30 novembre 2006

Montaigne
et « les singeries d’Apollonius »

J’ay veu de mon temps merveilles en l’indiscrete et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la creance et l’esperance où il a pleu et servy à leurs chefs, par-dessus cent mescontes les uns sur les autres, par-dessus les fantosmes et les songes. Je m’estonne plus de ceux que les singeries d’Apollonius et de Mehumet enbufflarent. Leur sens et entandement est entièrement estouffé en leur passion. Leur discretion n’a plus d’autre chois que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. J’avoy remarqué souverainement cela au premier de nos partis fiebvreux. Cet autre qui est nay depuis, en l’imitant, le surmonte. Par où je m’advise que c’est une qualité inseparable des erreurs populaires. Après la première qui part, les opinions s’entrepoussent suivant le vent comme les flots. On n’est pas du corps si on s’en peut desdire, si on ne vague le trein commun. Mais certes on faict tort aux partis justes quand on les veut secourir de fourbes. J’y ay tousjours contredict. Ce moyen ne porte qu’envers les testes malades ; envers les saines il y a des voyes plus seures, et non seulement plus honnestes, à maintenir les courages et excuser les accidents contraires.

Montaigne, III, X : De mesnager sa volonté.

Texte cité d’après celui d’Albert Thibaudet et Maurice Rat,
éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 991.


Telle quelle, la deuxième phrase (qui appartient à la « cou-che C » = texte de 1595) va à l’encontre du propos, pour la bonne raison qu’elle est fautive :
il faut lire Je NE m’estonne plus…

Pour mémoire : le premier personnage mentionné est Apollonios de Tyane (᾿Απολλώνιος ὁ Τυανεύς), néo-pythagoricien du début de l’ère chrétienne, né en Turquie (vestiges de Tyane à Kemerhisar, à 25 km au sud de Niğde = Nikdeh du dictionnaire de Bailly, en Cappadoce), surtout connu par le « roman historico-philosophique de Philostrate » (formule de Pierre Hadot, dans l’Encyclopædia Universalis) et une mention peu flatteuse dans Alexandre ou le faux devin (Ἀλέξανδρος ἢ Ψευδομάντις), de Lucien de Samosate.

Et « enbufflarent » ?

Pour ce qui est de la désinence de la 3e personne du pluriel de l’indicatif passé simple des verbes en -er (le traditionnel 1er groupe), Montaigne hésite entre -arent et -èrent (mais quand modification il y a, c’est toujours dans le même sens : en I, VI, Thibaudet et Rat p. 31 « usèrent », Exemplaire de Bordeaux « vſarent » avec correction manuscrite « vſerent »). Le phénomène : -arent remplaçant -èrent, est apparu au XIIe siècle, bien attesté dès le XVe siècle, prend une certaine ampleur à la Renaissance et on en trouve des traces un peu au-delà ; il est dû, pour l’essentiel, à la tendance qu’a pendant cette période -e- à s’ouvrir en -a- devant -r-.
Tallemant des Réaux peut encore écrire, parlant de Nompar de Caumont, maréchal et duc de la Force, et de son épouse, fille du maréchal de Biron : « Ils n’ont jamais pu se desfaire de dire : Ils allarent, ils mangearent, ils frapparent, etc. » et citer M. de Chevreuse : « Voylà où elle s’assisa en me disant adieu, et où elle me dit quatre paroles qui m’assommarent. »
Déterminer et quantifier les variations d’usage chez un auteur donné relève de la gageure, tant les éditeurs de textes s’ingénient à embrouiller la situation : toujours chez Thibau-det et Rat, « accuserent » et « renvoyèrent » (I, 5, p. 27) censés représenter « accusarent » et « renvoiarent » de l’Exemplaire de Bordeaux, etc. En définitive, on recense — dans les seuls Essais — 32 occurrences en –arent pour 134 en -erent/-èrent.
-Arent est présent dans le Journal de voyage et dans les notes sur les Ephémérides de Beuther.

Grec βούϐαλος, d’où latin būbălus, devenu būfălus chez Venantius Fortunatus, italien bufalo (TLFi écrit par erreur « italien buffalo ») : imbufalire existe, mais semble récent et signifie « mettre en rogne ». « Enbuffler » serait-il un hapax ? Selon l’opinion la plus répandue, le verbe voudrait dire « tromper, induire en erreur » ; il est plus simple de comprendre « abêtir, abrutir ».

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27 novembre 2006

Paete, prends ton luth…

L’anecdote montrant Arria, épouse romaine emblématique, aidant son mari à se suicider s’apprend d’abord chez Pline le Jeune (Ep. III, 16), puis, en renforcement, chez Mon-taigne (II, xxxv, De trois bonnes femmes : « Il n’en est pas à douzaines, comme chacun sçait… », écrit-il en incipit, pour mettre de l’ambiance), qui cite d’ailleurs un très beau quatrain de Martial (I, xiii) sur le sujet.
Le nom complet du mari était A. [Aulus] Cæcina Pætus : c’est la dernière partie — le surnom (cognomen) — qui nous intéresse, car Arria l’emploie pour s’adresser à lui dans la formule célèbre Pæte, non dolet « Paetus, cela ne fait pas mal » et comme la citation traîne partout, on s’aperçoit que Pæte subit une déformation curieuse et fréquente (ne pas perdre de vue que les internautes ont la latitude de puiser dans des ressources du XIXe siècle tombées dans le domaine public, passées à la moulinette de la reconnaissance optique de caractères ou OCROptical Character Recognition —, sans travail éditorial sérieux).

La graphie Pætus est assurée :

1o) l’adjectif pætus « qui regarde de côté, qui louche un peu [pæta était une épithète de Vénus ; allusion à des coups d’œil furtifs, à des regards coulés tendrement] » (Gaffiot, 1934, qui écrit Pétus Cæcina, au prix d’une incohérence graphique) ; “having leering eyes, with a cast in the eyes, blinking or winking with the eyes, blinkeyed; esp. as an epithet of Venus, prettily leering, with a pretty cast in her eyes, prettily blinking: paetus, μυὼψ τοῖς ὄμμασιν, Gloss. Philox.” (Lewis & Short), où μυώψ « qui cligne les yeux pour mieux voir,
myope » (Bailly) — Incidemment, on constate des divergences entre Liddell-Scott-Jones et Bailly sur des questions d’accentuation, celui-ci distinguant μύωψ « taon » et μυώψ
« qui cligne les yeux pour mieux voir », celui-là ne connaissant que μύωψ dans toutes les acceptions.

2o) le témoignage du grec, dans l’épisode rapporté par Dion Cassius (LX, 16) [historien qu’une notice du musée du Louvre, consacrée au groupe statuaire Arria et Paetus de la cour Marly, met au nombre des auteurs latins]:

« Ἰδού, Παῖτε, οὐκ ἀλγῶ » (Tiens/Vois, Paetus, je n’ai pas mal).

Peut-être la déformation constatée sur Paetus résulte-t-elle d’une hypercorrection ou est-elle due au recours à une ligature, « æ » (U+00E6), parfois difficile à distinguer, dans certaines fontes et surtout en italiques, d’une autre ligature : « œ » (U+0153). Si le lecteur λ lisait ou croyait lire Pœte, il écrivait à son tour Poete.

En voici deux cas patents. Le latin cēterī « tous ceux qui restent, tous les autres », masculin, a une forme correspondante au neutre, cētera ; à côté de et cetera (notre
« etc. »), apparaissent successivement une graphie (hypercorrecte ?) et caetera / et cætera, puis et coetera / et cœtera.

« — Et coetera punctum ! fit Mistigris en contrefaisant la voix de jeune coq enroué qui rendait le discours d’Oscar encore plus ridicule, car le pauvre enfant se trouvait dans la période où la barbe pousse, où la voix prend son caractère. » Balzac, Un début dans la vie (édition Furne, p. 476; Furne donne constamment oe pour ae).

Bien mieux:

« ET COETERA. Locution empruntée du latin. Et le reste. Il s’emploie quand on charge le lecteur de compléter lui-même une énumération ou une phrase inachevée. On l’abrège en Etc. Il y a dans son laboratoire toutes sortes d’ustensiles, des fourneaux, des cornues, des creusets, etc. Vous savez le proverbe : Quand chacun fait son métier, etc.

Substantivement, Le reste de la phrase n’est exprimé que par un et coetera. Mettre trois et coetera de suite. »

Dictionnaire de l’Académie française, 8e édition (1932-5), t.I, p. 496

Autre cas : le latin fētus, -ūs (apparenté à fēcundus) « grossesse, portée, action de mettre bas ; et par métonymie « petit (d’un animal) » par opposition à partus » (Ernout-Meillet) [un dérivé non-littéraire *fētōnem est à l’origine de notre « faon »] s’écrit en latin tardif foetus / fœtus. Nous en sommes toujours là ; comme de juste, la prononciation est [ftys] (avec U+1EB9) et non [føtys] (avec U+00F8).

Les considérations qui précèdent peuvent aider à goûter l’extrait que voici :

Il faut n’avoir ignoré aucun des excellents malheurs du jeune âge, il faut avoir grimpé sur toutes les Chimères aux doubles ailes blanches qui offrent leur croupe féminine à de brûlantes imaginations, pour comprendre le supplice auquel Gaston de Nueil fut en proie quand il supposa son premier ultimatum entre les mains de madame de Beauséant. Il voyait la vicomtesse froide, rieuse et plaisantant de l’amour comme les êtres qui n’y croient plus. Il aurait voulu reprendre sa lettre, il la trouvait absurde, il lui venait dans l’esprit mille et une idées infiniment meilleures, ou qui eussent été plus touchantes que ses froides phrases, ses maudites phrases alambiquées, sophistiques, prétentieuses, mais heureusement assez mal ponctuées et fort bien écrites de travers. Il essayait de ne pas penser, de ne pas sentir ; mais il pensait, il sentait et souffrait. S’il avait eu trente ans, il se serait enivré ; mais ce jeune homme encore naïf ne connaissait ni les ressources de l’opium, ni les expédients de l’extrême civilisation. Il n’avait pas là, près de lui, un de ces bons amis de Paris, qui savent si bien vous dire : — Poète, non dolet ! en vous tendant une bouteille de vin de Champagne, ou vous entraînent à une orgie pour vous adoucir les douleurs de l’incertitude. Excellents amis, toujours ruinés lorsque vous êtes riche, toujours aux Eaux quand vous les cherchez, ayant toujours perdu leur dernier louis au jeu quand vous leur en demandez un, mais ayant toujours un mauvais cheval à vous vendre ; au demeurant, les meilleurs enfants de la terre, et toujours prêts à s’embarquer avec vous pour descendre une de ces pentes rapides sur lesquelles se dépensent le temps, l’âme et la vie !

Balzac, La Femme abandonnée

Voici maintenant un exemple de détournement de la citation de Pline, moins souriant que le « péter ne fait pas mal » de Marcel Pagnol ou l’inadvertance du site insecula.com :
« Poetus, ne souffre pas ».

Deux mois après la diffusion du prospectus publicitaire de l’Encyclopédie, Diderot voit son entreprise attaquée dans le Journal de Trévoux (appellation usuelle des Mémoires pour l’Histoire des Sciences et des Beaux-Arts, 1701-1767) par Guillaume François Berthier, SJ [1704-1782], directeur de la publication pendant 17 ans (voir la Relation de la maladie, de la confession, de la mort, et de l’apparition du jésuite Berthier, de Voltaire, publiée en 1759). Dans sa 1ère lettre à son détracteur, Diderot met en épigraphe Paete, non dolet (vu la situation : « cela ne me fait ni chaud, ni froid ») et, devant la réaction du destinataire, lui adresse une seconde missive :

Perge, sequar. Ænéïd.
Je doute, mon R.P., par le trouble qui règne au commencement de votre réponse si je suis heureux ou malheureux en épigraphes : j’avais simplement voulu vous annoncer que ma lettre ne vous ferait point de mal ; & j’ai bien peur de m’être trompé : vous parlez de santé, comme si mes compliments vous donnaient la fièvre : du reste, quand je voudrais bien vous regarder comme un bon seigneur romain, je n’en serais pas plus disposé à jouer avec vous le rôle de la dame Arria. […]

La nouvelle citation (IV, 114), étant donné les relations entre les correspondants, a l’allure d’un défi :

« Continue, je te suivrai. »

Avec des exemples aussi réussis, on en vient à être surpris que l’emploi métaphorique de « détournement » ne soit pas attesté avant le début du XXe siècle (« Cette sorte de détournement prolétarien de la révolution bourgeoise » Jaurès, Et. soc., 1901, p. xxi ; cité par le Trésor de la Langue Française informatisé).

Remarque:

Balzac, La Comédie humaine, nrf/Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t.II (1976), édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex
t.II, p. 488 La Femme abandonnée : PÆTE, NON DOLET!
note (Madeleine Ambrière-Fargeaud) p. 1404 : « les éditions donnent par erreur Poete au lieu de Paete. »

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15 novembre 2006

Virgile : Timeo Danaos...

Le cheval de Troie
n’est pas un cadeau

Fragment de dialogue entre D’Artagnan et M. de Tréville, capitaine des Mousquetaires (Alexandre Dumas et Auguste Maquet, Les Trois Mousquetaires, 1844, ch. XXIII,
« Le rendez-vous ») :




Qu’ai-je à craindre, répondit d’Artagnan, tant que j’aurai le bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestés ?
Tout, croyez-moi. Le cardinal n’est point homme à oublier une mystification tant qu’il n’aura pas réglé ses comptes avec le mystificateur, et le mystificateur m’a bien l’air d’être certain Gascon de ma connaissance.
— Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancé que vous et sache que c’est moi qui ai été à Londres ?
— Diable ! vous avez été à Londres. Est-ce de Londres que vous avez rapporté ce beau diamant qui brille à votre doigt ? Prenez garde, mon cher d’Artagnan, ce n’est pas une bonne chose que le présent d’un ennemi ; n’y a-t-il pas là-dessus certain vers latin... Attendez donc...
Oui, sans doute, répondit d’Artagnan, qui n’avait jamais pu se fourrer la première règle du rudiment dans la tête, et qui, par son ignorance, avait fait le désespoir de son précepteur ; oui, sans doute, il doit y en avoir un.
Il y en a un certainement, dit M. de Tréville, qui avait une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l’autre jour... Attendez donc... Ah ! m’y voici !
...timeo Danaos et dona ferentes.
Ce qui veut dire : « Défiez-vous de l’ennemi qui vous fait des présents. »




Précision concernant rudiment : « Un petit livre qui contient les premiers principes de la langue latine », Dictionnaire de l’Académie française, 1re édition, 1694. Première attestation du terme dans cette acception dans le Médecin malgré lui (I, I ; réplique de Sganarelle à sa femme Martine, qui l’a traité d’«habile homme » sur le ton de l’ironie) :
« Oui, habile homme, trouve-moi un faiseur de fagots, qui sache, comme moi, raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su, dans son jeune âge,
son
rudiment par cœur. »




M. de Tréville n’est pas régent de collège et les bribes de latin qu’il a puisées auprès de Benserade (qui n’aurait eu que 12 ans en 1625, quand le roman commence) ne dépassent pas le niveau des petits grimauds, pour reprendre le mot de Trissotin ; on peut aussi considérer qu’il adapte un peu sa traduction à la situation dans laquelle il l’introduit. Mais l’explication ne vaut pas pour l’édition des Trois mousquetaires établie par Claude Schopp (Collection Bouquins, Robert Laffont, 1991), qui traduit la citation dans une note : « "Je crains les Grecs et les cadeaux qu’ils me font", Virgile, Énéide, chant II, vers 49. » La formule clot les huit vers par lesquels Laocoon (Λαοκόων), oncle paternel d’Enée, prêtre et devin, s’efforce de dissuader ses concitoyens d’introduire dans Troie le cheval de bois laissé par les Grecs sur la plage : « Je crains les descendants de Danaüs [Δαναός, fondateur d’Argos et père des Danaïdes, donc : les Grecs], même quand ils font des offrandes [aux dieux]. » Echo du vers 17 du même chant : uotum pro reditu simulant; ea fama uagatur « (les Grecs) feignent qu’il s’agit d’une offrande (uotum, cf. ex-voto) pour leur retour ; telle est la rumeur qui se répand ».
Ni don, ni présent, ni cadeau destiné à des humains : le cheval est censé être
« voué » à Minerve/Pallas en échange du retour sans encombre des Grecs dans leur patrie. C’est dona employé elliptiquement qui, dans le passage, induit en erreur ; mais Enée (v. 31) parle de donum exitiale Mineruæ et le traître Sinon (v. 189) dit aux Troyens si uestra manus uiolasset dona Mineruæ.


Pour la petite histoire : en 1874 (et encore en 1894), Pierre Larousse, Fleurs latines des dames et des gens du monde ou clef des citations latines que l’on rencontre fréquemment dans les ouvrages des écrivains français, p. 437, en était à « Je crains les Grecs, même quand ils font des présents » ; le Larousse du XXe Siècle (1933), t. VI, p. 702, a une entrée qui tranche en faveur d’« offrandes ».


L’interprétation que donne M. de Tréville de timeo Danaos… semble influencée par « ce n’est pas une bonne chose que le présent d’un ennemi », autre citation classique :

Ἀλλ᾽ ἔστ᾽ ἀληθὴς ἡ βροτῶν παροιμία,
Ἐχθρῶν ἄδωρα δῶρα κοὐκ ὀνήσιμα.

« Le proverbe des mortels dit vrai : les cadeaux des ennemis ne sont pas des cadeaux et n’apportent rien de bon » Sophocle, Ajax, vv. 664-665. (Allusion à l’Iliade, chant VII, où Hector fait présent de son épée à Ajax qui, en retour, lui offre son ceinturon ; dans la tragédie de Sophocle, c’est avec cette épée qu’Ajax va se suicider.) D’où Hostium munera, non munera chez Erasme (Adagia (1500), 1.3.35) et In dona hostium chez Andrea Alciato (Emblemata, 1529, no280).






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13 novembre 2006

Tallemant des Réaux : vous avez dit « bizarre » ?

Le héros de l’Historiette dans l’extrait qui suit est Urbain de Maillé [1597-1650], marquis puis maréchal de Brézé, beau-frère du cardinal de Richelieu et un temps vice-roi de Catalogne (le marquis de Dreux-Brézé, qu’apostropha Mirabeau, fait partie de sa lointaine descendance) :

« Il luy arriva une assez plaisante chose à son entrée à Barcelonne [sic], quand il y fut envoyé vice-roy. Il s’estoit fait tout le plus beau qu’il avoit pu. Quelques Catalans disoient : « Es muy bizarro este marechal. » Un bon gentilhomme de sa suite, estonné de ce mot bizarro (galant), disoit à un autre : « Qui diable a desjà dit l’humeur de M. le mareschal à ces gens-cy ? »

(Les Catalans du texte s’expriment en castillan. «Marechal » est la forme française ; mariscal ne conviendrait en aucune façon.)

Le pivot de l’anecdote est un faux-ami.

En espagnol de l’Age d’Or, bizarro (attesté depuis 1526) signifie surtout « élégant, distin-gué, raffiné » (galant, traduit Tallemant).

En italien, bizzarro (attesté depuis 1300 environ) signifie d’abord « coléreux » (encore de nos jours, un cheval peut être qualifié de bizzarro « fougueux »), puis (début XVIe siècle) «extravagant ».

Le courtisan de la suite du maréchal de Brézé attribue donc à l’adjectif espagnol (qui est un compliment : ce n’est pas en vain que le maréchal « s’estoit fait tout le plus beau qu’il avoit pu ») l’acception du français venue de l’italien (et qui est un reproche) et se demande comment les Catalans sont déjà informés de l’humeur fantasque du nouveau vice-roi.


Monmerqué (1834), t. II, p. 44 ; Antoine Adam (Pléiade, 1960), t. I, p. 319

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10 novembre 2006

Montaigne et ses éditeurs : le cas du grec




« La superstition suit l’orgueil et lui obeit comme à son pere :

ἠ δεισιδαιμονία κατάπερ πατρὶ τῷ υφῷ πείτεται. »


Montaigne, Essais, II, XII (« couche A » = texte de 1580) : Pléiade, Thibaudet & Rat, p. 478.
— Formule de Socrate rapportée par Stobée (devenu Strobée chez Claude Pinganaud, p. 381).

Sachant que l’Exemplaire de Bordeaux (EB) porte
ἡ δεισιδαιμονία κατάπερ πατρὶ τῷ τυφῷ πείτεται
et que le texte correct est
ἡ δεισιδαιμονία καθάπερ πατρὶ τῷ τυφῷ πείθεται,
on constate que l’EB ne comportait qu’une faute (πείτεται pour πείθεται ; καθάπερ est attique, κατάπερ est ionien : voir ci-après la sentence no18), scrupuleusement conservée sans mise en garde du lecteur par Thibaudet & Rat (Villey-Saulnier ne corrige pas non plus, Tournon corrige sans prévenir, Céard rectifie et l’indique en note), et que la Pléiade y a ajouté ἠ (psilose) pour ἡ (avec esprit rude) et υφῷ pour τυφῷ (cette forme tronquée apparaissant aussi sur La page de Trismégiste, ainsi que sur le site de l’Ecole alsacienne).

La citation se retrouve p. 1421 de la même édition, sentence no18 (les poutres peintes de la « librairie ») :
Ἡ δεισιδειμονία καθαπερ πατρι τῷ τύφῳ πείθεται,
où l’on relève δεισιδειμονία pour δεισιδαιμονία, καθαπερ pour καθάπερ, et πατρι pour πατρὶ.
Au passage, on remarque καθάπερ, et non plus κατάπερ ; il y a donc 2 fautes sur l’EB.

The Montaigne Project, sur le site de l’Université de Chicago, permet de consulter l’EB sous forme d’images numériques, ainsi que la retranscription de l’édition Villey-Saulnier, ce qui — pour la phrase qui nous intéresse — donne ceci :
e deisidaimonia chataper patri to tupho peitetai,
avec e pour rendre le nominatif féminin singulier de l’article et chataper pour rendre κατάπερ / καθάπερ.

La traduction en anglais de John Florio est accessible sur Internet sur le site de Renascence Editions, avec le résultat que voici :
“It is haply that which the ancient Greeke proverb implieth
η δειοιδαιμονια, χαθαπερ παερι τω τυφω πειθεται, ‘Superstition obaieth pride as a father.’”
Les n erreurs ne sont pas imputables à l’édition de 1603, comme on peut s’en assurer en comparant avec l’exemplaire de Gallica BNF, page 288 (où d’ailleurs, Florio écrit ‘happily’ pour ‘haply’).

Le Project Gutenberg, lui, a choisi la traduction due à Charles Cotton (1630-1687), dans l’édition (1877) du petit-fils de Hazlitt [The Spirit of the Age, Characters of Shakespeare’s Plays, etc.], William Carew Hazlitt, rebaptisé par inadvertance Hazilitt. Or, surprise : point d’Apologie de Raimond Sebond, on passe sans transition de II, XI à II, XIII. Confirmation sur en.wikipedia.org :

His [Montaigne’s] skepticism is best expressed in the long essay “An Apology for Raymond Sebond” (Book 2, Chapter 12) which has frequently been published separately. We cannot trust our reasoning because thoughts just occur to us: we don’t truly control them. We do not have good reasons to consider ourselves superior to the animals. He is highly skeptical of confessions obtained under torture, pointing out that such confessions can be made up by the suspect just to escape the torture he is subjected to (the first known use of this argument against torture). In the middle of the section
normally entitled “Man’s Knowledge Cannot Make Him Good,” he wrote that his motto was “What do I know?”. Since the long “Apology for Raymond Sebond” is hardly ever included in publications of his essays, this expression of his main idea is generally unavailable.

Je me propose de revenir, à l’occasion, sur ces mauvais traitements que les éditeurs infligent aux textes dont ils ont la charge.

A. Thibaudet-M. Rat, 1962 (Pléiade)
C. Pinganaud, 1992 (Arléa)
P. Villey-L.V. Saulnier, 1924 (« Quadrige »/PUF, 1988, 2004)
A. Tournon, 1998 (Imprimerie nationale)
J. Céard, 2001 (« Livre de Poche », Pochothèque)
La page de Trismégiste :
http://www.bribes.org/trismegiste/montable.htm
l’Ecole alsacienne :
http://www.ecole-alsacienne.org/rubrique.php3?id_rubrique=56/#MONTAIGNE
The Montaigne Project :
http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/montaigne/
Renascence Editions :
http://www.uoregon.edu/%7Erbear/montaigne/2xii.htm
Florio, Gallica BNF :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71710w
Project Gutenberg :
http://www.gutenberg.org/wiki/Main_Page
Wikipedia, Montaigne :
http://en.wikipedia.org/wiki/Essays_(Montaigne)


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06 novembre 2006

Ichtyophage, ou: La tête de lamproie




Début de la parabole du mauvais riche et de Lazare (Luc, XVI, 19) :
« Ἄνθρωπος δέ τις ἦν πλούσιος, καὶ ἐνεδιδύσκετο πορφύραν καὶ βύσσον εὐφραινό-μενος καθ’ ἡμέραν λαμπρῶς. »
Il y avait un riche qui s’habillait de pourpre et de fin coton indien et prenait tous les jours du bon temps dans le luxe.

Incidemment, le même passage chez saint Jérôme :
« Homo quidam erat diues et induebatur purpura et bysso et epulabatur cotidie splendide »,
où l’on voit qu’à son habitude il rend εὐφραίνεσθαι par epulāri « manger, prendre part à un banquet, festoyer », plus restrictif.

La petite surprise est due à Béroalde de Verville (Le Moyen de Parvenir, CIV : Satire) qui, dans cet extrait de dialogue, introduit une citation tronquée du texte grec et une traduction du texte latin :

« Dixippus — […] c’est pourquoy Lucullus aymoit tant les lamproyes ; aussi est-ce une viande [= aliment, nourriture] delicieuse, quand elle est confite à la saulce du salmigondis renouvellée.
Scaliger. — C’estoit la viande du mauvais riche ; est-il pas dit efrenomenim catimeram lampros : il mangeoit tous les jours des lamproyes ? »

(Texte de l’édition Garnier, 1879, disponible sur le site de la BNF. Variante, trouvée sur le site du CESR, Université de Tours : efrenomenin catimeran lampros. Dans les deux cas, on notera l’iotacisme. La confrontation εὐφραίνεσθαι ~ efrenomenim, efrenomenin montre que la transmission du texte a dû être chaotique.)

Béroalde s’amuse de la paronymie λαμπρῶς/lamproie, calembour entre deux idiomes, et de la traduction fantaisiste. Sur ce dernier point, on songe à Sterne :

Amicus Plato, my father would say, construing the words to my uncle Toby, as he went along, Amicus Plato; that is, Dinah was my aunt;—sed magis amica veritas—but Truth is my sister.”


Les occasions de mentionner la lamproie étant rares, il faut profiter de celle-ci pour aborder l’historiette colportée (inventée ?) par Rabelais (Tiers Livre, II), qui évoque saint Thomas d’Aquin, perdu dans ses pieuses méditations — il compose une hymne — alors qu’invité à la table de Louis IX/saint Louis et s’étant distraitement servi le poisson préféré du souverain, il mange toute la lamproie et, ayant par la pensée achevé sa composition, s’écrie « Consummatum est ! » [« C’est fini / C’en est fini » ou bien « J’ai fini », selon le cas].

Le jeu de mots correspondant à consommé/consumé est impossible en latin : consum-mātum (de consummāre) est loin de consumptum (de consūmĕre) ; en revanche, jusqu’à Vaugelas, la distinction entre « consommer » et « consumer » est assez floue : « Toute l’Asie se perdit et se consomma en guerres pour le maquerelage de Paris » (c’est-à-dire Pâris ; Montaigne, II, XII, Thibaudet & Rat, p. 453).

En tout cas, il peut sembler audacieux d’avoir risqué, au temps des guerres de religions, le dernier mot de Jésus expirant (« Τετέλεσται / Consummatum est » : Jean, XIX, 30) dans une situation aussi prosaïque.

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Vétilles et broutilles

Hervé de Saint Hilaire, « Hogarth l’indigné »
(Le Figaro, vendredi 27 octobre 2006, no19357, cahier no3, p. 29) :

« Hogarth, fils de maître d’école puis correcteur d’épreuves d’imprimerie, se promène dans cette Angleterre du XVIIIe siècle. Il s’indigne et raconte la misère, la violence, l’injustice. On peut ici en voir deux exemples, deux extraordinaires séries de gravures narratives (un genre dont Hogarth, grand maître de l’estampe, est l’inventeur, comme il fut celui du copyright en 1835). Ce sont presque des fables, des récits de moraliste : les six estampes de La Carrière d’une prostituée (1732), qui connut un immense succès, et la satire très édifiante, en huit scènes, du Zèle et la Paresse. Deux étapes très fortes de l’exposition. Il y en a beaucoup d’autres.

Hogarth fréquenta la bourgeoisie montante et l’aristocratie anglaise, c’est-à-dire ce qui se fait de mieux en matière de snobisme, de dédain, d’indifférence à la misère humaine, d’immoralité et de raffinement. Le grand portraitiste que fut l’artiste les a peints à merveille dans des scènes de genre ou ce que les Britanniques appellent des conversations pieces

A supposer que le lecteur ait relevé la première erreur, il en aura souri : le peintre est mort en 1764 et le Engraving Copyright Act ou Hogarth(’s) Act a été promulgué le 25 juin 1735.

Espérons qu’il aura repéré la deuxième (qu’une dépêche de l’Agence France-Presse, datée du 23 octobre à 12 h 26 et consacrée à l’exposition du Louvre, a dû contribuer à répandre) :

le pluriel de conversation piece est conversation pieces.

Dans un autre ordre d’idées, l’histoire du droit d’auteur est un labyrinthe où je n’aurais garde de me risquer ; mais une affirmation telle que « William Hogarth est l’inventeur du droit d’auteur » me paraît de nature à induire en erreur : il suffit de mentionner le Statute of Anne (8 Ann. c. 19), datant de 1710, dont le domaine d’application est tout autre, pour voir que l’arbre cachait la forêt.

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