23 mai 2007

Horace : « Solue senescentem »




« Malheureux ! laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, efflanqué, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l’arène
. »

Boileau, Epîtres, X, vv. 44-46


D’après un des rares fragments de ses poèmes lyriques qui nous soient parvenus, Ibycos (v. 525 av. J.-C., originaire de Ῥήγιον : Reggio di Calabria, écrivait en dorien ; cf. l’anecdote des grues : αἱ Ἰϐύκου γέρανοι, et Schiller, Die Kräne von Ibykus) semble bien avoir le premier eu recours à la comparaison de l’homme qui doit dételer, avec le cheval appelé à prendre sa retraite :

il décrit, à la 1ère personne, l’amant redoutant le retour de l’amour


ὥστε φερέζυγος ἵππος ἀεθλοφόρος ποτὶ γήρᾳ
ἀέκων σὺν ὄχεσφι θοοῖς ἐς ἅμιλλαν ἔϐα.

« de même que le cheval victorieux (ἀεθλοφόρος, qui remporte le prix, la récompense, ἆθλον) attelé (φερέζυγος) et vieillissant (ποτὶ γήρᾳ, proche de la vieillesse) s’engage (ἔϐα) en renâclant (ἀέκων, à contre-cœur) avec son char rapide (σὺν ὄχεσφι θοοῖς) dans la mêlée (ἐς ἅμιλλαν). »


Horace, s’adressant à Mécène (Epîtres, I, I, 8-9), dit entendre souvent une voix lui souffler :

« Solue senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus et ilia ducat
. »

« Aie le bon sens (sanus) de dételer (solue) à temps (mature) ton cheval (equum) qui vieillit (senescentem), de peur que (ne), au milieu des rires (ridendus), il ne bronche (peccet) à la fin (ad extremum) et ne fasse haleter ses flancs. »

(d’après François Villeneuve, Les Belles Lettres, 1934.)

Peccet : subjonctif de peccāre « faire un faux pas, achopper, trébucher » (d’où le sens chrétien ultérieur de « pécher ») ;

īlĭa (cf. la fosse iliaque) : « flancs, parties latérales du ventre qui s’étendent depuis le bas des côtes jusqu’à la naissance des cuisses » (Ernout-Meillet). [Il ne s’agit en aucune façon de la cage thoracique.]


Le distique, célèbre, a été cité — notamment — par Montaigne (II, VIII : De l’affection des peres aux enfans), Corneille (Préface à Pulchérie) et Diderot (Addition à la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient).

Mais on constate une variation.


Voici citation et traduction chez Samuel Johnson, dans The Rambler (No. 207, Tuesday, March 10, 1752):

{au passage, on remarquera la rime behind / wind}


Solue senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus
——.

Horace, Epistles, I. 1.8-9.



The voice of reason cries with winning force,
Loose from the rapid car your aged horse,
Lest, in the race derided, left behind,
He drag his jaded limbs and
burst his wind.”

Francis.


[Francis = Dr. Philip Francis (c. 1708-1773), traducteur d’Horace]


Le second vers s’arrête avant « et ilia ducat » (des tirets en tiennent lieu), que la traduction restitue pourtant, mais avec une interprétation divergente par rapport à celle de François Villeneuve, citée plus haut.

Alors que « fasse haleter ses flancs » évoque un cheval soit essoufflé soit poussif (c’est-à-dire souffrant de la pousse, appelée ainsi parce que l’animal pousse sur ses flancs, exerce une poussée abdominale pour expirer), “burst his wind” indique qu’il expulse bruyamment des gaz intestinaux.

On comparera avec cette dernière version celle de Christopher Smart (1756) : “Wisely in time dismiss the aged courser, lest, an object of derision, he miscarry at last, and break his wind” ainsi que celle de Leconte de Lisle (1873) : « Aie le bon sens de ren-voyer à temps ton cheval qui vieillit, de peur qu’il fasse rire à la fin et perde les entrailles », si l’on admet que « perde les entrailles » relève de l’euphémisme.


Thibaudet & Rat (les Essais, en Pléiade), p. 1533 : « Sage, dételle à temps ton vieillissant cheval,/ Pour qu’il ne fasse rire au bout de sa carrière » — traduisent loin du texte et escamotent les éléments qui expliquent « ridendus ».


Or c’est « ridendus » qui me paraît décisif pour interpréter « et ilia ducat », rejeté en fin de vers :

à lui seul, le faux pas du cheval ne garantit en aucune façon la moquerie du public ;

avec le « gros pet de mesnage » à la Rabelais, l’effet est assuré.

Le procédé est celui auquel a recours la chanson enfantine
« À cheval sur mon bidet » (cf. Jacques Dutronc, dans Fais pas ci, fais pas ça).


PS1 — La toute nouvelle édition des Essais, en Pléiade, établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, traduit (p. 410, note K) :

« Sagement, dételle à temps ton cheval vieillissant, de peur qu’à la fin il ne bronche ridiculement et ne devienne poussif »

et, dans les Notes et variantes placées en fin de volume (p. 1530), renvoie aussi au sonnet XVIII des Regrets de Du Bellay : « […] donne si tu es sage / de bonne heure congé au cheval qui est d’aage, / De peur qu’il ne s’empire et devienne poussif ».

Je maintiens que les troubles dont souffre le cheval dans le texte d’Horace ne sont pas d’ordre respiratoire, car si tel était le cas ce ne serait pas risible.


PS2 — La « pousse » du cheval (Chronic Obstructive Pulmonary Disease) s’appelle en anglais ‘heaves’ ou ‘broken wind’ ; dans ce dernier cas, il y a possibilité de jeu de mots avec ‘to break wind’ = « lâcher un vent ».









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22 mai 2007

« Ohé Lambert ! » : des scies et des mais



« J’ai eu un début d’année plein de turpitudes », me confiait un jour la patronne du café Le Champo, rue des Ecoles, voulant parler de ses vicissitudes. Difficultés, complications, ennuis, tracas, soucis, tribulations, arias étaient notre lot à tous, mais nous ne connaissions pas notre bonheur de disposer de « mots pour le dire » avant l’invasion du champ sémantique par le calque de l’anglais ‘problem’.

1966 et “Cul-de-Sac” [c’est-à-dire « impasse » ; „Wenn Katelbach kommt“ me semble un titre plus riche], film de Roman Polanski (avec Donald Pleasence, Françoise Dorléac) et l’understatement du bandit blessé au ventre, perdant son sang, Albie (interprété par Jack MacGowran), assis à la place du mort dans une Morris Minor à moitié engloutie par la marée sur la chaussée menant à l’île de Lindisfarne : “Richard … I’ve got a problem”. (Mais, à dire vrai, dans la chanson d’Edith Piaf — qui en est la parolière — « l’Hymne à l’Amour », 1949, on trouve déjà « Peu m’importent les problèmes » et « Dans le ciel plus de pro-blèmes ». Je ne m’en suis rendu compte que bien plus tard.)





A Les lexicographes font remonter à 1748 (dans le Journal historique ou Mémoires littéraires, de Charles Collé [1709-1783]) la 1ère attestation de scier quelqu’un = le bassiner, le tanneron s’y tanne aux airs », Mérimée à propos de Tannhäuser], tous verbes qui évoquent la monotonie lassante d’un va-et-vient. D’Hautel, Dictionnaire du bas-langage (1808), enregistre « Tu me scies le dos avec une latte [un sabre, une épée]. Pour, tu m’impatientes, tu m’obsèdes par tes propos », tronqué par la suite (l’Illustre Gaudissart à Jenny, 1833 : « La grande Mathilde, qui te scie le dos avec ses comparaisons, […] n’y trouvera rien à redire » ; la plus illustre des lorettes à Jenny Cadine, dans la Cousine Bette, 1846 :
« Josépha me scie l’omoplate avec ses tableaux, répondit Carabine, et j’en veux avoir de plus beaux que les siens... »). Sciant « ennuyeux » est attesté depuis 1801.

B « Ça doit être une fameuse scie... un muet... pas le moyen de causer... », explique au médecin la concierge, Madame Bougnol [sans rapport avec bignole, semble-t-il], dans Atar-Gull, d’Eugène Sue (1831). Le lien avec la musique n’apparaît qu’en 1864, chez Labiche (Le Point de mire, acte III, scène VI) :

« Maurice. [le fils] — Elle [Berthe Carbonel] me fait l’effet d’une jolie petite salade de laitue dans laquelle on aurait oublié le vinaigre.

Duplan. [le père] — Elle est pourtant musicienne.

Maurice. — Ah! oui, parlons-en!

Duplan. — Il m’a semblé qu’elle touchait du piano.

Maurice. — Trop!

Duplan. — Quoi?

Maurice. — Trop de piano! le matin de sept à neuf... après déjeuner de deux à quatre... et le soir de huit à dix... six heures de piano, aux applaudissements de sa famille... et toujours le même air... la Rêverie de Rosellen. (Il fredonne l’air en grinçant.) Cela prenait les proportions d’une scie... c’était à vous rendre enragé.

Duplan. — Que tu es bête!... on fait comme moi, on n’écoute pas... (À part.) On dort. »


Henri Rosellen [1811-1876], pianiste et compositeur, est surtout connu pour ses Rêveries, dont une, en tremolo (op. 31, no1, en sol, sur un poème de Heine : Wenn ich in deine Augen seh’) « a été célèbre dans l’Europe entière », selon le Larousse du XXe Siècle. Il y a d’autant moins de raison d’en douter que c’est la mélodie que jouent Varville dans La Dame aux camélias (non dans le roman de 1848, mais dans l’adaptation théâtrale — acte I, scène V —, quatre ans plus tard ; Marguerite Gautier ne la connaît pas) et Mlle Pierrotte dans le Petit Chose (1868). Charles Cros s’en souviendra, dans La Science de l’amour (1884) :


« J’allai trouver Chopin et lui demandai :

« Vous avez beaucoup joué du piano dans le monde. Quelle est la musique qui plaît le plus aux femmes ? »

Il me répondit sans hésiter. : « La Rêverie de Rosellen.

Quarante mille francs, si vous voulez m’enseigner à jouer parfaitement cette Rêverie. »

Chopin, ridiculement impratique, se récusa […]. »

C La scie extra-musicale : Ohé Lambert!
(Paule Adamy et Alain Barbier Sainte-Marie consacrent à ce sujet une agréable petite synthèse à l’adresse http//:freresgoncourt.free.fr/scies/pageune.htm.).

Voici ce qu’écrit Nicolas-Jules-Henri Gourdon de Genouillac [1826-1898], dans Les refrains de la rue de 1830 à 1870, publié en 1879 :

« Un jour, au 15 août 1864, quelques farceurs s’interpellent dans la gare du chemin de fer de l’Ouest* par ces mots : Ohé Lambert!

D’autres répondent ; on vit là une allusion, un hurrah poussé en l’honneur d’un prince hôte de la France ; peut-être un cri séditieux. On le répéta ; il partit comme une traînée de poudre, et pendant deux jours, sur le boulevard, dans les rues, en chemin de fer, sur les routes, sur la terre et sur l’onde, on n’entendit qu’un cri : Ohé Lambert!

Les théâtres s’en emparèrent, Félix Baumaine fit vite une chanson dont le refrain fut : Ohé Lambert! et dans les cafés-concerts, le public le cria.

Huit jours plus tard, c’était fini, évanoui, passé de mode. »


*La gare de l’Ouest-Rive gauche est l’ancêtre de la gare Montparnasse.


Avec le recul, seules les traces laissées par le phénomène de mode sont encore dignes d’intérêt. « Il serait curieux de savoir qui a le premier lancé Lambert ; je le sais, je crois ; je le dirai peut-être un jour », écrit Jules Vallès (dans un article du 19 décembre 1865 consacré à Pipe-en-Bois, Pléiade, éd. de Roger Bellet, 1975, t. I, p. 595) : propos, hélas, sans suite. Mais dans la Rue à Londres : un Dimanche anglais (1883), cette scie précisément fait partie des éléments évocateurs pour l’exilé (t. II, p. 1195) :

« [chez nous] On se bouscule dans les salles d’attente, on se perd sur le quai, on s’interpelle d’un train à l’autre ! — Ohé ! Lambert! — Vive Paris !… Entends-tu, joyeuse Angleterre ! »


D « « Ohé Lambert! Où est Lambert? As-tu vu Lambert? » est l’épigraphe d’une nouvelle — burlesque et inachevée — de Dostoïevski, écrite en 1864 : Le Crocodile (Крокодил), et dont voici le début, sans le moindre rapport, dans la traduction d’André Markowicz :



(la scène se passe à Saint-Pétersbourg ; le Passage, Пассаж, est une galerie marchande qui existe toujours et qui est située sur la « perspective Nevski », c’est-à-dire l’avenue de la Néva)


« Ce treize janvier de notre année mil huit cent soixante-cinq, à midi et demi, Eléna Ivanovna, épouse d’Ivan Matvéïtch, un docte ami, collègue et, en partie, lointain parent à moi, exprima le désir de regarder le crocodile qu’on exhibait contre un prix affiché dans le Passage. Ayant déjà en poche son billet de sortie (moins pour maladie que pour curiosité intellectuelle) en vue d’un voyage à l’étranger, se considérant donc déjà comme en congé de son service et se trouvant, ce matin-là, libre comme l’air, Ivan Matvéïtch, loin de mettre le holà sur ce désir irrépressible qu’exprimait son épouse, s’enflamma lui-même de curiosité. « Une idée magnifique, dit-il, tout content, allons visiter le crocodile ! Nous qui nous préparons à voir l’Europe, ça ne nous fera pas de mal de faire connaissance encore sur place avec les aborigènes qui la peuplent » [...] # Собираясь в Европу, не худо по-знакомиться еще на месте с населяющими ее туземцами


Je sais bien que, pour parodier Tristan Bernard, « on est toujours l’aborigène de quelqu’un », et que туземцы peut être rendu ainsi, mais le résultat n’est pas banal (à titre de comparaison, Constance Black Garnett traduit par “its indigenous inhabitants”). { « contre un prix » ? « regarder le crocodile » ? « mettre le holà sur » ? « pour curiosité intellectuelle » ?} — Double remarque à propos de туземцы : une gazette russe consacrait au tout nouveau Musée du quai Branly un article à la une et titrait « Туземцы в Париже » ; pour sa distribution en Russie, le film de Rachid Bouchareb « Indigènes » s’appelle Туземцы.

Enfin, Dostoïevski publie l’Adolescent (Подросток, 1875), que l’écrivain avait envisagé d’intituler Le Désordre (Беспорядок ; Tourgueniev a écrit que c’était « le chaos devenu roman »), dont Lambert (prénommé Maurice) est un personnage « interlope » (comme on ne dit plus ; il est maître chanteur) aux mauvaises fréquentations, au nombre desquelles Nikolaï Sémionovitch Andréïev (« le grand dadais », en français dans le texte), qui ne laisse passer aucune occasion de vociférer à la face de l’intéressé, et de préférence en public : « Ohé, Lambert ! Où est Lambert ? As-tu vu Lambert ? » (IIIe partie, chap. V, section 2, etc. ; toujours en français : les éditions russes traduisent en note). C’est à croire que le nom du personnage a été choisi pour préparer la voie au leitmotiv… Je crois d’ailleurs ne pas être loin du compte en écrivant cela, car j’en trouve la confirmation dans une citation trouvée sur le site de Michael H. Kelly
(http://www.michaelkelly.fsnet.co.uk/lambert.htm) et tirée d’un article de Katia Dianina : Passage to Europe: Dostoevskii in the St. Petersburg Arcade (Slavic Review, Vol. 62, No. 2 (Summer, 2003), pp. 237-257.


“Incessant writing about cultural trivia called for a particular style, which Dostoevskii expressly sets out to imitate from the very beginning of The Crocodile. The story’s epigraph: ‘Ohe Lambert! Ou est Lambert? As-tu vu Lambert?’ alludes to an epidemic of lunacy that broke out in Paris in August 1864, when this nonsensical refrain apparently sounded on every street corner. St. Petersburg, too, went gaga over it. Golos, for example, published two feuilletons devoted to Lambert and announced the upcoming local production of a vaudeville show and a drama, both entitled: ‘Eh, Lambert!’ In sharp contrast to the carefree tone with which Golos covered the Lambert incident, Dostoevskii’s civic-minded colleague A.A. Golavachev chided the French bourgeoisie for its nonsensical merrymaking in the September 1884 issue of Ephoka. In The Crocodile Dostoevskii critiques this by imitating; having invoked the trifling discourse typical of the newspaper feuilletonists in the epigraph, he proceeds to reproduce it in the narrative’s exposition.”


A.A. Golavachev doit être Алексей Адрианович Головачев (1819-1903).

Ephoka est mis pour Epokha/Эпоха, publication dont Dostoïevski était co-propriétaire/rédacteur-en-chef et qui ne parut que de février 1864 à juin 1865 ; il faut donc lire ‘September 1864’.





Bref complément


L’attention des relecteurs de textes plurilingues est mise à rude épreuve et qu’il est facile de la prendre en défaut !


“Ah le petit vilain” she shouted to the younger one ; “ne m’approchez pas, ne me salissez pas, et vous, le grand dadais, je vous planque à la porte tous les deux, savez vous cela !”.

Dans la même version du texte, le prince Sokol’ski, brûlant de mille flammes, fait cet aveu singulier : « Chère enfant, je nous aime ! » (in A Raw Youth ; erreurs absentes de l’original.)



Pour « je nous aime »:

titre d’une pièce de Véronique Olmi (« Je nous aime beaucoup »)

titre de deux chansons :

Julie Arel
JE NOUS AIME
Guy Godin — Monique Bailly, 1978

Michel Fugain
JE NOUS AIME
Paroles: Denis Le Guillochet et Michel Fugain, 1989










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18 mai 2007

Suétone et Franz Xaver Messerschmidt:
contributions à l'art du portrait











De Vita Cæsarum, X : Diuus Vespasianus, XX :




Statura fuit quadrata, compactis firmisque membris, uultu ueluti nitentis: de quo quidam urbanorum non infacete, siquidem petenti, ut et in se aliquid diceret: « Dicam, inquit, cum uentrem exonerare desieris. »


[Vespasien] avait la corpulence carrée, les membres ramassés et vigoureux, le visage faisant penser à celui d’un homme pendant l’effort. D’où la réponse assez plaisante d’un auteur de bons mots qu’il pressait de dire aussi un trait d’esprit sur son compte : « Je le ferai dès que tu auras fini de soulager ton ventre. »

Trad. de J.-R.-T. Cabaret-Dupaty, Paris, 1893, avec quelques adaptations de Jacques Poucet, Professeur émérite à l’université de Louvain (Louvain-la-Neuve), 2001.



He was broad-set, strong-limbed, and his features gave the idea of a man in the act of straining himself. In consequence, one of the city wits, upon the emperor’s desiring him “to say something droll respecting himself,” facetiously answered, “I will, when you have done relieving your bowels.”

Translation of Alexander Thomson (1790), revised and corrected by Thomas Forester (1855).


He was well built,42 with strong, sturdy limbs, and the expression of one who was straining. Apropos of which a witty fellow, when Vespasian asked him to make a joke on him also, replied rather cleverly: “I will, when you have finished reliev-ing yourself.”

42 According to Celsus, 2.1, quadratum is applied to a well-proportioned body, neither slender nor fat.

Translation by J. C. Rolfe, in the Loeb Classical Library edition, 1913‑1914. Source : LacusCurtius — William (‘Bill’) P. Thayer.





Le mot-clé de l’anecdote est nitentis, génitif singulier du participe présent du verbe déponent nītī : la physionomie de l’empereur, l’expression de son visage (uultus), invitait à la comparaison avec celle d’un homme qui [va à la selle et] « pousse » ; cf. pousser : « Se dit d’une femme qui, pour accoucher, fait des efforts pour expulser le fœtus » (lexis, 1975), en emploi absolu : « Faire des efforts pour expulser quelque chose de son orga-nisme » (TLFi). Cf. nīxŭs, puis nīsŭs « travail » de la parturiente, ēnītī « accoucher » (le rapprochement avec les nixi dii est hasardeux).


Dans le même texte de Suétone, en XXIV, 2, autre occurrence d’une forme de nītī dans la description des derniers instants de Vespasien, qui — coïncidence — est aux toilettes :




Aluo repente usque ad defectionem soluta, « imperatorem, » ait, « stantem mori oportere »; dumque consurgit ac nititur, inter manus subleuantium extinctus est…

Saisi tout à coup d’une diarrhée qui l’épuisait: « Il faut, dit-il, qu’un empereur meure debout » et, tandis qu’il faisait un effort pour se lever, il expira entre les bras de ceux qui l’assistaient

At last, being taken ill of a diarrhoea, to such a degree that he was ready to faint, he cried out, “An emperor ought to die standing upright.” In endeavouring to rise, he died in the hands of those who were helping him up

Taken on a sudden with such an attack of diarrhoea that he all but swooned, he said, “An emperor ought to die standing,” and while he was struggling to get on his feet, he died in the arms of those who tried to help him





L’expression consurgit ac nititur combine un hendiadys et un hystéron protéron : « il se met debout (consurgit) et fait un effort » pour « il s’efforce de se mettre debout ».











Toujours dans le même texte, un passage (XXIII, 7-8) dont deux traductions omettent un élément important :


Ac ne in metu quidem ac periculo mortis extremo abstinuit iocis. Nam cum inter cetera prodigia Mausoleum derepente patuisset et stella crinita in cælo apparuisset, alterum ad Iuniam Caluinam e gente Augusti pertinere dicebat, alterum ad Parthorum regem qui capillatus esset; prima quoque morbi acces-sione: « , » inquit, « puto deus fio. »


Ni le danger, ni la crainte de la mort ne l’empêchaient de plaisanter. On disait qu’entre autres prodiges, le mausolée des Césars s’était tout à coup ouvert, et qu’une comète avait paru au ciel. Il prétendit que le premier de ces prodiges regardait Junia Calvina, qui était de la famille d’Auguste, et que le second regardait le roi des Parthes qui était chevelu. Dès le commencement de sa maladie, il se mit à dire: « Je crois que je deviens dieu ».


Not even when he was under the immediate apprehension and peril of death, could he forbear jesting. For when, among other prodigies, the mausoleum of the Caesars suddenly flew open, and a blazing star appeared in the heavens; one of the prodigies, he said, concerned Julia Calvina, who was of the family of Augustus; and the other, the king of the Parthians, who wore his hair long. And when his distemper first seized him, “I suppose,” said he, “I shall soon be a god.”



« hélas, (par) malheur » donne une inflexion amère ou résignée à la formule pleine d’esprit de Vespasien, qui fait allusion au sens originel d’apothéose (ἀποθέωσις) : l’élévation au rang des dieux après sa mort (imminente) ; rituel prétexte à raillerie de l’empereur défunt pour se faire bien voir de son successeur dans « L’apothéose satirique du divin Claude » (Ἀποκολοκύντωσις) ou « métamorphose [de l’empereur Claude, après sa mort] en gourde/ calebasse/ coloquinte/ courge » — bien des cucurbitacées font l’affaire, à l’exception de la citrouille et du potiron, inconnus en Europe avant 1492. (Voir à la fin de ce billet l’extrait d’un texte dû à Michel Dubuisson.)


(Le paragraphe cité contient entre autres une plaisanterie tirée par les cheveux, puisqu’elle s’appuie sur le rapport entre stella crinita — pour rendre κομήτης « (astre) chevelu », d’où comète —, Caluina qui évoque caluus « chauve », et Vologases/Vologèse le Chevelu (capillatus), roi des Parthes de la dynastie des Arsacides.)











L’attestation d’ăpŏthĕōsis en latin est tardive (Tertullien, Prudence). Les textes qu’on peut consulter sur Internet donnent l’impression que le terme est attesté chez Cicéron (Ad Att. I, XVI, 13) :



Dixi hanc legem P. Clodium iam ante seruasse; pro nuntiare enim solitum esse et non dare. Sed heus tu! uidesne consulatum illum nostrum, quem Curio antea apotheosin uocabat, si hic factus erit, fabam mimum futurum? Quare, ut opinor, philosopheteon, id quod tu facis, et istos consulatus non flocci facteon.

« Là-dessus, j’ai dit qu’il y avait longtemps que Clodius observait cette loi; car il promet de l’argent et n’en donne jamais. Dites-moi, je vous prie, ne pensez-vous point qu’avec un pareil consul [Lucius Afranius], le consulat, que Curion [Caius Scribo-nius Curio] regardait comme une divinisation de l’homme, ne sera plus qu’une royauté de la fève? Philosophons donc, ainsi que vous faites déjà, et ne voyons désormais qu’un chiffon dans la pourpre consulaire. »

(Traduction Jean Marie Napoléon Désiré Nisard, 1841)


I remarked that P. Clodius had obeyed this law by anticipation, for he was accustomed to promise, and not pay. But observe! Don’t you see that the consulship of which we thought so much, which Curio used of old to call an apotheosis, if this Afranius is elected, will become a mere farce and mockery? Therefore I think one should play the philosopher, as you in fact do, and not care a straw for your consulships !

(Traduction Evelyn Shirley Shuckburgh)






Cette présentation est de nature à induire en erreur, tant il est certain qu’il faut lire ἀποθέωσιν et φιλοσοφητέον. Le premier terme (qui, notons-le, appartient à une formule de Curio : « la charge de consul grandit/ élève/ sublime/ transcende ceux qui en sont investis ») n’y pas encore, pour les Romains, l’acception de déification/divinisation [d’un empereur, de surcroît] après la mort ; la lettre date de juin-juillet 61 alors que le temple du diuus Iulius n’est pas antérieur à 29 et, le moment venu, on parlera de consēcrātĭo. Le second terme, adjectif verbal signifiant « il faut pratiquer l’amour de la sagesse, réfléchir, méditer », évoque l’Euthydème et un fragment d’Aristote, dont Athanase d’Alexandrie se souviendra : « Eἴτε φιλοσοφητέον, φιλοσοφητέον, εἴτε μὴ φιλοσοφητέον, φιλοσοφη-τέον, πάντως φιλοσοφητέον » ; sur ce modèle, Cicéron invente pour la circonstance et par boutade un facteon hybride, au lieu du faciendum attendu.

En grec même, du reste, ἀποθέωσις n’est pas attesté avant Strabon (à propos d’un mythe plaçant en Calabre la mort de Diomède) et Dion Cassius, rapportant un sarcasme cynique de Néron sur la mort de Claude par empoisonnement, n’emploie pas le mot juste et se sert d’une périphrase qui rappelle le « deus fio » de Vespasien :




Ὡς δὲ ἐκεῖνος [Κλαύδιος] οὐδὲν ὑπό τε τοῦ οἴνου, ὃν πολὺν ἀεί ποτε ἔπινε, καὶ ὑπὸ τῆς ἄλλης διαίτῃς, ᾗ πάντες ἐπίπαν πρὸς φυλακήν σφων οἱ αὐτο-κράτορες χρῶνται, κακοῦσθαι ἠδύνατο, Λουκοῦστάν τινα φαρμακίδα περι-ϐόητον ἐπ’ αὐτῷ τούτῳ νέον ἑαλωκυῖαν [Ἀγριππῖνα] μετεπέμψατο, καὶ φάρμακόν τι ἄφυκτον προκατασκευάσασα δι’ αὐτῆς ἔς τινα τῶν καλουμέ-νων μυκήτων ἐνέϐαλε. […]

Kαὶ ὁ Νέρων δὲ οὐκ ἀπάξιον μνήμης ἔπος κατέλιπε· τοὺς γὰρ μύκητας θεῶν βρῶμα ἔλεγεν εἶναι, ὅτι καὶ ἐκεῖνος διὰ τοῦ μύκητος θεὸς ἐγεγόνει.


« Mais, comme le vin qu’il [l’empereur Claude] prenait toujours en grande quantité, et les autres précautions dont usent les empereurs pour conserver leur vie, empê-chaient qu’il pût en ressentir aucune atteinte, elle [Agrippine, épouse de Claude] envoya chercher Lucuste [variante : Locuste], empoisonneuse fameuse, et prépara, avec son assistance, un poison sans remède qu’elle mit dans ce qu’on appelle un champignon. […]

Néron aussi a dit une parole qui mérite bien de ne pas rester oubliée ; il a dit que les champignons étaient un mets des dieux, puisqu’ils avaient valu à Claude de devenir dieu. » (E. Gros)


But since, owing to the great quantity of wine he was forever drinking and his general habits of life, such as all emperors as a rule adopt for their protection, he could not easily be harmed, she sent for a famous dealer in poisons, a woman named Lucusta, who had recently been convicted on this very charge; and preparing with her aid a poison whose effect was sure, she put it in one of the vegetables called mushrooms. […]

Nero, too, has left us a remark not unworthy of record. He declared mushrooms to be the food of the gods, since Claudius by means of the mushroom had become a god.” (Earnest Cary)



Remarque :

Μύκης étant le mot usuel pour désigner un champignon en général (et non pas une espèce particulière : bolet, cèpe, ou autre), je suis surpris par la formulation de Dion Cassius « ce qu’on appelle un champignon », τινα τῶν καλουμένων μυκήτων, d’autant que le même auteur emploie le terme par ailleurs sans recourir à cette précaution oratoire :



Στρατεύσαντι δὲ τῷ Τραϊανῷ κατὰ τῶν Δακῶν καὶ ταῖς Τάπαις, ἔνθα ἐστρα-τοπέδευον οἱ βάρϐαροι, πλησιάσαντι μύκης μέγας προσεκομίσθη, γράμμασι Λατίνοις λέγων ὅτι ἄλλοι τε τῶν συμμάχων καὶ Βοῦροι παραινοῦσι Τραϊα-νῷ ὀπίσω ἀπιέναι καὶ εἰρηνῆσαι. (LXVIII, 8)

« Dans l’expédition de Trajan contre les Daces, lorsqu’il fut près de Tapes, où cam-paient les barbares, on lui apporta un gros champignon, où était écrit en caractères latins que les autres alliés et les Burres engageaient Trajan à retourner en arrière et à conclure la paix. »










SENEQUE — APOTHEOSE SATIRIQUE DU DIVIN CLAUDE

par Michel Dubuisson (Université de Liège, Belgique)

dans la section « Traductions » de la BIBLIOTHECA CLASSICA SELECTA

de l’université de Louvain (Louvain-la-Neuve), 1999



Extrait





Des appellations nombreuses et fort diverses par lesquelles il est désigné dans nos manus-crits — Diui Claudii apotheosis per satiram, Ludus de morte Claudii, Satira de Claudio Cæsare, De morte Claudii Cæsaris iudicio pœnaque post mortem, Ludi de obitu Claudii... — on peut conclure que ce texte, sinon clandestin, du moins à diffusion restreinte, ne portait pas plus de titre que de nom d’auteur. Sa désignation traditionnelle chez les modernes, qui ne figure dans aucun manuscrit, provient d’un passage de Dion Cassius (LX, 35, 3): συνέθηκε μὲν γὰρ καὶ ὁ Σενέκας σύγγραμμα, ἀποκολοκύντωσιν αὐτὸ ὥσπερ τινὰ ἀθανάτισιν ὀνομά-σας. Ce curieux composé, qui est évidemment un hapax, a fait couler beaucoup d’encre. S’il désigne effectivement une transformation en cucurbitacée, s’agit-il d’une gourde symbolisant la charge de petit fonctionnaire dans laquelle Caligula décide de confiner son successeur (Heller), d’une gourde (nous dirions aussi cornichon) symbolisant la bêtise de Claude (Szilágyi), ou d’une calebasse évoquant le culte de Cybèle qu’il avait été le premier à favoriser (Deroy)? (Il ne s’agit en tout cas pas de la citrouille, inconnue de l’antiquité.) Mais il n’est même pas sûr que le mot comporte la moindre allusion aux coloquintes et autres courges: Verdière, par exemple, propose de couper ἀπο-κολο-κύντ-ωσις et comprend « cessation d’une impudence (cf. κύντερος) intestinale (κόλον) », hypothèse qui a au moins le mérite de faire directement écho au texte et à la manière dont il décrit les derniers instants de Claude.

Ce qui paraît en tout cas clair, mais qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler, c’est que les innombrables tentatives faites pour élucider l’énigme de l’ « apocoloquintose » ont leur place dans la bibliographie de Dion Cassius, non dans celle de Sénèque: jamais notre texte n’a porté ce titre...




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17 mai 2007

Courteline citant Esope (dans le texte)


En 1903, Georges Courteline fait représenter au Théâtre Antoine La Paix chez soi, pièce en un acte à deux personnages : Edouard Trielle (feuilletoniste) et sa femme Valentine, cette dernière héritant peut-être de certains traits de la première Mme Courteline, décédée quelques mois auparavant.

Extrait de la scène IV et ultime :

« Valentine. — C’est pourtant vrai que tu es un bon mari.

Trielle. — Il est fâcheux que tu t’en aperçoives le jour, seulement, où je réussis à te faire peur.

Elle ne répond que d’un petit mouvement de corps, tendre et câlin ; un remords qui se fait caresse. Elle se glisse dans son bras dont ensuite, de force, elle se ceinture la taille, et elle demeure nichée, honteuse, le front reposé à l’épaule du jeune homme qui l’a laissée faire sans rien dire.

Trielle. — Οἵα κεφαλή, dit le renard d’Esope, καὶ ἔγκεφαλον οὐκ ἔχει.

Valentine. — Qu’est-ce que tu dis ?

Trielle. — Rien. C’est du grec.

Valentine, vaguement flattée. — Comme tu es gentil quand tu veux ! […] »


Ce passage se retrouve tel quel dans une adaptation : un sketch dans Scènes de ménage (1954), film d’André Berthomieu, où le couple était interprété par François Périer et Marie Daëms.


La citation grecque est tirée d’une fable d’Ésope, Le Renard et le masque (Ἀλώπηξ πρὸς μορμολύκειον), dont se sont inspirés Phèdre (I,VII : Vulpis ad Personam Tragicam) et La Fontaine (IV, 14 : Le Renard et le buste), qui traduit
« Belle tête, dit-il, mais de cervelle point. »


Même si le dramaturge a pris la peine — ce qui est rare — de préciser quels étaient l’au-teur et la langue de la citation, il ne pouvait escompter être goûté que d’une fraction de son public, fraction encore plus faible pour le film de Berthomieu, un demi-siècle plus tard.

Laissons de côté la portée de la citation (classique, en situation, pimente la fin de la scène et de la pièce d’une petite pointe de misogynie, censée faire rire : par construction, c’est Trielle qui a le dernier mot).


L’auteur veut se faire plaisir, au risque de n’être compris que d’une minorité (qu’on choi-sisse ou non de qualifier cette pratique d’élitiste) : cela fait partie de ses prérogatives.

Le même peut estimer valorisant de rehausser son texte, à des doses variables, d’em-prunts aux classiques (connotant sérieux et culture).

Le dramaturge voit son avantage à cette stratégie discursive, divisant le public comme elle divise les personnages (bipolarisation), qui introduit une tension et dynamise la scène.

Le feuilletoniste, montré tirant à la ligne et pondant une prose digne de Ponson du Terrail, affirme qu’il vaut mieux que son emploi de tâcheron des Lettres : de la citation comme revendication de statut.

À la faveur de l’introduction d’un élément étranger,
comique verbal (« Rien. C’est du grec »),
psychologique (« C’est du grec » d’où « vaguement flattée »),
de situation (« καὶ ἔγκεφαλον οὐκ ἔχει / mais de cervelle point »,
d’où résultat paradoxal « Comme tu es gentil quand tu veux ! »).


L’œuvre de fiction a un public hétérogène ; l’auteur peut choisir de privilégier la compré-hension par telle ou telle section du public : c’est le motif de ce choix qui, parfois, nous échappe.



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10 mai 2007

Jia Zhang-Ke :
ni Still Life, ni Sanxia haoren



En ce moment passe sur les écrans parisiens le film du réalisateur chinois Jia Zhang-Ke distribué en France sous le titre anglais de la version destinée à l’exportation : Still Life,
« nature morte ».
Le sens du titre de la version originale n’a pas le moindre rapport avec Still Life : Sanxia haoren veut dire « les braves gens des Trois-Gorges » (nom de la région où le barrage hydroélectrique est en cours de construction) ; c’est le titre de la vieille chanson qui sert de sonnerie au téléphone portable de Han Sanming (nom de l’acteur et du personnage qu’il interprète).



Reste que nous nous retrouvons — une fois encore — avec un titre que bon nombre de spectateurs francophones vont interpréter tant bien que mal, titre dépourvu d’originalité (c’est au moins le troisième film à porter ce titre), alors qu’existaient d’autres possibilités. Dommage. Je m’empresse de préciser que cela n’ôte rien à la grande qualité du film.



Jia Zhang-Ke ou Zhangke

simpl. : 贾樟柯

trad. : 賈樟柯

Pinyin : Jiǎ Zhāngkē



Still Life

Sānxiá hǎorén 三峡好人

san1 xia2 hao3 ren2

sān « trois »

xiá « gorge »

hǎo « (homme ou femme) de bien »

rén « être(s) humain(s), personne(s), gens »



L’affiche du film imite le tramé d’un billet de banque, allusion à une scène où l’un des démolisseurs demandant à Han Sanming s’il se souviendra d’eux, il répond qu’il pensera à eux à chaque fois qu’il regardera un billet de 10 yuan. En effet, le verso de ce billet (en circulation depuis 1999) représente Kuímén (夔门, « la porte (mén) de Kuí »), entrée de la gorge de Qútáng, la première des fameuses Trois Gorges.



Kuí est le nom d’un animal mythique, qui joue un rôle dans la bataille de Zhuōlù que livre l’empereur Huángdì contre Chī Yóu :


« Kuí ressemblait à un énorme bœuf sans corne à la peau brune. Il avançait en sautillant sur son unique patte. Quand il sortait de la mer, une bourrasque s’élevait et une pluie torrentielle s’abattait sur les flots. Son cri ressemblait au tonnerre et ses yeux brillants lançaient des éclairs. »
Source : http://french.cri.cn/chinaabc/chapter16/chapter160108.htm






Source :
http://www.sinobanknote.com/show_single.php?language=english&type=rmb&series=1999&pick=P898











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02 mai 2007

Antisthène chez Montaigne :
un énoncé simple et clair


Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 3) et Aulu-Gelle (Nuits attiques, IX, V, 3) s’accordent à attribuer à Antisthène, disciple de Socrate et maître de Diogène, la formule :

« Mανείην μᾶλλον ἢ ἡσθείην ».


Sextus Empiricus (Hypotyposes, III, XXIII, 181) la mentionne sans indication d’auteur.

Mανείην : optatif aoriste moyen 1re pers. du sing., formé sur l’aor. moy. ἐμάνην, de μαίνομαι (cf. μανία) ;
μᾶλλον ἢ : « plutôt que, de préférence à » (magis quam) ;
ἡσθείην : optatif aoriste moyen 1re pers. du sing., formé sur l’aor. moy. ἥσθην, de ἥδομαι (cf. ἡδύς).


Dans un style fleuri « J’aimerais mieux sombrer dans la démence qu’être le jouet du plaisir » ;
plus dense et nerveux : « Plutôt la démence que le plaisir » ;
classique et près du texte (trad. Marie-Odile Goulet-Cazé, in Diogène Laërce, Pochothèque, 1999, p. 682) : « Puissé-je être fou plutôt qu’éprouver du plaisir ! ».
À part, traduction de Robert Genaille, Diogène Laërce, 1933 : « J’aimerais mieux devenir fou que sensible » [ἡσθείην compris et rendu comme s’il s’agissait d’une forme d’αἰσθάνομαι
« percevoir, (res)sentir, éprouver »].
Mais “I would rather go mad than feel pleasure.” Diogenes Laertius, translated by C.D. Yonge (1853).


En somme, un énoncé simple et clair.
On ne voit pas quelle difficulté pourrait surgir à son propos.


Montaigne (II, 2 : De l’yvrongnerie) cite la sentence d’Antisthène dans la langue d’origine (et traduit : « J’ayme mieux estre furieux que voluptueux »), mais sous une forme tellement fautive que les éditeurs de texte successifs semblent avoir hésité sur le parti à prendre pour en rendre compte.

Diogène Laërce etc.

Exemplaire de Bordeaux

Villey-Saulnier

Thibaudet & Rat

Tournon

Céard

Μανείην μᾶλλον ἢ ἡσθείην

Μανειεῖν μᾶλλον ἡ ἡθέιειν

Μανείειν μᾶλλον ἡ ἡθείειν

Μανειεῖν μᾶλλον ἡ ἡθείειν

Μανειεῖν μᾶλλον ἢ ἡθείειν

Μανείειν μᾶλλον ἢ ἡσθείειν


La première ligne du tableau indique le texte source et la deuxième en donne l’inter-prétation de l’Exemplaire de Bordeaux. Suivent les versions que proposent quatre éditions de référence.

P. Villey-V.L. Saulnier, 1924 (« Quadrige » / PUF, 1988, 2004), p. 347.

A. Thibaudet-M. Rat, 1962 (Pléiade), p. 329.

A. Tournon, 1998 (Imprimerie nationale), II, p. 36 ; note, p. 724 :
« Diogène Laërce, VI, 3 (sous la forme plus correcte Mανείην μᾶλλον ἠ ἡσθείην). »

J. Céard, 2001 (« Livre de Poche », Pochothèque), p. 557 ; note 7 :
« Nous corrigeons le grec : l’édition de 1595, comme les précédentes, imprime ἡθέιειν. »

Dans l’hypothèse la plus favorable, il est apparu avec netteté à tous ces spécialistes que l’EB, comme les moutures précédentes sans exception, offrait un texte indéfendable ; auquel cas, il y aurait eu avantage à le faire paraître tel quel, accompagné d’une note (assortie ou non d’un commentaire) indiquant le texte correct : c’est la solution adoptée par Tournon (qui a laissé passer « ἠ »).


Mais pourquoi, en amont, des énormités ? μᾶλλον ἡ peut passer pour une véritable coquille d’imprimeur (elle aurait donc, à chaque fois, échappé à Montaigne, comme l’omission du sigma intérieur et la faute d’accent dans ἡθέιειν) ; on ne se débarrassera pas aussi aisément de μανειεῖν / ἡθέιειν pour μανείην / ἡσθείην.

Peut-être Montaigne, pensant donner ainsi une portée plus générale à la formule d’An-tisthène, a-t-il voulu en modifier le texte, suivant sa pratique fréquente en latin ; il aurait alors cru transformer les optatifs (médio-passifs) en infinitifs (actifs). Pure conjecture, mais elle présente l’avantage d’expliquer la réserve des éditeurs de texte.