17 novembre 2007

Rubens : l’étymologiste voit rouge


Les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique proposent (jusqu’au 27 janvier, à Bruxelles, rue de la Régence) une belle exposition consacrée à « Rubens, l’atelier du génie » (mais l’intitulé en néerlandais « Rubens, een genie aan het werk » et en anglais “Rubens, a genius at work” parle d’un génie « à l’œuvre », sans mention d’atelier…). Au second étage du bâtiment, dans la salle qui donne accès à l’exposition proprement dite, le visiteur — avant de retirer, s’il le souhaite, un audio-guide et de présenter son billet au contrôle — est accueilli par un grand panneau dont le texte assure que le nom du peintre a pour étymon le latin ruben [sic] « rouge », prélude à une allusion à l’alchimie.


Double erreur : ruben n’existe pas en latin (où rŭbēns est le participe présent de rŭbĕo « je rougis ») ; l’origine du nom de famille est à rechercher dans la Genèse (XXIX, 32), où Ruben est le fils aîné de Jacob et de Léa :

  • wattahar lē’āh wattēleḏ bēn wattiqərā’ šəmô rə’ûḇēn kî ’āmərāh kî-rā’āh yəhwāh bə‘ānəyî kî ‘attāh ye’ĕhāḇanî ’îšî
    [translittération de l’hébreu dite « tibérienne » — Source : TanakhML Project, d’Alain Verboomen,
    http://tanakhml2.alacartejava.net/cocoon/tanakhml/]
  • Kαὶ συνέλαϐεν Λεία καὶ ἔτεκεν υἱὸν τῷ Ἰακώϐ· ἐκάλεσεν δὲ τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ῥουϐὴν λέγουσα· Διότι εἶδέν μου κύριος τὴν ταπείνωσιν· νῦν με ἀγαπήσει ὁ ἀνήρ μου.
  • Et concepit Lia et genuit filium uocauitque nomen eius Ruben dicens: « Vidit Dominus humilitatem meam; nunc amabit me uir meus. »
  • Léa conçut et elle enfanta un fils qu’elle appela Ruben, car, dit-elle, « Yahvé a vu ma détresse* ; maintenant mon mari m’aimera. » * La rivalité de Léa et de Rachel sert à expliquer les noms propres par des étymologies populaires parfois obscures : ra’a be‘onyî « il a vu ma détresse », Ruben ; […]
    La Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 2003, p. 74
  • Léa devint enceinte et enfanta un fils qu’elle appela Ruben car, dit-elle, « le Seigneur a regardé* mon humiliation et maintenant mon époux m’aimera. » * Cette explication rattache le nom de Ruben à la racine « voir ».
    La Traduction œcuménique de la Bible, Les Éditions du Cerf, 2004, p. 110

Edouard Dhorme, 1956, I, p. 95, note 32 confirme : « Le nom de Ruben, hébreu Re’û-bên « Voyez un fils ! », est interprété au sens de râ’âh be-‘onyî « a vu mon humiliation ».


La forme est Reuben en anglais, Rubén en espagnol, Rúben en portugais.

Quant au rapport en néerlandais Ruben~Rubens, il ne diffère en rien de Merten~Mertens, Peter~Peters, etc. : forme tronquée de Rubenszoon (toujours écrit Rubensz.), où se reconnaissent sans peine le -s final, marque du génitif, et zoon « fils ».


Il peut nous sembler paradoxal qu’un des grands peintres de la Contre-Réforme ait un patronyme évoquant l’Ancien Testament, mais cette façon de voir n’a sans aucun doute jamais effleuré l’intéressé.




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http://www.toofiles.com/fr/oip/documents/pdf/rubens_etymo.html


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06 novembre 2007

Rabelais : une tmèse peut en cacher une autre



Tiers Livre, XLI (Comment Bridoye narre l’histoire de l’apoincteur de procés) :



Mes plaidoieurs … de soy mesmes declinoient on dernier but de playdoirie : car leurs bourses estoient vuides : de soy cessoient poursuyvre et solliciter : plus d’aubert n’estoit en fouillouse pour solliciter et poursuyvre.

Deficiente pecu, deficit omne, nia.


plaidoieurs : « plaideurs » ; on : « au » ; de soy mesmes : « d’eux-mêmes » (mes plaideurs, sans y être poussés, se désistaient dans la dernière phase de leur action en justice ) ; vuides : « vides » ; solliciter appartient au vocabulaire juridique ancien, cf. l’anglais solicitor ; plus d’aubert n’estoit en fouillouse : plus d’argent en bourse (argot de l’époque de Villon, qui n’emploie que le simple fueille [voir Auguste Vitu, 1889, pp. 307-311]; feullouze en 1455, follouse en 1527, et encore dans Gargantua, XXXVI). — Le dernier segment, nia, est à la fois la fin de pecunia et une graphie parlante de « n’y a ».




  • Jacques Boulenger et Lucien Scheler (Pléiade, 1955, p. 477) précisent en note : « L’argent manquant, tout manque. La vraie forme du dicton est Deficiente pecunia, defecit [sic] omne. »


  • Mireille Huchon (Pléiade, 1994, p. 1440) commente : « Dicton (Deficiente pecunia, deficit omne) dont la présente déformation (tmèse pecu / nia) remonte à l’Antiquité. »


  • Jean Céard (Le Livre de Poche, 1995, p. 388) : « Quant à la citation latine (« Quand l’argent manque, tout manque »), elle est bien connue : ce vers d’Ennius est un exemple classique de tmèse
    (pecu-nia). »


  • M. A. Screech (Droz, 1999, p. 283) indique, à la suite de Marty-Laveau (1903) : « Vers d’Ennius, souvent cité à cause de la tmèse du mot pecunia. »



Peut-être ai-je mal mené ma recherche, mais je n’ai pas réussi à découvrir dans les fragments des œuvres d’Ennius qui nous sont parvenus la citation dont nous parlons. J’ajoute qu’il n’en est nullement question chez Renzo Tosi, ce qui me rassure.


Il est vrai que la tmèse chez Ennius fait partie des « tartes à la crème » et que ça ne date pas d’hier :


The two chief blots on his versification are his barbarous examples of tmesis, — ingenti saxo cere comminuit brum: Massili portabant iuuenes ad litora tanas (= cerebrum, Massilitanas), and his quaint apocope, cæl, gau, do (cælum, gaudium, domum), probably reflected from the Homeric do [δῶ = δῶμα, Il.1.426, Od.1.392], kri [κρῖ = κριθή, Il. 8.564, Od.4.41], in which Lucilius imitates him, e.g. nol (for nolueris).

A History of Roman Literature: From the Earliest Period to the Death of Marcus Aurelius

By Charles Thomas Cruttwell, M.A. (1877), I, VI.




De surcroît, le bon Rabelais a un peu pratiqué le procédé, ne serait-ce que par la voix du seigneur de Baisecul (Pantagruel, XI), lequel assure : « Et en croy partie adverse in sacer uerbo dotis » (J. Céard y voit une contrepèterie, M. Huchon une plaisanterie et traduit par « sur la parole du prêtre », alors qu’il s’agit d’une formule de serment « sur ma/ta/sa parole de prêtre », d’ordinaire complétée par des gestes traditionnels — tacto pectora et corona, et le seigneur de Humevesne n’a pas qualité pour prêter un tel serment). [Cf. « Tobias Smollett, Humphry Clinker : une peine afflictive », publié le 18 janvier 2007, le pasteur gallois Jonathan Dustwich écrivant ‘I do declare in uerbo sacerdotis’ « j’affirme qu’aussi vrai que je suis prêtre ».]


***


Ouvrons une parenthèse.

Un personnage historique que je vais avoir l’occasion de mentionner est d’ordinaire appelé Jean de La Véprie, francisation bébête de sa signature en latin Iohannes de Vepria.

Le celtique connaît une forme *u̯obero- (cf. Pokorny, pp. 132-133), restituée à partir du m.-irl. fobar « source, rivière souterraine », du gall. gofer, du bret. gouver, du cours d’eau gaulois Voberā (d’où la Voivre, la Woëvre ; voir une liste chez Dauzat, Dict. étym. des noms de lieux en France, p. 692 s. u. Vabre et l’analyse d’Andreas Schorr dans Onoma pour l’allemand Waber ; on pourra aussi se reporter au Dict. de noms de lieux, de Louis Deroy et Marianne Mulon : Lavaur, Vouvray, Woëvre). Un dérivé en est représenté par le latin médiéval vepria (et des variantes, dont Wappria) en toponymie.

Iohannes de Vepria devait s’appeler Jean de (la) Voivre ou Devaivre ou encore de (la) Woëvre.


Dans le même ordre d’idées, Iohannes Ægidius Nuceriensis doit se rendre par Jean Gilles de Noyers (et non pas de Noyer ou des Noyers, encore moins de Nuits), étant originaire, dirait-on, de Noyers-sur-Serein, dans l’Yonne :



GILLES (Jean), J. Ægidius Nucerensis, né, à ce qu’on croit, à Noyers en Auxois, vers la fin du XVe siècle, était professeur et correcteur d’imprimerie à Paris. On a de lui : Proverbia gallicana secundum ordinem alphabeti reposita et latinis versiculis traducta, Paris, 1519, trad. sous ce titre : Proverbes communs et belles sentences, 1602.

Marie-Nicolas Bouillet (1798-1865), Alexis Chassang (1827-1888), Dictionnaire universel d’histoire et de géographie, 26e éd., 1878, page 759



Selon Wikipédia, prononcer Noyère /nwa.jɛʁ/ et le gentilé est Nucérien. À ce sujet, il y a hésitation entre Nucerensis et Nuceriensis, et à date ancienne De Noyers est qualifié de Nucerin.


Fermons la parenthèse.


***



Antoine Le Roux de Lincy (1806-1869), Le Livre des proverbes français, I (1842), p. 62 :




J’ai trouvé parmi les manuscrits de la Bibliothèque Royale deux recueils composés au milieu du XVe siècle, qui contiennent une suite de dictons populaires et de proverbes français rangés suivant l’ordre alphabétique. Le premier, qui date de l’année 1456, a été compilé par un certain Jehan Mielot, chanoine de Lille en Flandre. Il fait partie d’un volume écrit sur vélin, qui renferme plusieurs traités de morale. Ce volume paraît avoir été composé à l’usage de Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, auquel il est dédié. On retrouve au nombre des proverbes recueillis par Jehan Mielot presque tous ceux qui étaient vulgaires pendant le moyen âge, et son travail paraît avoir servi de modèle à celui que Jean de la Veprie, prieur de Clairvaux, exécuta vers l’année 1495. […]



Pierre-Antoine Leboux de La Mésangère (1761-1831), Dictionnaire des proverbes français, 3e éd., 1823,
« Observations préliminaires »
[source : http://www.chass.utoronto.ca/epc/langueXIX/mesanger/] :



Jean de la Véprie, prieur de Clairvaux, en 1495, recueillit plusieurs proverbes français qui furent mis en vers latins par Jean-Gilles des Noyers, et que Josse Badius imprima à Paris, en 1519.

Voici un des proverbes de Jean de la Véprie :

« Quand argent faut, tout faut. »

La traduction par des Noyers renferme un jeu de mots :

« Deficiente pecu, deficit omne, — niâ. »



Avant de poursuivre : « Quand argent faut, tout faut » n’est pas datable (tout au plus peut-on observer que Joseph Morawski n’en fait pas mention) ; la remarque vaut pour Deficiente pecunia, deficit omne, même si l’ablatif absolu se trouve déjà dans Gen. XLVII, 15 quand les Égyptiens disent à Joseph « Da nobis panes! Quare morimur coram te, deficiente pecunia? » (Δὸς ἡμῖν ἄρτους, καὶ ἵνα τί ἀποθνῄσκομεν ἐναντίον σου; ἐκλέ-λοιπεν γὰρ τὸ ἀργύριον ἡμῶν), dont il y a un parallèle pour le sens chez Horace et Juvénal : deficiente cru-mena.

Autre question de langue : les éditions de J. G. de Noyers hésitent entre deficit et defit ; la présence de defi-ciente juste avant ne pouvait que faire pencher la balance en faveur de deficit.


Jacques-Charles Brunet, Manuel du libraire et de l’amateur de livres, 5e éd., t. IV (1863), colonnes 134, 135-136, entrée Nuceriensis :









Faute de mieux, voici le passage pertinent (page 84) dans l’édition — expurgée ! — de 1558 de Proverbes communs et belles sentences, « composé par Jean Nucerin », comme l’écrit Brunet, colonne 136 :







À titre de comparaison, le même passage, publié en 1606, dans des conditions qu’expose bien le rédacteur du Larousse du XIXe siècle, tome 15, p. 472, 1re col., trois premiers paragraphes de l’entrée Trésor de la langue française (de Jean Nicot) :



A :







B :











***




Il peut, je le reconnais, s’agir d’une coïncidence, mais j’ai remarqué, à la lecture de Brunet, qu’une édition des Prouerbia a été publiée en 1539 chez François Juste — chez qui est d’abord paru Gargantua, et une autre chez Claude Nourry alias Le Prince — qui a sorti le premier Pantagruel.


L’ancienneté de Deficiente pecu, deficit omne, nia n’est pas avérée (non plus, d’ailleurs, que celle de l’ex-pression sans la tmèse) et il est frappant que le dicton — abstraction faite de sa formulation, avec ou sans tmèse — n’apparaisse que dans des textes français. Il est de l’ordre du possible que De Noyers l’ait inventée pour les besoins de la cause : traduire une compilation, tout comme il se peut qu’il ait utilisé pour la circonstance une culture acquise par transmission orale entre la rue du Fouarre et la Montagne-Sainte-Geneviève, auquel cas nous n’en saurons jamais rien ; mais le texte de De Noyers est un bon candidat comme source de Rabelais sur ce point.


Incidemment, si le nom de Jean de la Véprie ne vous est pas inconnu, sans doute est-ce parce que vous avez suivi le débat suscité par les Epistolæ Duorum Amantium, correspondance dont on se demande quel rapport elle a avec celle échangée par Héloïse et Abélard. Les lettres recopiées en 1471 par frère Iohannes de Vepria, prieur de Clairvaux, et retrouvées à la bibliothèque municipale de Troyes ont fait l’objet d’une publication universitaire par Ewald Könsgen, puis de traductions et de commentaires érudits (Constant J. Mews).



Cette chronique (sans les documents d’illustration) est disponible en téléchargement gratuit au format d’Acro-bat Reader (extension .pdf) d’Adobe à l’adresse suivante :


http://www.toofiles.com/fr/oip/documents/pdf/quosego_tmese2.html










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