettre l’adultère [ἀκολασταίνειν est un euphémisme : « perdre le sens de la mesure, s’abandonner à des excès » ; ἀκολασία = incontinentia, intempérance] après avoir éteint la lampe. Mais certains [estiment qu’il s’agit d’]une dévergondée, d’autres [d’]une vieille. »

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Pour savoir quelle est la provenance de la citation que je rapportais au début de cette chronique, inutile de chercher très loin : il y a fort à parier qu’il y a un intermédiaire anglais. Et, en effet, le classique populaire de John Bartlett (1820-1905), Familiar Quotations, contient l’aphorisme ‘When the candles are out all women are fair’ — sans indication de source. Les « bougies » de la phrase française ont la même origine ; jusqu’à preuve du contraire, c’est un anachronisme. Les rebaptiser « chandelles » n’y changerait rien.
Je me fonde sur ce qu’écrivent Charles Daremberg et Edmond Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines (1877-1919), tome I, vol. 2, p. 1020, entrée CERA - Κηρός, la cire :

On ne paraît pas avoir fait usage de bonne heure de cierges ou de bougies de cire. Les Grecs au moins n’ont eu de nom pour les désigner qu’après qu’ils ont connu les chandelles de suif et de cire dont se servaient depuis longtemps les peuples de l’Italie [CANDELA]. Alors seulement on rencontre chez des auteurs écrivant sous l’empire romain 26 les mots κάνδηλα et κηρίων ou κηρίον, empruntés au latin. Au contraire chez les Romains, et avant eux sans doute chez les Étrusques, la bougie (cereus, cereus funalis) faite d’une mèche enveloppée de cire (candela ex funiculo facta cera uestita) 27 était un luminaire depuis longtemps et naturellement préféré par les riches aux chan-delles de suif. [article signé E. Saglio]

26 Athen. XV, 107 b ; Plut. Quæst. rom. p. 263 a ; Heliod. Ath. IX, 11 ; Ducange, Gloss. inf. gr. Voy. aussi Anth. Pal. VI, 249 : Λαμπάδα κηροχιτώνα· — 27 Varr. ap. Serv. Ad Æn. I, 727 ; Mart. XIV, 42 ; Cic. De sen. 13 ; Val. Max. III, 6, 4 ; Senec. Ep. CXII, 10 ; Macrob. Sat. I, 7, 11 ; Paul. Diac. s. u. Cereos : « Cereos saturnalibus muneri dabant humiliores, quia candelis pauperes, locupletes cereis utebantur ; » cf. Mart. V, 18.


Comme on voit, Plutarque est bien sur la liste des auteurs auxquels renvoie la note 27, mais le texte est celui de la deuxième des « Questions romaines » où l’auteur se demande pourquoi les Romains allument cinq flambeaux, ni plus ni moins, dans les mariages : Διὰ τί οὐ πλείονας οὐδ’ ἐλάττονας ἀλλὰ πέντε λαμπάδας ἅπτουσιν ἐν τοῖς γάμοις, ἃς κηρίωνας [variante κηρίους] ὀνομάζουσιν;
Il s’agit de torches de cire : ni chandelles, ni bougies.


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En complément : notice Lampas, signée Jules Toutain, in Daremberg et Saglio, Dictionnaire…, tome 3, vol. 2, p. 914.





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Les traductions contribuent à brouiller les cartes.
Dans l’Antigone de Sophocle, la remarque du garde à Créon « ὀφείλω τοῖς θεοῖς πολλὴν χάριν » (je dois aux dieux une grande reconnaissance) devient « je dois aux dieux une fière chandelle ».
Plutarque, dans la Vie de Démosthène, rapporte les propos ironiques d’un personnage évoquant les longues veillées de l’orateur, passées à rédiger ses discours « τὰς ἀγρυπνίας αὐτοῦ καὶ νυκτογραφίας », ce qui donne “sitting up late and writing by candlelight” sous la plume d’A. H. Clough. (On se rappelle que Pythéas reprochait à Démosthène de « sentir l’huile », ἐλλυχνίων ὄζων ; cf. le prologue de Gargantua : « a Demos-thenes fut reproché par un chagrin que ses oraisons sentoient comme la serpilliere d’un ord et sale huillier. »)
Voici même un cas indécidable, mais qui n’a plus rien à voir avec chandelles et bougies.
Dans un autre traité des Œuvres morales, intitulé « Qu᾽il n᾽est pas même possible de vivre agréablement selon la doctrine d᾽Épicure » (Ὅτι οὐδὲ ἡδέως ζῆν ἔστιν κατ’ Ἐπίκουρον), second volet d’une attaque des positions défendues par Côlôtès, Zeuxippe — nom masculin, ici : Ζεύξιππος — fait la remarque suivante :

Ὅρα δ’ ὅσῳ μετριώτερον οἱ Κυρηναϊκοί, καίπερ ἐκ μιᾶς οἰνοχόης Ἐπικούρῳ πεπωκότες, οὐδ’ ὁμιλεῖν ἀφροδισίοις οἴονται δεῖν μετὰ φωτὸς ἀλλὰ σκότος προθεμένους, ὅπως μὴ τὰ εἴδωλα τῆς πράξεως ἀναλαμϐάνουσα διὰ τῆς ὄψεως ἐναργῶς ἡ διάνοια πολλάκις ἀνακαίῃ τὴν ὄρεξιν.

See now how much more temperate the Cyrenaics are, who, though they have drunk out of the same bottle with Epicurus, yet will not allow men so much as to practise their amours by candlelight, but only under the covert of the dark, for fear seeing should fasten too quick an impression of the images of such actions upon the fancy and thereby too frequently inflame the desire.’

« Voyez (sic) combien les Cyrénaïques [cf. Aristippe de Cyrène] ont plus de mesure [que les épicuriens], bien qu’ils boivent à la même coupe qu’Épicure. Ils ne pensent pas que l’on doive se livrer en plein jour aux voluptés amoureuses. Ils veulent que pour les goûter on s’abrite derrière les ténèbres : afin que les images de cet acte ne s’impriment pas par la vue d’une manière trop frappante dans la pensée et que l’imagination n’enflamme pas trop vivement les désirs. »


En effet, φῶς (le thème nous a donné « photo ») peut classiquement désigner soit la lumière du jour, soit celle d’un feu, d’un flambeau, d’une torche ou d’une lampe.
Mais il est difficile de ne pas évoquer la charge anti-hédoniste de 2 Pierre, 2 :13 « ἡδονὴν ἡγούμενοι τὴν ἐν ἡμέρᾳ τρυφήν », ils trouvent leurs délices à se livrer au plaisir en plein jour (ce que uoluptatem existimantes diei delicias ne rend pas). Epicuri de grege porcum n’est ni nouveau, ni très fin : entretenir la confusion entre épicuriens et sybarites.

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Je me demande bien pourquoi l’inconnue apostrophant Philippe de Macédoine fait surgir le conte — que je prends soin d’isoler de son contexte, pourtant passionnant — que le chevalier à la triste figure sert à son écuyer, le conte de la veuve joyeuse (I, XXV) :


Has de saber que una viuda hermosa, moza, libre y rica, y sobre todo desenfadada, se enamoró de un mozo motilón, rollizo y de buen tomo; alcanzólo a saber su mayor, y un día dijo a la buena viuda, por vía de fraternal reprehensión : « Maravillado estoy, señora, y no sin mucha causa, de que una mujer tan principal, tan hermosa y tan rica como vuestra merced se haya enamorado de un hombre tan soez, tan bajo y tan idiota como fulano, habiendo en esta casa tantos maestros, tantos presentados y tantos teólogos, en quien vuestra merced pudiera escoger como entre peras, y decir: Este quiero, aqueste no quiero ». Mas ella le respondió con mucho donaire y desenvoltura: « Vuestra merced, señor mío, está muy engañado y piensa muy a lo antiguo, si piensa que yo he escogido mal en fulano por idiota que le parece; pues para lo que yo le quiero, tanta filosofía sabe y más que Aristóteles. »

Tu sauras donc qu’une belle veuve, jeune, libre et riche et, par-dessus tout, décidée, s’éprit d’un jeune frère lai, robuste et fort râblé. Le supérieur du couvent vint à l’apprendre et dit un jour à la bonne veuve, en manière de fraternelle remontrance : « Je suis étonné, madame, et non sans raison, qu’une femme aussi notable, aussi belle et aussi riche que vous se soit amourachée d’un homme aussi grossier, aussi bas et aussi stupide qu’un tel, alors qu’il y a dans cette maison tant de maîtres, d’aspirants docteurs et de théologiens entre lesquels vous auriez pu, madame, choisir comme entre des poires en disant : Je veux celui-ci, je ne veux point de celui-là… » Mais elle lui répondit avec beaucoup d’esprit et d’aplomb : « Vous vous trompez, monsieur, et pensez fort à l’ancienne, si vous croyez que j’ai mal choisi en prenant un tel, quelque imbécile qu’il vous paraisse ; car, pour ce que j’en attends, il sait autant de philosophie, voire davantage, qu’Aristote. »
(Jean Canavaggio, 2001, I, p. 606)


On me permettra deux observations.
Les cervantistes ont depuis belle lurette signalé les rapprochements avec une réplique de Cristina, dans La cueva de SalamancaPara lo que yo he menester a mi barbero, tanto latín sabe, y aún más, que supo Antonio de Nebrija ») et avec la remarque que Clori adresse à Rústico, dans La casa de los celosCalla, que para aquello que me sirues, / más sabes que trecientos Salomones »).
Cervantès n’utilise guère idiota et ne lui donne pas le sens de « tonto » qui prévaudra (du reste, le DRAE enregistre encore comme quatrième acception « desus. Que carece de toda instrucción »). Au moyen-âge (mais l’adj. n’est attesté en esp. que depuis 1450 env.), on qualifiait d’idiota un moine qui ne connaissait pas le latin (ladino dans le cas contraire). Juan de Valdés explique en 1557 « idiota, significa hombre privado i sin letras, como seria dezir plebeyo » et Fray Alonso de Cabrera vers 1598 peut écrire « Este mismo libro vio Isaías cerrado y sellado, que ni el idiota ni el letrado lo pudieron leer. »
Fulano de Tal, Untel si vous voulez, est « común, ordinario » (Florencio Sevilla Arroyo & Antonio Rey Hazas, 1996), « ignorante, sin letras » (Francisco Rico, 1998).




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