30 septembre 2007

Don Quijote : une vraie sortie par une fausse porte



Remarque préliminaire : je laisse de côté l’acception, étrangère à mon propos, de
« porte dérobée » (“backdoor”) en informatique.


Don Quijote, 1ère partie (1605), chap. II, où l’on voit le héros, à sa première sortie, équipé de pied en cap, qui « por la puerta falsa de un corral, salió al campo ». (Unamuno remarquait à ce sujet : « ¡Singular ejemplo de humildad al salir por esa puerta! Pero el caso es que por cualquier puerta se sale al mundo. Cuando uno se apresta a una hazaña tal, no debe pararse en por qué puerta ha de salir. ») Louis Viardot, en 1836 : « par la fausse porte d’une basse-cour, [il] sortit dans la campagne ».

Le lecteur du XXIe siècle connaît le syntagme au sens de « porte en trompe-l’œil » (ce qu’à date ancienne on aurait appelé porte feinte) : dans Landru (1962), Claude Chabrol « utilise le gag de la fausse porte s’ouvrant sur un mur sur lequel le commissaire vient se cogner » [ source : http://justice-images.ihej.org/fiches/fiche-Landru.htm]. Mais Don Quichotte n’étant pas l’ancêtre de Garou-Garou, le passe-muraille, il va falloir trouver un sens plus plausible.

Pour Littré, fausse porte « se dit aussi d’une porte dissimulée par laquelle on peut se dérober » et il en donne cette illustration chez Voltaire :


« Cependant la faiblesse du roi [Louis XIII], appuyée en secret dans son cœur par ce dépit que lui inspirait la supériorité du cardinal [de Richelieu], abandonne ce ministre nécessaire ; il promet sa disgrâce aux empressements opiniâtres et aux larmes de sa mère [Marie de Médicis]. Le cardinal entra par une fausse porte dans la chambre où l’on concluait sa ruine. Le roi sort, sans lui parler ; il se croit perdu, et prépare sa retraite au Havre de grâce, comme il l’avait déjà préparée pour Avignon quelques mois auparavant. »
Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, chap. 176 (ou 145, suivant l’édition consultée) : Du ministère du cardinal de Richelieu. — On aura reconnu une péripétie de la Journée des Dupes.


L’idée d’une porte dérobée ou secrète a dû sourire aux traducteurs, qui — peut-être — ont songé à « Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier / dérobé » d’Hernani. Claude Allaigre, Jean Canavaggio et Michel Moner (Pléiade, 2001, t.I, p. 414) : « par la porte dérobée d’une basse-cour » et, dans Persilès et Sigismunda, III, VI (Pléiade, 2001, t.II, p. 753) : « par la porte dérobée d’un jardin » (por la puerta falsa de un jardín).


Mais, toujours chez Cervantès, dans un entremés (intermède en un acte) intitulé La Guarda cuidadosa, le soldat du titre a cette réplique scatologique à souhait :


« ¡Tente, rabo, y tente, tapadorcillo ; no acabéis de despertar mi cólera, que, si la acabo de despertar, os mataré, y os comeré, y os arrojaré por la puerta falsa dos leguas más allá del infierno! »

Comme le personnage, tel l’ogre des contes, menace ses adversaires (l’un tient une queue-de-renard, rabo de zorra, l’autre un couvercle de jarre, tapador), s’il sort de ses gonds, de les massacrer, de les dévorer et enfin de les « expulser » par l’orifice idoine de son corps, les projetant ainsi à deux lieues au-delà de l’enfer, la puerta falsa de l’original ne risque pas d’être une porte dérobée stricto sensu.
La consultation de dictionnaires (le DRAE en particulier) et d’éditions de référence (au premier rang desquelles celle de Francisco Rico) montre qu’il faut comprendre « porte de service », « porte de derrière », « la petite porte » par opposition à l’entrée principale située en façade. Les qualifications de secrète ou de dérobée ne s’appliquent pas ; Littré : « Fausse porte, se dit encore, dans une maison, d’une petite porte par laquelle on ne passe pas ordinairement », cf. Corneille, La Veuve (1631), II, VI, v. 760 (la nourrice s’adresse à Alcidon) :
« Je te puis en tenir la fausse porte ouverte »

d’où III, I, v.848 (Alcidon à Célidan) :

« J’en ai su de lui-même ouvrir la fausse porte ».


Deux exemples chez Montaigne : dans les Essais (III, V ; Thibaudet & Rat, p. 845), « C’est un détour qui nous conduit à la vérité, par une fausse porte » [je crains de ne pouvoir souscrire à l’explication de Greimas, « chemin dévié, mauvaise direction »] et dans le Journal de voyage (Thibaudet & Rat, p. 1159):


« Le mardy [18 octobre 1580], par une singuliere courtoisie des seigneurs de la ville [d’Augsbourg], nous fumes voir une fausse porte qui est en ladite ville, par laquelle on reçoit à toutes heures de la nuit quiconque y veut entrer soit à pied, soit à cheval, pourveu qu’il dise son nom, et à qui il a son adresse dans la ville, ou le nom de l’hostellerie qu’il cherche. […] » (la porte, appelée der „Alte Einlaß“, comportait des sas de sécurité permettant de filtrer les entrants ; sous cette forme, elle datait de 1514 et ne fut rasée qu’en 1867)


De même, on trouve la Fausse Porte à Senlis, la Porte Fausse dans le Vieux-Nice et, à Sélestat, la Tour neuve, aussi appelée Fausse Porte ou Tour de l’Horloge. Claude [1705-1777] et François [1698-1753] Parfaict, Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la foire (1743), parlant de la foire de Saint-Laurent, qui disparut en 1858 :
« L’origine de cette Foire est inconnue ; tout ce que l’on en sçait, est que son nom lui vient de l’Eglise de Saint Laurent, & que la veille de Saint Laurent on l’a toûjours ouverte, depuis trois ou quatre siécles.
Anciennement elle se tenoit entre Paris & le Bourget, dans une campagne de trente-six arpens nommée le Champ de S. Laurent : avec le tems, on l’a rapprochée de l'Eglise & du Fauxbourg, entre la fausse Porte de S. Laurent, & la fausse Porte de S. Martin. » [cette dernière désigne l’arc de triomphe élevé en 1674]


J’espère être fondé à conclure qu’une fausse porte était accessoire, subalterne, secondaire, de service, ou bien soit sa nature, soit sa destination s’écartait de l’usage ordinaire, usuel (non marqué) d’une porte.

NB —Du seul point de vue sémantique, fausse porte me semble à rapprocher de poterne : chez Littré, la définition ouvre sur « fausse porte… », tout comme, dans le DRAE, celle de postigo sur « puerta falsa… ». Du reste, j’ai trouvé l’explication suivante : « Una poterna es una puerta estrecha de pequeño tamaño, que se suele encontrar elevada y de difícil acceso, y en ocasiones se utilizaba como puerta falsa para poder entrar o salir en caso de asedio. » (http://www.arqweb.com/lucusaugusti/mbi4.asp)
De nos jours, on trouve escapar por la puerta falsa comme euphémisme pour « se suicider » (Ayer, dos personas escaparon por la puerta falsa. Una ahorcándose y otra con un balazo en la cabeza — El Sol de Puebla (México), 24 de abril de 2007) et puerta falsa dans l’acception d’« échappatoire » (Al fin y al cabo, las excusas son la puerta falsa para huir de nuestra propia incapacidad, la tarjeta de « Queda libre de la carcel » del Monopoly).






Ce ne sont pas les exemples de puerta falsa qui manquent en Espagne (mais aussi en Amérique centrale et du sud) ; on peut citer celle de Lugo, en Galice, à l’une des extrémités du cardo maximus de l’antique Lucus Augusti. Plus frappant, me semble-t-il, est celui de l’église paroissiale Nuestra Señora de la Concepción ou de la Inmaculada, à Génave (municipio de la Comarca de Sierra de Segura, en la provincia de Jaén, en la comunidad autónoma de Andalucía) : surmontée d’une croix de l’ordre de saint Jacques, la porte latérale de l’édifice, donnant accès aux fonts baptismaux, s’appelle Puerta Falsa :




cliché trouvé à l’adresse
http://www.pueblos-espana.org/andalucia/jaen/genave/Puerta+Falsa+de+la+Iglesia/


On voit mal comment expliquer cette désignation par « fausse porte » ou « porte dérobée ». Cette remarque vaut également pour les portes monumentales déjà citées.






Louis Viardot (1800-1883), écrivain, directeur du Théâtre Italien, co-fondateur avec George Sand et Pierre Leroux de la Revue indépendante (1841-1848), reste surtout connu pour sa traduction du Quijote, dont une caractéristique m’a semblé mériter une mention : entre le Prologue et l’incipit proprement dit s’intercale une série de poèmes burlesques (ocho sonetos y dos décimas de “cabo roto” o “pies cortados”) que savourent les lecteurs du monde hispanophone :


« Cuando (y ya hace fecha) éramos en el colegio estudiantes de literatura castellana, cascabeleábamos, no poco, la estructura de esta y otras espinelas que se encuentran en el Quijote del gran Cervantes »
Ricardo Palma (1833-1919), Tradiciones Peruanas Completas, Madrid, Aguilar, 1964

De ces poèmes nulle trace chez Viardot, qui n’y fait même pas allusion. J’ajoute, pour être aussi complet que possible, que les traductions en anglais que j’ai pu consulter font la même impasse.







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18 septembre 2007

Empédocle : Agrigente, « luxe, calme et volupté »

Rappel liminaire : Empédocle était natif d’Agrigente.

Diogène Laërce, VIII, 63 :

[Μέγαν δὲ τὸν Ἀκράγαντα εἰπεῖν φησιν [ποταμὸν ἄλλα] ἐπεὶ μυριάδες αὐτὸν κατῴκουν ὀγδοήκοντα·] ὅθεν τὸν Ἐμπεδοκλέα εἰπεῖν, τρυφώντων αὐτῶν, « Ἀκραγαντῖνοι τρυφῶσι μὲν ὡς αὔριον ἀποθανούμενοι, οἰκίας δὲ κατασκευάζονται ὡς πάντα τὸν χρόνον βιωσόμενοι. »

… Empédocle a dit, faisant allusion à leur vie luxueuse : « Les Agrigentins s’amusent comme s’ils devaient mourir le lendemain, mais ils ornent leurs maisons luxueusement, comme s’ils devaient vivre éternellement. » Traduction Robert Genaille, 1933

[Héraclide explique qu’il qualifie Agrigente de « vaste », étant donné que huit cent mille personnes vivaient dans cette ville ; de là vient qu’]Empédocle disait, parce qu’ils étaient voluptueux, « les Agrigentins vivent dans la volupté comme s’ils devaient mourir demain, mais ils aménagent leurs maisons comme s’ils devaient vivre à tout jamais ». Jean-François Balaudé (1999), Pochothèque p. 989

[And he says that Agrigentum was a very large city, since it had eight hundred thousand inhabitants ;] on which account Empedocles, seeing the people immersed in luxury, said, “The men of Agrigentum devote themselves wholly to luxury as if they were to die to-morrow, but they furnish their houses as if they were to live for ever.” C. D. Yonge (1853)



J’ignore si nous avons tous quelque chose en nous de Tennessee, mais le comportement double de bon nombre d’entre nous les rend dignes d’être faits Agrigentins d’honneur.

***

Les divergences entre les traductions citées tiennent à l’interprétation de τρυφᾶν, dénominatif de τρυφή, apparenté à θρύπτειν/θρύπτεσθαι (et à θραύειν). On peut postuler « briser, fracasser » « fragile » « délicat, mou, efféminé, sensuel, voluptueux ».

Il me semble difficile de souscrire à « s’amusent » pour τρυφῶσι, écho de τρυφώντων αὐτῶν « leur vie luxueuse » : ce n’est pas le sens et c’est incohérent.

Autant que le luxe, τρυφή désigne les plaisirs sensuels considérés comme liés à la richesse et perçus comme autant de facteurs de relâchement physique et moral. La connotation est, à l’évidence, très négative.

Chez Esope, dans l’ancêtre de « Le rat des villes et le rat des champs » [La Fontaine, I, 9] (Μῦς ἀρουραῖος καὶ μῦς ἀστικός, dans l’ordre inverse), la morale des deux versions de Chambry — que j’emprunte à l’excellent site de Laura Gibbs — souligne « Ὅτι λιτῶς διάγειν καὶ ζῆν ἀταράχως μᾶλλον συμφέρει ἢ ἐν φόϐῳ καὶ κινδύνῳ δαψιλῶς τρυφᾶν » : il vaut bien mieux vivre dans la simplicité/frugalité (λιτῶς) et la sérénité (ἀταράχως — je n’ai pas osé dans l’ataraxie) que profiter de l’abondance (δαψιλῶς τρυφᾶν) au milieu de la peur du danger.

LSJ offre une courte ressource épigraphique, très rythmée et très rabat-joie :
« Παῖσον, τρύφησον, ζῆσον· ἀποθανεῖν σε δεῖ »
« Divertis-toi, goûte les plaisirs, profite de la vie : il te faut mourir/ta mort est inéluctable. »

(Peut-être pourrait-on chercher à rendre l’aoriste par « à chaque instant, pleinement, à cœur joie,
sans frein ».)

Athénée de Naucratis prend τρυφή comme leitmotiv du livre XII de son Banquet des sages (ou des sophistes : Δειπνοσοφισταί) ; voir le développement consacré aux Sybarites (auxquels nous serions redevables du pot de chambre, ἀμίς ; j’en étais resté à λάσανα, à cause du lasanophore de Rabelais, Quart livre, LX, in fine, tiré de Plutarque : « …le roy Antigonus premier de ce nom respondit à un nommé Hermodotus (lequel en ses poesies l’appelloit Dieu, et filz du Soleil) disant. Mon Lasanophore le nie [Οὐ ταῦτά μοι σύνοιδεν ὁ λασανοφόρος]. Lasanon estoit une terrine et vaisseau approprié à recepvoir les excremens du ventre… »).

Pour finir, un exemple néo-testamentaire : Luc, VII, 24-26.

Ἀπελθόντων δὲ τῶν ἀγγέλων Ἰωάννου ἤρξατο λέγειν πρὸς τοὺς ὄχλους περὶ Ἰωάννου, Τί ἐξήλθατε εἰς τὴν ἔρημον θεάσασθαι; κάλαμον ὑπὸ ἀνέμου σαλευόμενον;
Lorsque les envoyés de Jean furent partis, Jésus se mit à dire à la foule, au sujet de Jean : Qu’êtes-vous allés voir au désert ? un roseau agité par le vent ? ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; ἄνθρωπον ἐν μαλακοῖς ἱματίοις ἠμφιεσμένον; ἰδοὺ οἱ ἐν ἱματισμῷ ἐνδόξῳ καὶ τρυφῇ ὑπάρχοντες ἐν τοῖς βασιλείοις εἰσίν. [le texte de Matt. XI, 8 est différent]
Mais, qu’êtes-vous allés voir ? un homme vêtu d’habits précieux ? Voici, ceux qui portent des habits magnifiques, et qui vivent dans les délices, sont dans les maisons des rois.
ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; προφήτην; ναί, λέγω ὑμῖν, καὶ περισσότερον προφήτου.
Qu’êtes-vous donc allés voir ? un prophète ? Oui, vous dis-je, et plus qu’un prophète. [trad. Louis Segond]

Et cum discessissent nuntii Ioannis, cœpit dicere de Ioanne ad turbas: « Quid existis in desertum uidere? Arundinem uento moueri?
Sed quid existis uidere? Hominem mollibus uestimentis indutum? Ecce, qui in ueste pretiosa sunt et deliciis, in domibus regum sunt.
Sed quid existis uidere? Prophetam? Utique, dico uobis, et plus quam prophetam. »

Les textes grec et latin contiennent un beau spécimen de zeugme ou attelage, tout à fait comparable à l’hugolien « vêtu de probité candide et de lin blanc ».

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10 septembre 2007

Dans les Très Riches Heures du duc de Berry :
un prélude à Armageddon II



Je ne l’ai pas signalé plus tôt faute de l’avoir remarqué plus tôt :

la silhouette du chevalier en armure dorée du premier plan, pourfendeur de mécréants (cf. la chronique illustrée du vendredi 7 septembre), rappelle, mutatis mutandis, celle de saint Georges terrassant le dragon.



Saint Georges terrassant le dragon (Юрій Змееборец), icône du XIVe siècle provenant de l’église des saints Joachim et Anne, dans le village de Stanylya (Станиля), dans la région de Lvov (Львів). Musée ukrainien des beaux-arts (Музеï украïнского искусства). [Юрій et Львів sont les formes ukrainiennes correspondant au russe Юрий et Львов.]
Змееборец me semble un calque de « sauroctone » (σαυροκτόνος).


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08 septembre 2007

Grace Paley : nouvelliste

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La rubrique nécrologique du quotidien Le Monde (dans son édition datée du dimanche 9-lundi 10 sep-tembre, p. 18) annonce, sous la signature de Martine Silber, la mort de Grace Paley.

Sous-titre : « Romancière américaine, elle s’était spécialisée dans l’écriture de nouvelles »

Incipit : « Elle n’a jamais écrit de roman (« L’art est trop long et la vie est trop courte », disait-elle), mais des recueils de nouvelles. »

Une romancière qui n’a jamais écrit de roman et qui est célèbre pour la qualité de ses nouvelles peut à bon droit être qualifiée de nouvelliste [‘short-story writer’]. Cette acception est attestée depuis 1852, quand Baudelaire l’emploie à propos de Poe. (Balzac, lui, écrivait « nouvellier », qu’il y a eu des tentatives de faire ressusciter.) Noëlle Batt (Paris-VIII), par exemple, dont c’est le domaine de prédilection et qui a consacré un ouvrage à notre auteur, se sert de ce terme à l’exclusion de tout autre (sauf erreur de ma part).



Quant à la formule « L’art est trop long… », Joyce Carol Oates la rapporte dès 1998 (The Miniaturist Art of Grace Paley, dans The London Review of Books) : “Art is too long, and life is too short. There’s a lot more to do in life than just writing.”

La nouvelliste s’appropriait avec esprit le cliché tiré des Aphorismes d’Hippocrate :

« Ὁ βίος βραχύς, ἡ δὲ τέχνη μακρή, ὁ δὲ καιρὸς ὀξύς, ἡ δὲ πεῖρα σφαλερή, ἡ δὲ κρίσις χαλεπή. Δεῖ δὲ οὐ μόνον ἑωυτὸν παρέχειν τὰ δέοντα ποιεῦντα, ἀλλὰ καὶ τὸν νοσέοντα, καὶ τοὺς παρεόντας, καὶ τὰ ἔξωθεν. »

Dans la traduction de Daremberg :

« La vie est courte, l’art est long, l’occasion est prompte [à s’échapper], l’empirisme est dangereux, le raisonnement est difficile. Il faut non seulement faire soi-même ce qui convient; mais encore [être secondé par] le malade, par ceux qui l’assistent et par les choses extérieures. »

D’où « Ars longa, uita breuis, occasio præceps, experimentum periculosum, iudicium difficile », dont la forme tronquée a un écho chez Sénèque, De Breuitate uitæ :

« Inde illa maximi medicorum exclamatio est uitam breuem esse, longam artem. »

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07 septembre 2007

Dans les Très Riches Heures du duc de Berry :
un prélude à Armageddon





Le tableau est censé représenter la victoire du roi David sur les Jébuséens ; mais il s’agit d’une scène de bataille — médiévale — opposant les forces du Bien (à l’armure dorée) à celles du Mal (à l’armure sombre), un avant-goût d’Armageddon.

L’artiste n’a pas hésité à symboliser, au premier plan, la victoire d’un camp sur l’autre en montrant un chevalier en armure dorée enfonçant sa lance dans le fondement d’un ennemi, chevalier désarçonné ou fantassin, agenouillé face contre terre.





Cette miniature (folio 95 r), œuvre de Jean Colombe (v. 1440-v. 1493), qui a succédé aux frères Limbourg, est au nombre des trésors que recèlent les Très Riches Heures du duc de Berry, au Musée Condé de Chantilly. Elle illustre le Psaume XXIX (offertoire du Mercredi des Cendres au début du Carême) :

« Exaltabo te, Domine, quoniam extraxisti me nec delectasti inimicos meos super me »
(Ὑψώσω σε, Kύριε, ὅτι ὑπέλαϐές με καὶ οὐκ ηὔφρανας τοὺς ἐχθρούς μου ἐπ’ ἐμέ).
Le phylactère dont les volutes ornent le pied de page porte suscepisti « tu [m’]as soutenu » là où la leçon admise est maintenant extraxisti « tu [m’]as arraché » et, par erreur, exultabo « je serai transporté de joie » au lieu d’exaltabo « je [te] glorifierai » ; le tracé des « N » y est « en miroir ».






« Zoo fel en bont was het leven, zoo verdroeg het den geur van bloed en rozen dooreen »
(Si violente et variée était la vie [au Moyen-Âge] qu’il y régnait une odeur mêlée de sang et de roses)
So violent and motley was life that it bore the mixed smell of blood and of roses
Johan Huizinga [1872-1945]
Herfsttij der Middeleeuwen, 1919
[vers la fin du premier chapitre, intitulé « ’s Levens felheid »]
trad. : The Waning of the Middle Ages ~ The Autumn of the Middle Ages, 1924


Le néerl. herfst « automne » correspond à l’all. Herbst « id. », à l’angl. harvest (v.-a. hærfest) « moisson », au suéd. höst (v.-norr. haust) « automne » ; l’ensemble est apparenté au lat. carpĕre « cueillir » (carpe diem) et au gr. καρπός « fruit ».





À en croire les textes, avant la bataille (en réalité un assaut) dont l’enluminure donne une vision médiévalisée, les Jébuséens avaient traité David avec une ironie pleine de mépris en lui annonçant qu’il ne parviendrait pas à pénétrer dans leur citadelle parce qu’aveugles et boiteux le repousseraient.

On peut comprendre par là soit qu’il suffirait d’un groupe d’infirmes pour lui tenir tête (donc ses troupes sont quantité négligeable), soit que même le rebut de la société jébuséenne (ceux qui étaient exclus à la fois de certaines cérémonies du culte et de tout service armé) le rejette.

Tout cela est facile à comprendre aussi longtemps qu’on ne plaque pas sur la situation d’alors des schémas — bons ou mauvais — de notre époque.
Mais les textes grâce auxquels l’anecdote nous est parvenue reflètent la diversité de la tradition qui nous les a transmis.



2 Samuel, V, 6 :

Καὶ ἀπῆλθεν Δαυὶδ καὶ οἱ ἄνδρες αὐτοῦ εἰς Ἱερουσαλὴμ πρὸς τὸν Ἰεϐουσαῖον τὸν κατοικοῦντα τὴν γῆν.
Kαὶ ἐρρέθη τῷ Δαυίδ· Οὐκ εἰσελεύσει ὧδε, ὅτι ἀντέστησαν οἱ τυφλοὶ καὶ οἱ χωλοί



Jérôme :

Et abiit rex, et omnes uiri qui erant cum eo, in Ierusalem, ad Iebusæum habitatorem terræ: dictumque est Dauid ab eis: « Non ingredieris huc, nisi abstuleris cæcos et claudos »


Noua Vulgata :

Et abiit rex et omnes uiri, qui erant cum eo, in Ierusalem ad Iebusæum habitatorem terræ. Qui dixit ad Dauid: « Non ingredieris huc, sed depellent te cæci et claudi »


Les 3 versions sont d’accord pour comprendre « Tu n’entreras pas ici » ; ensuite, des divergences apparais-sent. Le texte grec porte ἀντέστησαν, aoriste de ἀνθίστημι « se dresser (ἱστάναι) contre qqn, résister à qqn, s’opposer à qqn » : aveugles et boiteux « se sont dressés » (contre toi), passé aussi difficile à justifier qu’à concilier avec les temps des traductions latines. Jérôme comprend nisi abstuleris (subjonctif parfait) « à moins que tu n’aies écarté, sans avoir écarté, tant que tu n’auras pas écarté » ; la Nouvelle Vulgate explique qu’aveugles et boiteux « te repousseront ».

Edouard Dhorme (1956, t. I, p. 941) clarifie la situation par sa traduction de l’hébreu: « Tu n’entreras pas ici, puisque les aveugles et les boiteux te repousseront. » La source grecque — telle que nous la connaissons — demeure aberrante et ne correspond pas à celle que Jérôme a suivie ; la Nouvelle Vulgate est conforme, sur ce point, à l’original.


Autre source rapportant l’anecdote : Flavius Josèphe, Antiquités judaïques (Antiquitates Iudaicæ (ed. B. Niese), VII, 3 = Τάδε ἔνεστιν ἐν τῇ ἑϐδόμῃ τῶν Ἰωσήπου ἱστοριῶν τῆς Ἰουδαϊκῆς ἀρχαιολογίας). La traduction française citée ainsi que les notes sont empruntées à l’excellent site de Philippe Remacle ; l’anglaise, due à William Whiston (1667-1752) — et probablement retouchée —, est disponible sur le site du Project Guten-berg.

Tῶν δὲ κατοικούντων τὴν πόλιν Ἰεϐουσαίων, γένος δ’ εἰσὶν οὗτοι Χαναναίων, ἀποκλεισάντων αὐτῷ τὰς πύλας καὶ τοὺς πεπηρωμένους τὰς ὄψεις καὶ τὰς βάσεις καὶ πᾶν τὸ λελωϐημένον στησάντων ἐπὶ χλεύῃ τοῦ βασιλέως ἐπὶ τοῦ τείχους καὶ λεγόντων κωλύσειν αὐτὸν εἰσελθεῖν τοὺς ἀναπήρους, ταῦτα δ’ ἔπραττον καταφρονοῦντες τῇ τῶν τειχῶν ὀχυρότητι, ὀργισθεὶς πολιορκεῖν ἤρξατο τὰ Ἱεροσόλυμα.



[47] Les Jébuséens, qui habitaient la ville et qui étaient de race chananéenne, lui fermèrent les portes et firent monter les aveugles, les boiteux et tous les estropiés sur les remparts, pour railler le roi [48], disant que les infirmes suffiraient à l’empêcher d’y pénétrer, — tant ils avaient d’orgueilleuse confiance dans la solidité de leurs remparts. — David, irrité, commence d’assiéger Jérusalem.

[47] II Samuel, V, 6 ; I Chron., XI, 4-7. Josèphe a combiné et délayé ces deux récits.

[48] Dans l’hébreu de Samuel, les Jébuséens dirent à David : « Tu n’entreras pas ici que tu n’aies délogé les aveugles et les boiteux », entendant par là : « David n’entrera jamais ici. » Josèphe a mis en scène la simple indication du texte. D’après les LXX, ce sont les aveugles et les boiteux qui s’étaient opposés à l’entrée de David : ὅτι ἀντέστησαν οἱ τυφλοὶ καὶ οἱ χωλοί. Dans les Chroniques, les habitants de Jébus disent à David : « Tu n’entreras pas ici » ; il n’est pas question d’aveugles et de boiteux.


Now the Jebusites, who were the inhabitants of Jerusalem, and were by extraction Canaanites, shut their gates, and placed the blind, and the lame, and all their maimed persons, upon the wall, in way of derision of the king, and said that the very lame themselves would hinder his entrance into it. This they did out of contempt of his power, and as depending on the strength of their walls. David was hereby enraged, and began the siege of Jerusalem […].”





Somme toute, l’aoriste n’est peut-être qu’une bourde de copiste (que personne n’a osé rectifier) pour ἀντιστήσονται et l’anecdote elle-même qu’une interpolation ornementale, une enjolivure ; à moins, a contrario, qu’il ne s’agisse d’un reliquat, d’un témoin (au sens où les géologues parlent de butte-témoin) d’une version plus détaillée de l’épisode qui aurait fait l’objet d’une compression de texte.






Souvienne vous de celuy à qui, comme on demandast à quoy faire il se pénoit si fort
en un art qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guiere de gens:
J’en ay assez de peu, respondit-il,
j’en ay assez d’un,
j’en ay assez
de pas un.



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