31 octobre 2007

De mortuis nihil nisi bonum : de Tchékhov à Joyce


À mesure que les langues anciennes disparaissent des programmes d’enseignement, on constate un certain engouement pour un vernis de culture faisant appel au latin et au grec. D’où, chez des internautes, un amateurisme prévisible concernant l’exactitude des citations et leur attribution.


Grande perplexité devant De mortuis nihil nisi bonum [des morts, (il ne faut dire) que du bien], dont on trouve des variantes (phrase nominale, dans tous les cas) :

De mortuis nihil nisi bene [des morts, (il ne faut parler) qu’en bien],

De mortuis aut bene aut nihil [des morts, (il faut parler) soit en bien, soit pas du tout].



Tchékhov joue avec la formule.


Dans Ce fou de Platonov (Безотцовщина), échange entre Porphyre Sémionovitch Glagoliev (Glagoliev père) et le jeune instituteur de campagne :

[Глагольев:] De mortius aut bene, aut nihil, Михаил Васильевич!

[Платонов:] Нет… Это латинская ересь. По-моему: de omnibus aut nihil, aut veritas



Glagoliev — De mortuis aut bene, aut nihil, Mikhaïl Vassiliévitch !

Platonov — Non… C’est une ânerie en latin. À mon avis : de omnibus aut nihil, aut veritas

[= « soit rien, soit la vérité, et ça s’applique à tout le monde »]


La dysgraphie mortius pour mortuis semble assez répandue.


Dans la Mouette (Чайка), le régisseur Chamraev répond au médecin philosophe, Dorn :


[Шамраев:] Не могу с вами согласиться. Впрочем, это дело вкуса. De gustibus aut bene, aut nihil.

« Je ne peux pas partager votre point de vue. Mais après tout, question de goût : de gustibus aut bene, aut nihil. »


Télescopage entre de gustibus (et coloribus) non disputandum, latin médiéval, et notre aphorisme. Difficile de décider si Chamraev plaisante et brocarde Dorn, ou bien si Tchékhov entend nous faire sourire d’une prétention de Chamraev, lieutenant à la retraite.

In passing, Shamraev’s Latin tag in Act I: De gustibus aut bene aut nihil is an absurd conflation of De gustibus non est disputandum, and De mortuis, aut bene aut nihil — what Shamraev in effect says, is: ‘If you can’t say anything good about taste, say nothing!’

Stephen Mulrine, The Seagull, Nick Hern Books, London, 1997, p. xvii



SHAMRAEFF. I cannot agree with you; however, that is a matter of taste, de gustibus.

(traduction de Marian Fell, 1912)



Dans la nouvelle l’Orateur (Оратор), le fonctionnaire qui va improviser l’oraison funèbre d’un « asses-seur de collège » (8e classe dans la table des rangs, табель о рангах, de 1722 à 1917), esquisse un portrait de celui dont il va faire l’éloge :


Знаю я вашего секретаря, сказал он [Григорий Петрович Запойкин], садясь на извозчика. Пройдоха и бестия, царство ему небесное, каких мало.

[Поплавский :] — Ну, не годится, Гриша, ругать покойников.

Оно конечно, aut mortius nihil bene, но все-таки он жулик.



« Je connais votre secrétaire, dit-il en montant dans le fiacre. Un vieux renard et un malin (puisse le royaume des cieux l’accueillir !), comme il y en a peu.

Allons, ça ne se fait pas, Gricha, d’éreinter les défunts !

Non, bien sûr, aut mortuis nihil bene, mais c’était un gredin quand même. »



»Ich kenne euren Sekretär,« sagte er, in die Droschke steigend. »Ein Spitzbube und eine Bestie war er, Gott hab’ ihn selig, wie man nicht so bald einen zweiten findet

»Grischa, auf einen Toten schimpft man doch nicht!«

»Ja, gewiß, aut mortuis nihil bene, aber er war doch ein Gauner

(traduction : Alexander Eliasberg)



Tchékhov a réussi à montrer la limite des connaissances du personnage tout en lui faisant exprimer le contraire du sens attendu : « au sujet des morts, rien (à dire) de bien ».



Joyce, de son côté, dans la sixième partie (‘Hades’) de Ulysses, à l’occasion de l’enterrement de Dignam, rapporte le monologue intérieur de Bloom et diverses facettes de sa méditation sur la mort :


He [John O’Connell, le fossoyeur] looks cheerful enough over it. Gives him a sense of power seeing all the others go under first. Wonder how he looks at life. Cracking his jokes too: warms the cockles of his heart. The one about the bulletin. Spurgeon went to heaven 4 a.m. this morning. 11 p.m. (closing time). Not arrived yet. Peter. The dead themselves the men anyhow would like to hear an odd joke or the women to know what’s in fashion. A juicy pear or ladies’ punch, hot, strong and sweet. Keep out the damp. You must laugh sometimes so better do it that way. Gravediggers in Hamlet. Shows the profound knowledge of the human heart. Daren’t joke about the dead for two years at least. De mortuis nil nisi prius. Go out of mourning first. Hard to imagine his funeral. Seems a sort of a joke. Read your own obituary notice they say you live longer. Gives you second wind. New lease of life.


Joyce tronque la formule usuelle et, utilisant nisi comme pivot, la complète par un emprunt à la terminologie juridique (Common law), nisi prius, qui peut s’appliquer à une procédure ou à une juridiction : enchaînement brillant sur ‘Daren’t joke about the dead for two years at least’ où les deux ans se rapportent à la durée d’un deuil.
***

L’éventail des variantes du de mortuis conduit vite à penser qu’il s’agit d’essais de traduction ou d’adap-tation (remontant à quelle époque ? je n’ai pas trouvé d’attestation antérieure à Sterne et à Samuel John-son).

La source doit être une maxime de Chilon (Diogène Laërce, I, 70) : « Τὸν τεθνηκότα μὴ κακολογεῖν » (Ne pas médire de celui qui est mort), même si l’idée générale apparaît ailleurs, cf. Plutarque (Vie de Solon
« Ἐπαινεῖται δὲ τοῦ Σόλωνος καὶ ὁ κωλύων νόμος τὸν τεθνηκότα κακῶς ἀγορεύειν », on approuve fort une loi de Solon qui défend de dire du mal des morts ; écho chez Démosthène, Contre Leptine « μὴ λέγειν κακῶς τὸν τεθνεῶτα ») et Thucydide (II, 45 « « τὸν γὰρ οὐκ ὄντα ἅπας εἴωθεν ἐπαινεῖν », chacun se plaît à faire l’éloge de celui qui n’est plus).

***

La maxime de départ a été détournée pour donner De mortuis nihil nisi bunkum « Tout ce qu’on dit des morts n’est que sornettes/fariboles » (bunkum ‘nonsense’ est un américanisme remontant à 1825, allusion à Buncombe, Caroline du Nord) et date, à mon avis, de l’entre-deux-guerres ; je suis sûr de l’avoir lue dans un des ouvrages de Félix Boillot (alias Félix de Grand’Combe), 1880-1961 :

Le Vrai ami du traducteur (1931) ou bien Le Second Vrai ami du traducteur (1956) — tous deux excellents.


***


Antoine Le Roux de Lincy [1806-1869],
Le Livre des proverbes français, II (1859)
série noXIV (proverbes moraux), p. 233 :


Au mort et à l’absent,
Injure ni tourment
. (Recueil de Gruther)






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23 octobre 2007

Des « bougies » de Plutarque à l’« idiot » de Cervantès

Aperçu du coin de l’œil sur Internet :
« Quand les bougies sont éteintes, toutes les femmes sont jolies. »
La formule ne mériterait même pas une mention, n’était le fait que la citation est attribuée à Plutarque.

Le point de départ est un passage des Préceptes conjugaux (Γαμικὰ παραγγέλματα), un des traités des Œuvres morales :


Γυνή τις πρὸς τὸν Φίλιππον ἄκουσαν ἐφελκόμενον αὐτήν, « Ἄφες μ’,» εἶπε· « πᾶσα γυνὴ τοῦ λύχνου ἀρθέντος ἡ αὐτή ἐστι. »

Une femme que Philippe entraînait malgré elle lui dit : « Lâchez-moi ! toutes les femmes sont les mêmes une fois la lampe enlevée ».


(On remarquera que, dans la traduction de Victor Bétolaud, 1870, la pauvre femme vouvoie Philippe II de Macédoine — ce que, dans la réalité, la malheureuse aurait été bien en peine de faire : c’est impossible en grec ancien, tout comme en latin classique. D’après Brown et Gilman, 1960, cités par Bert Peeters, les premières traces de vouvoiement apparaissent dans le latin du IVe siècle de notre ère, dans des textes s’adressant aux derniers empereurs romains.)

La femme — qui n’est ni une jeune fille, ni une prostituée — n’est pas consentante : ἄκουσα « contre son gré, malgré elle » (antonyme de ἑκοῦσα « volontiers, de bonne grâce, spontanément ») et le dit avec netteté (ἄφες με « lâche-moi ») à celui qui l’entraîne, la malmène (le verbe simple est ἕλκειν « tirer, tirailler ») dans l’intention de la violer.
Le génitif absolu τοῦ λύχνου ἀρθέντος « après que la lampe (à huile) a été retirée, ôtée, enlevée » montre qu’il n’est pas question d’éteindre une lampe [« Une jeune femme dit un jour au Roy Philippus qui la tiroit par force maugré elle: Laissez moy Sire, toutes femmes sont une quand la chandelle est esteincte. » Amyot — ‘What said a woman to King Philip, that pulled and hauled her to him by violence against her will? Let me go, said she, for when the candles are out, all women are alike’ : Wm W. Goodwin 1870], pas plus d’ailleurs que de relations sexuelles en pleine lumière (considérées comme transgressives, cf. infra à propos des épi-curiens).
« (Hors de la présence d’une lampe,) une femme en vaut une autre/n’importe quelle femme fait l’affaire » :
si je comprends bien l’argument énoncé par celle qui cherche à être épargnée, Philippe — près de déshonorer sa victime et donc de se déshonorer — n’a qu’à chercher une partenaire consentante, ce qui ne retirera rien à son plaisir (puisqu’il s’agit de la seule satisfaction d’un besoin) mais lui évitera un crime.
Des parémiologues (Frederik August Stoett, Renzo Tosi, …) ont fait le rapprochement entre cette formule chez Plutarque et notre « la nuit tous les chats sont gris » [« À la chandelle, la chèvre semble demoiselle », “Joan is as good as my lady in the dark” etc.]. J’estime que c’est faire bon marché de la situation, du contexte : prêter à la femme convoitée par Philippe une platitude de misogyne, c’est faire litière de son raisonnement et de sa dignité.

***

La mention de la lampe fait penser, a contrario, à une entrée du glossaire de Suidas (Σουΐδας ou Σοῦδα) :


Χαῖρε φίλον φῶς [Apostolios a Χαῖρ’ ὦ φίλον φῶς] « Au revoir, chère lumière ! »
γυναῖκα βουλομένην ἀκολασταίνειν σϐέσασαν τὴν λύχνον, φασὶ τοῦτο εἰπεῖν. Oἱ δὲ αἰσχρὰν, ἄλλοι γραῦν.
When a woman wants to misbehave and puts out the lamp, this, they say, is what she says. But others [specify] a bad woman, others an old one.’
(d’après http://www.stoa.org/sol/: Adler χ 157)
« C’est, dit-on, ce que dit une femme résolue à commettre l’adultère [ἀκολασταίνειν est un euphémisme : « perdre le sens de la mesure, s’abandonner à des excès » ; ἀκολασία = incontinentia, intempérance] après avoir éteint la lampe. Mais certains [estiment qu’il s’agit d’]une dévergondée, d’autres [d’]une vieille. »

***

Pour savoir quelle est la provenance de la citation que je rapportais au début de cette chronique, inutile de chercher très loin : il y a fort à parier qu’il y a un intermédiaire anglais. Et, en effet, le classique populaire de John Bartlett (1820-1905), Familiar Quotations, contient l’aphorisme ‘When the candles are out all women are fair’ — sans indication de source. Les « bougies » de la phrase française ont la même origine ; jusqu’à preuve du contraire, c’est un anachronisme. Les rebaptiser « chandelles » n’y changerait rien.
Je me fonde sur ce qu’écrivent Charles Daremberg et Edmond Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines (1877-1919), tome I, vol. 2, p. 1020, entrée CERA - Κηρός, la cire :

On ne paraît pas avoir fait usage de bonne heure de cierges ou de bougies de cire. Les Grecs au moins n’ont eu de nom pour les désigner qu’après qu’ils ont connu les chandelles de suif et de cire dont se servaient depuis longtemps les peuples de l’Italie [CANDELA]. Alors seulement on rencontre chez des auteurs écrivant sous l’empire romain 26 les mots κάνδηλα et κηρίων ou κηρίον, empruntés au latin. Au contraire chez les Romains, et avant eux sans doute chez les Étrusques, la bougie (cereus, cereus funalis) faite d’une mèche enveloppée de cire (candela ex funiculo facta cera uestita) 27 était un luminaire depuis longtemps et naturellement préféré par les riches aux chan-delles de suif. [article signé E. Saglio]

26 Athen. XV, 107 b ; Plut. Quæst. rom. p. 263 a ; Heliod. Ath. IX, 11 ; Ducange, Gloss. inf. gr. Voy. aussi Anth. Pal. VI, 249 : Λαμπάδα κηροχιτώνα· — 27 Varr. ap. Serv. Ad Æn. I, 727 ; Mart. XIV, 42 ; Cic. De sen. 13 ; Val. Max. III, 6, 4 ; Senec. Ep. CXII, 10 ; Macrob. Sat. I, 7, 11 ; Paul. Diac. s. u. Cereos : « Cereos saturnalibus muneri dabant humiliores, quia candelis pauperes, locupletes cereis utebantur ; » cf. Mart. V, 18.


Comme on voit, Plutarque est bien sur la liste des auteurs auxquels renvoie la note 27, mais le texte est celui de la deuxième des « Questions romaines » où l’auteur se demande pourquoi les Romains allument cinq flambeaux, ni plus ni moins, dans les mariages : Διὰ τί οὐ πλείονας οὐδ’ ἐλάττονας ἀλλὰ πέντε λαμπάδας ἅπτουσιν ἐν τοῖς γάμοις, ἃς κηρίωνας [variante κηρίους] ὀνομάζουσιν;
Il s’agit de torches de cire : ni chandelles, ni bougies.


***

En complément : notice Lampas, signée Jules Toutain, in Daremberg et Saglio, Dictionnaire…, tome 3, vol. 2, p. 914.





***


Les traductions contribuent à brouiller les cartes.
Dans l’Antigone de Sophocle, la remarque du garde à Créon « ὀφείλω τοῖς θεοῖς πολλὴν χάριν » (je dois aux dieux une grande reconnaissance) devient « je dois aux dieux une fière chandelle ».
Plutarque, dans la Vie de Démosthène, rapporte les propos ironiques d’un personnage évoquant les longues veillées de l’orateur, passées à rédiger ses discours « τὰς ἀγρυπνίας αὐτοῦ καὶ νυκτογραφίας », ce qui donne “sitting up late and writing by candlelight” sous la plume d’A. H. Clough. (On se rappelle que Pythéas reprochait à Démosthène de « sentir l’huile », ἐλλυχνίων ὄζων ; cf. le prologue de Gargantua : « a Demos-thenes fut reproché par un chagrin que ses oraisons sentoient comme la serpilliere d’un ord et sale huillier. »)
Voici même un cas indécidable, mais qui n’a plus rien à voir avec chandelles et bougies.
Dans un autre traité des Œuvres morales, intitulé « Qu᾽il n᾽est pas même possible de vivre agréablement selon la doctrine d᾽Épicure » (Ὅτι οὐδὲ ἡδέως ζῆν ἔστιν κατ’ Ἐπίκουρον), second volet d’une attaque des positions défendues par Côlôtès, Zeuxippe — nom masculin, ici : Ζεύξιππος — fait la remarque suivante :

Ὅρα δ’ ὅσῳ μετριώτερον οἱ Κυρηναϊκοί, καίπερ ἐκ μιᾶς οἰνοχόης Ἐπικούρῳ πεπωκότες, οὐδ’ ὁμιλεῖν ἀφροδισίοις οἴονται δεῖν μετὰ φωτὸς ἀλλὰ σκότος προθεμένους, ὅπως μὴ τὰ εἴδωλα τῆς πράξεως ἀναλαμϐάνουσα διὰ τῆς ὄψεως ἐναργῶς ἡ διάνοια πολλάκις ἀνακαίῃ τὴν ὄρεξιν.

See now how much more temperate the Cyrenaics are, who, though they have drunk out of the same bottle with Epicurus, yet will not allow men so much as to practise their amours by candlelight, but only under the covert of the dark, for fear seeing should fasten too quick an impression of the images of such actions upon the fancy and thereby too frequently inflame the desire.’

« Voyez (sic) combien les Cyrénaïques [cf. Aristippe de Cyrène] ont plus de mesure [que les épicuriens], bien qu’ils boivent à la même coupe qu’Épicure. Ils ne pensent pas que l’on doive se livrer en plein jour aux voluptés amoureuses. Ils veulent que pour les goûter on s’abrite derrière les ténèbres : afin que les images de cet acte ne s’impriment pas par la vue d’une manière trop frappante dans la pensée et que l’imagination n’enflamme pas trop vivement les désirs. »


En effet, φῶς (le thème nous a donné « photo ») peut classiquement désigner soit la lumière du jour, soit celle d’un feu, d’un flambeau, d’une torche ou d’une lampe.
Mais il est difficile de ne pas évoquer la charge anti-hédoniste de 2 Pierre, 2 :13 « ἡδονὴν ἡγούμενοι τὴν ἐν ἡμέρᾳ τρυφήν », ils trouvent leurs délices à se livrer au plaisir en plein jour (ce que uoluptatem existimantes diei delicias ne rend pas). Epicuri de grege porcum n’est ni nouveau, ni très fin : entretenir la confusion entre épicuriens et sybarites.

***

Je me demande bien pourquoi l’inconnue apostrophant Philippe de Macédoine fait surgir le conte — que je prends soin d’isoler de son contexte, pourtant passionnant — que le chevalier à la triste figure sert à son écuyer, le conte de la veuve joyeuse (I, XXV) :


Has de saber que una viuda hermosa, moza, libre y rica, y sobre todo desenfadada, se enamoró de un mozo motilón, rollizo y de buen tomo; alcanzólo a saber su mayor, y un día dijo a la buena viuda, por vía de fraternal reprehensión : « Maravillado estoy, señora, y no sin mucha causa, de que una mujer tan principal, tan hermosa y tan rica como vuestra merced se haya enamorado de un hombre tan soez, tan bajo y tan idiota como fulano, habiendo en esta casa tantos maestros, tantos presentados y tantos teólogos, en quien vuestra merced pudiera escoger como entre peras, y decir: Este quiero, aqueste no quiero ». Mas ella le respondió con mucho donaire y desenvoltura: « Vuestra merced, señor mío, está muy engañado y piensa muy a lo antiguo, si piensa que yo he escogido mal en fulano por idiota que le parece; pues para lo que yo le quiero, tanta filosofía sabe y más que Aristóteles. »

Tu sauras donc qu’une belle veuve, jeune, libre et riche et, par-dessus tout, décidée, s’éprit d’un jeune frère lai, robuste et fort râblé. Le supérieur du couvent vint à l’apprendre et dit un jour à la bonne veuve, en manière de fraternelle remontrance : « Je suis étonné, madame, et non sans raison, qu’une femme aussi notable, aussi belle et aussi riche que vous se soit amourachée d’un homme aussi grossier, aussi bas et aussi stupide qu’un tel, alors qu’il y a dans cette maison tant de maîtres, d’aspirants docteurs et de théologiens entre lesquels vous auriez pu, madame, choisir comme entre des poires en disant : Je veux celui-ci, je ne veux point de celui-là… » Mais elle lui répondit avec beaucoup d’esprit et d’aplomb : « Vous vous trompez, monsieur, et pensez fort à l’ancienne, si vous croyez que j’ai mal choisi en prenant un tel, quelque imbécile qu’il vous paraisse ; car, pour ce que j’en attends, il sait autant de philosophie, voire davantage, qu’Aristote. »
(Jean Canavaggio, 2001, I, p. 606)


On me permettra deux observations.
Les cervantistes ont depuis belle lurette signalé les rapprochements avec une réplique de Cristina, dans La cueva de SalamancaPara lo que yo he menester a mi barbero, tanto latín sabe, y aún más, que supo Antonio de Nebrija ») et avec la remarque que Clori adresse à Rústico, dans La casa de los celosCalla, que para aquello que me sirues, / más sabes que trecientos Salomones »).
Cervantès n’utilise guère idiota et ne lui donne pas le sens de « tonto » qui prévaudra (du reste, le DRAE enregistre encore comme quatrième acception « desus. Que carece de toda instrucción »). Au moyen-âge (mais l’adj. n’est attesté en esp. que depuis 1450 env.), on qualifiait d’idiota un moine qui ne connaissait pas le latin (ladino dans le cas contraire). Juan de Valdés explique en 1557 « idiota, significa hombre privado i sin letras, como seria dezir plebeyo » et Fray Alonso de Cabrera vers 1598 peut écrire « Este mismo libro vio Isaías cerrado y sellado, que ni el idiota ni el letrado lo pudieron leer. »
Fulano de Tal, Untel si vous voulez, est « común, ordinario » (Florencio Sevilla Arroyo & Antonio Rey Hazas, 1996), « ignorante, sin letras » (Francisco Rico, 1998).




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15 octobre 2007

Budaoweng et l’histoire de « poussah »



[Les formes sanscrites, chinoises et japonaises dans leur graphie d’origine sont disponibles en annexe in fine.]


En 1984, des rockers chinois constituèrent un groupe musical (auto-dissous au bout d’un an environ) qu’ils baptisèrent Budaoweng, c’est-à-dire — s’il faut en croire la documentation en anglais disponible sur le sujet — “Infallible”. Sur ce dernier point, j’ai des doutes.


Bù dǎo wēng (bu4 dao3 weng1) s’analyse de la façon suivante :

(négation) ; 4 traits ; radical 1

dǎo « tomber » ; 10 traits ; radical 9 rén

wēng « vieil homme, vieillard » ; 10 traits ; radical 124

« Le petit vieux qui ne tombe jamais » est un jouet anthropomorphe, dont la base sphérique est lestée de plomb, et qui lorsqu’il est poussé revient toujours en position verticale ; les équivalents sont le français
« culbuto » (anciennement « poussa(h) », voir plus loin, puis « ramponneau »), l’anglais “tumbler”, “roly-poly”, le castillan « tentetieso », « tentempié », et l’allemand „Stehaufmännchen“ (tumbler, roly-poly et tentempié ont aussi d’autres acceptions), sans oublier le hongrois keljfeljancsi dont dont j’ai appris l’existence (cf. infra).



Le bù dǎo wēng peut symboliser celui qui ne se laisse pas abattre par les obstacles, les difficultés, les échecs ; je pense aux adjectifs anglais “buoyant” et “resilient” (« résilience » est en train de prendre pied en français) qui évoquent l’un la bouée (fluctuat nec mergitur) et l’autre le fait de retomber sur ses pieds, de
« rebondir » comme on dit maintenant.

Quant au recours à l’anglais “infallible” [ɪn'fæləbɫ], il doit résulter d’un jeu de mot, si l’on fait crédit, ou bien, dans le cas contraire, d’une méprise : en effet, l’adjectif a pu être interprété comme contenant to fall « tomber » négativé alors que le point de départ est le latin fallĕre.



Avec okiagari-kobōshi les enfants japonais connaissent un jouet assez comparable (et peut-être d’ailleurs inspiré d’un modèle chinois) ; le 1er élément est le verbe okiagaru « se relever », le 2e ko « petit », et le 3e hōshi 峕 師 « maître () de la doctrine (shi), religieux (bonze) bouddhiste », soit « le petit bonze qui se relève ».


Embarras du choix : le petit bonze en question a un concurrent avec les poupées daruma, elles aussi à bascule et qui intéressent également les grandes personnes. Les figurines doivent leur nom au fondateur du bouddhisme zen, Bodhidharma, d’où (Bodai) Daruma — dont la légende de la sandale (sekiri) m’a fait penser à celle d’Empédocle (κρηπίς, qui à son tour évoque Apelle et le cordonnier chez Pline, « ne supra crepidam sutor iudicaret »).


On retrouve dans ces jouets et sous une autre forme l’idée que le dicton japonais (susceptible d’être lu soit nana korobi ya oki, soit chichi ten hakki, en fonction de la lecture on ou bien kun des kanji) a soufflé à Philippe Labro « Tomber sept fois, se relever huit ».





Essayons maintenant d’éclairer un peu les zones d’ombre entourant l’étymologie de « poussa(h) ».


Littré :

POUSSA ou POUSSAH

(pou-sa) s. m.


Jouet d’enfant qui consiste dans un buste de carton, représentant un magot, et porté par une demi-sphère de pierre qui, ramenant toujours le centre de gravité en bas, le balance longtemps, quand on le pousse.

Figurez-vous l’infortuné La Berthonie [un homme gros et court sur un cheval fougueux] roulant sur sa selle comme se balance un poussah, CH[arles] DE BERNARD, la Chasse aux amants [1841], § 9.


Fig. On dit d’un gros homme : c’est un poussa.

Ce joujou vient de Chine ; ce sont des idoles chinoises bouddhiques représentées dans l’attitude du Bouddha assis les jambes croisées, et figurant des saints bouddhistes. Le nom chinois de ces idoles est pou-sa, selon M. [Stanislas] d’Escayrac de Lauture, 3e mém. sur la Chine [1864], p. 101 ; et, d’après M. Stanislas Julien (Hiouen-Thsang [Histoire de la vie de Hiouen-Thsang {Xuán Zàng « Trois-
Corbeilles »} et de ses voyages dans l’Inde depuis l’an 629 jusqu’en 645 par Hoeï-Li et Yen-Thsong, suivie de documents et d’éclaircissements géographiques tirés de la relation originale de Hiouen-Thsang, Impr. Nationale, Paris, 1853], II, 504), pou-sa n’est autre chose que la transcription chinoise du sanscrit bodhi-sattva, nom consacré des saints bouddhistes. Bodhi-sattva (o long) est un composé possessif qui signifie : [possédant] l’essence (sattva) de l’intelligence (bodhi) [o long].


Oscar Bloch et Walther von Wartburg (6e éd., 1975) :
Poussa, 1782 (pussa, 1670). Empr. du chin. pou-sa, idole bouddhique assise, les jambes croisées ; a désigné d’abord un jouet, originaire de Chine, consistant en une figurine trapue, puis, par plaisanterie, un gros homme court, 1907.


TLFi :

Jouet représentant un buste de magot, porté par une demi-boule lestée de pierre ou de plomb qui ramène toujours l’objet en position verticale. On voyait un charmant magot en porcelaine, auprès d’une boîte à ouvrage, un poussa ou un jeu nouveau ([Charles Paul de] KOCK, Zizine, 1836, p.136). Très amusant, 3 Poussahs cellulo (Catal. jouets (Louvre), 1936).

P. iron. Gros homme, petit et mal bâti. On salua gaiement derrière le comptoir le poussah qui étalait un diabète inquiétant, mais souriait bonassement ([Pierre] DRIEU LA ROCHELLE., Rêv. bourg., 1937, p.16).

Étymol. et Hist. 1. 1670 pussa « idole des Indiens » (R[omeyn] DE HOOGE, Les Ind. Or., no 2, planche 8 ds KÖNIG, p.170); 1782 poussa « idole chinoise » ([Pierre] SONNERAT [1745-1814], Voy. aux Ind. Or. et à la Chine, t.II, p.8, ibid.); 2. 1836 poussa « jouet » (KOCK, loc. cit.); 3. 1836 poussa « gros homme court et mal bâti » ([Eugène-François] VIDOCQ, Voleurs, t.1, p.265); 1852 poussah « id. » ([Théophile] GAUTIER, Émaux, p.48). Empr. au chinois p’usa « image de Bouddha » qui viendrait lui-même du sanskrit bōdhisattva littéral. (possédant) « l’essence (sattva) de l’éveil, de l’illumination spirituelle (bodhi) » v. KÖNIG, p.169.
NB — L’abréviation KÖNIG renvoie à un article de 249 p. de Karl König, Überseeische Wörter in Französischen (16. und 18. Jahrhundert), publié en 1939 dans Zeitschrift für romanische Philologie.


Pour mémoire : dans le sanskrit bodhisattva, le 1er terme bodhi correspond à une conception mystique (l’Eveil, cf. Buddha « l’Eveillé ») pour laquelle « intelligence » ne convient pas ; dans un autre registre, la notation par ō avec macron méconnaît le fait qu’en sanskrit cette voyelle, issue d’une ancienne diphtongue, est (comme e) toujours longue. (De toute façon, il y a incohérence : bōdhisattva ~ bodhi.)

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La première attestation de pussa, telle qu’elle est présentée, m’intrigue. En 1670, Romeyn de Hooghe (neveu de Pieter de Hooch) a 25 ans et se trouve à Paris, à l’invitation d’Adam Frans van der Meulen ; son ouvrage Les Indes orientales et occidentales et autres lieux représentés en figures qui montrent les peuples, mœurs, religions, … est paru à Leyde chez Pieter Van der Aa en 1700 ou 1701. Je n’ai pas trouvé trace d’édition antérieure. De Hooghe mentionne Pussa (la forme est étrangère au sanskrit) parmi les « Idoles des Iaponnois ».


Pour trouver pussa — ou une forme voisine — associé aux Chinois, il faut attendre 1726 et une double lithographie due à Bernard Picart, tirée de Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde… et ayant ces deux légendes : « Puzza ou la Cybele des Chinois » et « Puzza sous une forme parallele à Isis assise sur la fleur de lotos » ; l’ennui, c’est que les deux gravures sont des repiquages de planches illustrant le livre d’Athanase Kircher, China Monumentis quà sacris quà profanis … illustrata, Amsterdam (1667), 3e partie, chap. Ier, De Sinensium Idololatria (dans le texte proprement dit, les premières occurrences de Pussa se trouvent p. 136 de Kircher). Dans tous les cas, il s’agit d’un nom propre désignant une « idole » ; Kircher et Picart ne sont allés en Chine ni l’un ni l’autre.


Il est possible de compléter un peu la chronologie de l’histoire du mot en français, car l’Encyclopédie a une vedette intéressante de ce point de vue (vol. XIII, publié en décembre 1765, p. 585) :

PUSSA, ſ. f. (Idolât. chinoiſe.) déeſſe des Chinois, que les Chrétiens nomment la Cibele chinoiſe. On la repréſente aſſiſe ſur une fleur d’aliſier, au haut de la tige de l’arbre. Elle est couverte d’ornemens fort riches, & toute brillante de pierreries. Elle a ſeize bras qu’elle étend, huit à droite & huit à gauche; chaque main eſt armee de quelque choſe, comme d’une épée, d’un couteau, d’un livre, d’un vaſe, d’une roue, & d’autres figures ſymboliques. Hiſt. de la Chine.


La comparaison s’impose avec l’entrée que voici (vol. IX, p. 861) :

MAGOT, ſ. m. figures en terre, en plâtre, en cuivre, en porcelaine, ramaſſées, contrefaites, biſarres, que nous regardons comme repréſentant des Chinois ou des Indiens. Nos appartemens en ſont décorés. Ce ſont des colifichets prétieux dont la nation s’eſt entêtée ; ils ont chaſſé de nos appartemens des ornemens d’un goût beaucoup meilleur. Ce regne eſt celui des magots.


Le caillou suivant semé par le Petit Poussah est l’œuvre du Lyonnais Pierre Sonnerat, naturaliste et voyageur, commissaire de la marine, parent de Pierre Poivre, correspondant et protégé de Buffon. Voici un montage de l’extrait significatif (plus loin la note (b) retiendra notre attention) :



Il s’agit toujours de religion.

Dans Ninifo (qu’on peut déjà lire chez Picart), je crois comprendre le dernier élément : (fo2) « Bouddha », de fótúo (fo2 tuo2); le reste m’échappe.

Un bon demi-siècle s’écoule entre Sonnerat et l’attestation du mot désignant un jouet.





Le sanskrit bodhisattva a été adapté en chinois sous la forme pútísàtuo qui ne tarda pas à se réduire à púsà :
(pu2) ; 12 traits ; radical 140 cǎo

(simplifié ) (sa4) ; 13 traits ; radical 140 cǎo


Parmi les bodhisattvas, une préférence s’est peut-être dégagée chez les fidèles en faveur de Maitreya en raison de son profil quasi-messianique de Bouddha anāgata « à venir, futur » (wèilái) ; toujours est-il que le Maitreya chinois — Mí Lè Fó, Mílè Púsà — a subi une transformation qu’on peut suivre grâce à l’iconographie, la représentation passant de celle d’un homme jeune, svelte, debout ou assis (jambes pendantes, prêt à descendre), à celle d’un quinquagénaire ou sexagénaire, chauve, bedonnant et grassouillet, « rieur », lorsque le culte de Maitreya reprend sous les Song, c’est-à-dire à peu près à l’époque où se répandent la légende et l’imagerie populaire associées à Bù dài (« sac de toile ; glouton, vorace »), moine zen (chán) considéré comme une incarnation de Maitreya et que les artistes chinois (et japonais pour Hotei) « représentent toujours avec un gros ventre » comme l’écrivait Pierre Sonnerat dans la note citée plus haut. On voit bien le syncrétisme à l’œuvre.




On voit bien également que púsà n’a probablement jamais désigné « le petit vieux qui ne tombe jamais ». L’appellation s’appliquait non pas au jouet mais au personnage qu’il figurait.

Il est frappant qu’aucune autre langue que le français ne connaisse cet emprunt.

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Ce petit tour d’horizon serait très incomplet si je ne mentionnais pas l’article de Beatrix Mecsi, historienne d’art qui enseigne à l’université Eötvös Loránd à Budapest : “Evolution, Distribution and Commercialisation of the Images of Bodhidharma—Or: How did a Religious Founder Become a Toy?”, publié dans Japanológiai körkép (An Overview of Japanese Studies in Hungary, 2007, pp. 247-256), dans lequel elle s’efforce de retracer l’évolution de l’éphèbe au vieillard — avec des épisodes de féminisation dans les ukiyo-e —, puis au jouet (qui existe aussi en Hongrie : keljfeljancsi). J’y ai appris, au passage, que la poupée russe (матрëшка) ne remontait pas au-delà de 1890, provenait de l’île de Honshū (ex-Hondō) et était un croisement de daruma et des Shichifukujin. Live and learn.

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04 octobre 2007

Where the Fates change horses

Je pensais à Byron, que citait Pluvinage, le médecin légiste de Boulevard du Palais :










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