13 juillet 2007

Obiter : sur la route des vacances





Les juristes britanniques recourent à l’expression latine obiter dictum pour désigner une opinion énoncée par un juge dans les attendus d’un jugement et portant sur un point de droit accessoire, subalterne, secondaire, extérieur — et parfois lointain — par rapport à la question juridique évoquée, mais qui, dans un système où la jurisprudence (‘precedents’) joue un rôle essentiel, est susceptible d’un grand poids (en fonction de la place occupée par son auteur dans la hiérarchie judiciaire et du prestige qui entoure sa personne) dans les débats d’une autre affaire, d’une autre juridiction. D’où, par exemple, L’Obiter électronique, journal des étudiantes et étudiants des 2e et 3e cycles en droit de l’Université Laval, au Québec. [Divers ouvrages portent le titre d’Obiter scripta. J’ai même trouvé un Obiter lecta et un évêque a inventé la locution obiter factum.]

C’est l’adverbe obiter qui me fascine : « en (cours de) route, chemin faisant, au passage, en passant, incidemment » (cf. l’anglais ‘by the way’, le néerlandais ‘onderweg’, etc.) ; préposition ob + substantif neutre iter, génitif itineris « route ».

A quoi cette fascination tient-elle ? Au fait que, dans toute recherche, l’aubaine (‘serendipity’), la trouvaille, le coup de chance, non seulement vous prennent au dépourvu (bien sûr !) mais surtout à l’endroit où vous ne l’escomptiez pas, hors des sentiers battus, souvent très à l’écart de l’axe de votre recherche, lors de vérifications à la marge, sur des points mineurs, par acquis de conscience ou par curiosité.

Et là, obiter, une trouée dans la haie, un détail vous ouvre des perspectives, vous aide à comprendre : c’est une bouffée d’air frais, un enrichissement, une jubilation.




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08 juillet 2007

Question d’hodonymie : Six journaux


A Mussidan, en Dordogne (arr. de Périgueux), on trouve, non loin de la gare et reliant la rue Raymond Villechanoux à la route du Bassy, la rue des Six journaux.


De même, à Ottignies-Louvain-la-Neuve, en Belgique (Brabant wallon, arr. de Nivelles), il y a un chemin des Six journaux, joignant l’avenue Lambermont et la rue du Chamois.


Le « journal » dont il s’agit est une mesure agraire, unité (approximative et variable) de superficie qui avait cours sous l’ancien régime : le journal de terre désignait, comme le jugère des Romains (mais voir in fine), la quantité de terre labourée en un jour.

La première attestation est en latin dans les Gloses de Reichenau (iuger ~ iornalis), puis vers 800 dans le syntagme iornales de terra, et en français vers 1150 dans le Charroi de Nîmes (v. 642, strophe XXV) :

« Plus ai de terre que trente de mes pers, / Encor n’en ai un jornel aquité »

J’ai plus de terre que trente de mes pairs, quoique je n’en aie pas encore libéré un arpent.


Voici un exemple de l’emploi de l’expression complète chez Joinville, LIV (septième croisade, 11 février 1250, bataille de Mansourah ; les pylés [pilets] sont des traits, dards, flèches, javelots, carreaux d’arbalète) :

Après la bataille monsignour Gautier, estoit freres Guillaumes de Sonnac, maistres dou Temple, atout ce pou de freres qui li estoient demourei de la bataille dou mardi. Il ot fait faire deffense endroit li des engins aus Sarrazins que nous aviens gaaingniés. Quant li Sarrazin le vindrent assaillir, il geterent le feu grejois ou hordis que il y avoit fait faire; et li feus s’i prist de legier, car li Templier y avoient fait mettre grant quantitei de planches de sapin. Et sachiez que li Turc n’atendirent pas que li feus fust touz ars, ains alerent sus courre aus Templiers parmi le feu ardant. Et à celle bataille, freres Guillaumes, li maistres dou Temple, perdi l’un des yex; et l’autre avoit-il perdu le jour de quaresme-prenant; et en fu mors lidiz sires, que Diex absoille! Et sachiez que il avoit bien un journel de terre dariere les Templiers, qui estoit si chargiez de pylés que li Sarrazin lour avoient lanciés, que il n’y paroit point de terre pour la grant foison de pylés.


« Après le corps [de bataille, la formation de combat] de monseigneur Gautier [de Châtillon], était frère Guillaume de Sonnac, maître du Temple, avec ce peu de frères qui lui étaient demeurés de la bataille du mardi. Il avait fait faire une défense en face de lui avec les engins des Sarrasins que nous avions pris. Quand les Sarrasins le vinrent assaillir, ils jetèrent le feu grégeois [mélange enflammé de poix, soufre et huile] sur le retranchement qu’il avait fait faire; et le feu y prit facilement, car les Templiers y avaient fait mettre quantité de planches de sapin. Et sachez que les Turcs n’attendirent pas que le feu fût tout brûlé, mais qu’ils allèrent courir sus aux Templiers parmi le feu ardent.

Et à cette bataille, frère Guillaume, le maître du Temple, perdit un œil; et l’autre il l’avait perdu le jour de carême-prenant; et il en mourut ledit seigneur, que Dieu absolve ! Et sachez qu’il y avait bien un journal de terre derrière les Templiers, qui était si chargé des traits que les Sarrasins leur avaient lancés, qu’il n’y paraissait point de terre à cause de la grande foison de traits. »

(d’après Natalis de Wailly, 1874)





Dans ses Tables des rapports des anciennes mesures agraires avec les nouvelles (2e éd., 1810), François Gattey relève, page 130, pour le département de la Dordogne et concernant le seul journal, onze valeurs différentes (exprimées en ares) allant de 6,172 à 52,005 ; à Mussidan : 38,520 a.

En l’occurrence, « deux poids, deux mesures » devient une litote.
Cela aide à comprendre les plaintes exprimées dans les « Cahiers de doléances ».

6 journaux correspondraient donc, toujours à Mussidan, à 2,3112 ha.


Il me semble difficile d’aller plus loin dans l’interprétation du nom ; la similitude entre Mussidan et Ottignies ne permet pas de comprendre quelle caractéristique de la parcelle lui a valu cette désignation : l’importance — ou le peu d’importance — de sa superficie (d’un seul tenant ?), son emplacement, son rendement, son rapport éventuel avec un fait divers… ?

Y a-t-il des cas comparables d’hodonymes au format [nombre] + [unités de mesures] et, dans l’affirmative, pourquoi ?



Voici le passage pertinent, dans l’ouvrage de F. Gattey (j’ai modernisé la graphie des noms de lieux) :


Le Journal en usage dans les communes de la Tour-Blanche, Cercles, Paussac-et-Saint-Vivien, Gout-Rossignol, La Chapelle-Montabourlet, Bourg-des-Maisons, Chapdeuil et Saint-Just : 6,172 a

— commune d’Astier : 28,950 a

— communes de Grignols et de Villamblard : 29,782 a

— Bergerac, Cunèges, Douville, Saint-Martin [de Fressangeas, de Gurson, de Ribérac, des Combes, l’Astier, ou le Pin ?], Champsecret, Maurens, Saint-Jean-d’Eyraud, Laveyssière et Montagnac [d’Auberoche ou la Crempse ?] : 33,7333 a

— Lisle, Celles, Beleymas, Saint-Julien [d’Eymet, de Bourdeilles, de Crempse, ou de Lampon ?], Beauregard [de Terrasson ou et Bassac ?], Montpon-Ménestérol, Beaupouyet, Saint-Michel [de Double, de Montaigne, ou de Villadeix ?], Saint-Laurent [des Bâtons, des Hommes, des Vignes, la Vallée, ou sur Manoire ?], Mareuil et Saint-Pierre-de-Chignac : 34,188 a

— Les Lèches, Saint-Geyrac, Beaussac, Eglise-Neuve [d’Issac ou de Vergt ?], Bourgnac, Issac, Mussidan, Sourzac, Saint-Louis-en-l’Isle, Saint-Front [d’Alemps, de Pradoux, la Rivière, ou sur Nizonne ?], Saint-Martin [de Fressangeas, de Gurson, de Ribérac, des Combes, l’Astier, ou le Pin ?], Saint-Etienne de Puycorbier et Saint-Méard [de Drône ou de Gurçon ?] : 38,520 a

— Nontron et Javerlhac-et-la-Chapelle-Saint-Robert : 35,453 a

— Champagnac-de-Belair : 39,886 a

— Périgueux, Antonne, Ligueux, Saint-Pierre-de-La-Douze, Bourdeilles, Agonac, Mensignac, Montagrier, Saint-Vincent-de-Connezac, Saint-Aulaye, Brantôme, Dussac, Sarrazac, Saint-Sulpice [d’Excideuil, de Mareuil, ou de Roumagnac ?], Nanthiat, Excideuil, Hautefort et Thiviers : 40,125 a

— Eymet : 43,627 a

— Fonroque, Saint-Julien [d’Eymet, de Bourdeilles, de Crempse, ou de Lampon ?], Sainte-Innocence et Sainte-Eulalie [d’Ans ou d’Eymet ?] : 52,005 a.


Champsecret est une commune de l’Orne (arr. d’Alençon, canton de Domfront) ; rien de semblable dans la toponymie dordognaise.

La Douze (arr. de Périgueux) est située à 7,5 km du chef-lieu de canton, Saint-Pierre-de Chignac ;
impossible d’identifier ou de localiser « Saint-Pierre-de-La-Douze ».


La valeur de 6,172 a indiquée pour les huit premières communes mentionnées est aberrante, mais l’écart avec l’ensemble des autres valeurs représente la trace figée, fossilisée, de systèmes de mesures prenant en compte des méthodes de travail différentes : la valeur basse vaut pour les labourages « à bras » (c’est un journal d’homme, travaillé à la bêche), les autres correspondent à un travail avec des animaux (journal de laboureur, journal de bœufs).

Au passage, cela montre aussi que le rapprochement pour le sens de journal de terre avec le jugère des Romains (singulier — inusité — iūgus, pluriel iūgera ; le terme s’est maintenu jusqu’aux Carolingiens) a ses limites : comme le mot latin l’indique, il s’agit d’une superficie susceptible d’être labourée en une journée par un attelage de bœufs (cf. iŭgum « joug »).


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02 juillet 2007

Victor Hugo : à propos d’« Après la bataille »


Le poème est tiré de la Légende des siècles,
XLIX, Le temps présent: IV, Après la bataille (1877)



Après la bataille



Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.
Et qui disait: « A boire ! à boire, par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit: « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de Maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant: « Caramba ! »
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.


Il serait difficile de ne pas remarquer les 3 jalons « Mon père » : incipit, v. 11, et explicit.


« Housard » (vv. 2, 11, 14) est la forme ancienne de hussard, en français, que Hugo emploie aussi :


Mon envie admirait et le hussard rapide,
Parant de gerbes d’or sa poitrine intrépide,
Et le panache blanc des agiles lanciers,
Et les dragons, mêlant sur leur casque gépide
Le poil taché du tigre aux crins noirs des coursiers.

Odes et ballades, V, IX, Mon enfance (1823), v. 21



« qu’il aimait / Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille » est un spécimen de zeugma (ζεῦγμα) ou attelage ; cf. « Il est mort d’amour et d’une fluxion de poitrine » ou, chez Hugo (Booz endormi)

« Cet homme marchait loin des sentiers obliques
Vêtu de probité candide et de lin blanc
. »


« le housard baissé / Se penchait » : redondance.


« Saisit un pistolet qu’il étreignait encore » : le poème a beau me plaire, la description est incohérente.






Il m’était venu à l’idée d’expliquer le v. 16 par un hystéron protéron (ὕστερον πρότερον) : la charrue avant les bœufs, le monde à l’envers, cf. Hysteron Proteron, Herbert C. Nutting, The Classical Journal, Vol. 11, No. 5 (Feb., 1916), pp. 298-301 et Hysteron Proteron in the Aeneid, A. S. McDevitt, The Classical Quarterly, New Series, Vol. 17, No. 2 (Nov., 1967), pp. 316-321 ; mais ça ne résiste pas à l’analyse.


Le topos pour cette figure de rhétorique est moriamur et in media arma ruamus (Enéide, II, 353) : il n’y a qu’à suivre le commentaire de Servius. (Mais j’ai apprécié la remarque de John Conington, sur Perseus: The first thing which Aeneas had to do was to persuade his comrades to die; the next to tell them how to do it.)

Autres classiques : “I die, I faint, I fail !” (Shelley), “Th’ Antoniad, the Egyptian admiral, / With all their sixty, fly and turn the rudder” (Shakespeare, Antony & Cleopatra) et “For I was bred and born / not three hours’ travel from this very place” (Shakespeare, Twelfth Night).


Deux exemples, peut-être moins galvaudés:


Dante, Paradiso, II, vv. 23-24

« e forse in tanto in quanto un quadrel posa
e vola e da la noce si dischiava
»

et peut-être à l’allure où un carreau [d’arbalète] s’arrête / et vole et se décoche de la noix [de l’arbalète]


(Curieuse traduction de Jacqueline Risset :

« et dans le temps peut-être qu’une flèche
s’arrête, vole, et quitte l’arc
»

alors que quadrel et noce montrent [et Mme Risset le sait] qu’il s’agit d’une arbalète et non d’un arc.)



Don Quijote

II, Capítulo XXXV. Donde se prosigue la noticia que tuvo don Quijote del desencanto de Dulcinea, con otros admirables sucesos


Tentóse, oyendo esto, la garganta don Quijote y dijo, volviéndose al duque:
Por Dios, señor, que Dulcinea ha dicho la verdad, que aquí tengo el alma atravesada en la garganta, como una nuez de ballesta.


Jean Canavaggio, Pléiade (2001), II, p. 1165 :


En entendant ces mots, don Quichotte palpa sa gorge, et dit en se tournant vers le duc :
« Par Dieu, seigneur, Dulcinée a dit vrai :
j’ai bien l’âme ici, en travers du gosier, comme une noix d’arbalète
. »


note p. 1609 : C’est-à-dire « prête à être propulsée comme un carreau d’arbalète », vers la bouche s’entend. Mais en espagnol le jeu est plus fin car c’est la nuez (« la noix ») qui signifie le plus couramment ce que le français appelle « pomme d’Adam », dont la place dans la gorge suggère vraisemblablement son image à don Quichotte.



Selon le TLFi, l’acception de noix « roue avec encoche qui, dans une arbalète [à trait], retenait la corde tendue » est attestée depuis 1195 environ ; le sens technique du français a servi de point de départ à d’autres langues : italien (noce), espagnol (nuez), anglais (nut), allemand (Nuß), etc.



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