De mortuis nihil nisi bonum : de Tchékhov à Joyce
À mesure que les langues anciennes disparaissent des programmes d’enseignement, on constate un certain engouement pour un vernis de culture faisant appel au latin et au grec. D’où, chez des internautes, un amateurisme prévisible concernant l’exactitude des citations et leur attribution.
Grande perplexité devant De mortuis nihil nisi bonum [des morts, (il ne faut dire) que du bien], dont on trouve des variantes (phrase nominale, dans tous les cas) :
De mortuis nihil nisi bene [des morts, (il ne faut parler) qu’en bien],
De mortuis aut bene aut nihil [des morts, (il faut parler) soit en bien, soit pas du tout].
Tchékhov joue avec la formule.
► Dans Ce fou de Platonov (Безотцовщина), échange entre Porphyre Sémionovitch Glagoliev (Glagoliev père) et le jeune instituteur de campagne :
[Глагольев:] De mortius aut bene, aut nihil, Михаил Васильевич!
[Платонов:] Нет… Это латинская ересь. По-моему: de omnibus aut nihil, aut veritas…
Glagoliev — De mortuis aut bene, aut nihil, Mikhaïl Vassiliévitch !
Platonov — Non… C’est une ânerie en latin. À mon avis : de omnibus aut nihil, aut veritas…
[= « soit rien, soit la vérité, et ça s’applique à tout le monde »]
La dysgraphie mortius pour mortuis semble assez répandue.
► Dans la Mouette (Чайка), le régisseur Chamraev répond au médecin philosophe, Dorn :
[Шамраев:] Не могу с вами согласиться. Впрочем, это дело вкуса. De gustibus aut bene, aut nihil.
« Je ne peux pas partager votre point de vue. Mais après tout, question de goût : de gustibus aut bene, aut nihil. »
Télescopage entre de gustibus (et coloribus) non disputandum, latin médiéval, et notre aphorisme. Difficile de décider si Chamraev plaisante et brocarde Dorn, ou bien si Tchékhov entend nous faire sourire d’une prétention de Chamraev, lieutenant à la retraite.
In passing, Shamraev’s Latin tag in Act I: De gustibus aut bene aut nihil is an absurd conflation of De gustibus non est disputandum, and De mortuis, aut bene aut nihil — what Shamraev in effect says, is: ‘If you can’t say anything good about taste, say nothing!’
Stephen Mulrine, The Seagull, Nick Hern Books, London, 1997, p. xvii
SHAMRAEFF. I cannot agree with you; however, that is a matter of taste, de gustibus.
(traduction de Marian Fell, 1912)
► Dans la nouvelle l’Orateur (Оратор), le fonctionnaire qui va improviser l’oraison funèbre d’un « asses-seur de collège » (8e classe dans la table des rangs, табель о рангах, de 1722 à 1917), esquisse un portrait de celui dont il va faire l’éloge :
Знаю я вашего секретаря, сказал он [Григорий Петрович Запойкин], садясь на извозчика. Пройдоха и бестия, царство ему небесное, каких мало.
[Поплавский :] — Ну, не годится, Гриша, ругать покойников.
— Оно конечно, aut mortius nihil bene, но все-таки он жулик.
« Je connais votre secrétaire, dit-il en montant dans le fiacre. Un vieux renard et un malin (puisse le royaume des cieux l’accueillir !), comme il y en a peu.
— Allons, ça ne se fait pas, Gricha, d’éreinter les défunts !
— Non, bien sûr, aut mortuis nihil bene, mais c’était un gredin quand même. »
»Ich kenne euren Sekretär,« sagte er, in die Droschke steigend. »Ein Spitzbube und eine Bestie war er, Gott hab’ ihn selig, wie man nicht so bald einen zweiten findet.«
»Grischa, auf einen Toten schimpft man doch nicht!«
»Ja, gewiß, aut mortuis nihil bene, aber er war doch ein Gauner.«
(traduction : Alexander Eliasberg)
Tchékhov a réussi à montrer la limite des connaissances du personnage tout en lui faisant exprimer le contraire du sens attendu : « au sujet des morts, rien (à dire) de bien ».
► Joyce, de son côté, dans la sixième partie (‘Hades’) de Ulysses, à l’occasion de l’enterrement de Dignam, rapporte le monologue intérieur de Bloom et diverses facettes de sa méditation sur la mort :
He [John O’Connell, le fossoyeur] looks cheerful enough over it. Gives him a sense of power seeing all the others go under first. Wonder how he looks at life. Cracking his jokes too: warms the cockles of his heart. The one about the bulletin. Spurgeon went to heaven 4 a.m. this morning. 11 p.m. (closing time). Not arrived yet. Peter. The dead themselves the men anyhow would like to hear an odd joke or the women to know what’s in fashion. A juicy pear or ladies’ punch, hot, strong and sweet. Keep out the damp. You must laugh sometimes so better do it that way. Gravediggers in Hamlet. Shows the profound knowledge of the human heart. Daren’t joke about the dead for two years at least. De mortuis nil nisi prius. Go out of mourning first. Hard to imagine his funeral. Seems a sort of a joke. Read your own obituary notice they say you live longer. Gives you second wind. New lease of life.
Joyce tronque la formule usuelle et, utilisant nisi comme pivot, la complète par un emprunt à la terminologie juridique (Common law), nisi prius, qui peut s’appliquer à une procédure ou à une juridiction : enchaînement brillant sur ‘Daren’t joke about the dead for two years at least’ où les deux ans se rapportent à la durée d’un deuil.
L’éventail des variantes du de mortuis conduit vite à penser qu’il s’agit d’essais de traduction ou d’adap-tation (remontant à quelle époque ? je n’ai pas trouvé d’attestation antérieure à Sterne et à Samuel John-son).
La source doit être une maxime de Chilon (Diogène Laërce, I, 70) : « Τὸν τεθνηκότα μὴ κακολογεῖν » (Ne pas médire de celui qui est mort), même si l’idée générale apparaît ailleurs, cf. Plutarque (Vie de Solon
« Ἐπαινεῖται δὲ τοῦ Σόλωνος καὶ ὁ κωλύων νόμος τὸν τεθνηκότα κακῶς ἀγορεύειν », on approuve fort une loi de Solon qui défend de dire du mal des morts ; écho chez Démosthène, Contre Leptine « μὴ λέγειν κακῶς τὸν τεθνεῶτα ») et Thucydide (II, 45 « « τὸν γὰρ οὐκ ὄντα ἅπας εἴωθεν ἐπαινεῖν », chacun se plaît à faire l’éloge de celui qui n’est plus).
La maxime de départ a été détournée pour donner De mortuis nihil nisi bunkum « Tout ce qu’on dit des morts n’est que sornettes/fariboles » (bunkum ‘nonsense’ est un américanisme remontant à 1825, allusion à Buncombe, Caroline du Nord) et date, à mon avis, de l’entre-deux-guerres ; je suis sûr de l’avoir lue dans un des ouvrages de Félix Boillot (alias Félix de Grand’Combe), 1880-1961 :
Le Vrai ami du traducteur (1931) ou bien Le Second Vrai ami du traducteur (1956) — tous deux excellents.
Antoine Le Roux de Lincy [1806-1869],
Le Livre des proverbes français, II (1859)
série noXIV (proverbes moraux), p. 233 :
Au mort et à l’absent,
Injure ni tourment. (Recueil de Gruther)
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