A Mussidan, en Dordogne (arr. de Périgueux), on trouve, non loin de la gare et reliant la rue Raymond Villechanoux à la route du Bassy, la rue des
Six journaux.
De même, à Ottignies-Louvain-la-Neuve, en Belgique (Brabant wallon, arr. de Nivelles), il y a un chemin des Six journaux, joignant l’avenue Lambermont et la rue du Chamois.
Le « journal » dont il s’agit est une mesure agraire, unité (approximative et variable) de superficie qui avait cours sous l’ancien régime : le journal de terre désignait, comme le jugère des Romains (mais voir in fine), la quantité de terre labourée en un jour.
La première attestation est en latin dans les Gloses de Reichenau (iuger ~ iornalis), puis vers 800 dans le syntagme iornales de terra, et en français vers 1150 dans le Charroi de Nîmes (v. 642, strophe XXV) :
« Plus ai de terre que trente de mes pers, / Encor n’en ai un jornel aquité »
J’ai plus de terre que trente de mes pairs, quoique je n’en aie pas encore libéré un arpent.
Voici un exemple de l’emploi de l’expression complète chez Joinville, LIV (septième croisade, 11 février 1250, bataille de Mansourah ; les pylés [pilets] sont des traits, dards, flèches, javelots, carreaux d’arbalète) :
Après la bataille monsignour Gautier, estoit freres Guillaumes de Sonnac, maistres dou Temple, atout ce pou de freres qui li estoient demourei de la bataille dou mardi. Il ot fait faire deffense endroit li des engins aus Sarrazins que nous aviens gaaingniés. Quant li Sarrazin le vindrent assaillir, il geterent le feu grejois ou hordis que il y avoit fait faire; et li feus s’i prist de legier, car li Templier y avoient fait mettre grant quantitei de planches de sapin. Et sachiez que li Turc n’atendirent pas que li feus fust touz ars, ains alerent sus courre aus Templiers parmi le feu ardant. Et à celle bataille, freres Guillaumes, li maistres dou Temple, perdi l’un des yex; et l’autre avoit-il perdu le jour de quaresme-prenant; et en fu mors lidiz sires, que Diex absoille! Et sachiez que il avoit bien un journel de terre dariere les Templiers, qui estoit si chargiez de pylés que li Sarrazin lour avoient lanciés, que il n’y paroit point de terre pour la grant foison de pylés.
« Après le corps [de bataille, la formation de combat] de monseigneur Gautier [de Châtillon], était frère Guillaume de Sonnac, maître du Temple, avec ce peu de frères qui lui étaient demeurés de la bataille du mardi. Il avait fait faire une défense en face de lui avec les engins des Sarrasins que nous avions pris. Quand les Sarrasins le vinrent assaillir, ils jetèrent le feu grégeois [mélange enflammé de poix, soufre et huile] sur le retranchement qu’il avait fait faire; et le feu y prit facilement, car les Templiers y avaient fait mettre quantité de planches de sapin. Et sachez que les Turcs n’attendirent pas que le feu fût tout brûlé, mais qu’ils allèrent courir sus aux Templiers parmi le feu ardent.
Et à cette bataille, frère Guillaume, le maître du Temple, perdit un œil; et l’autre il l’avait perdu le jour de carême-prenant; et il en mourut ledit seigneur, que Dieu absolve ! Et sachez qu’il y avait bien un journal de terre derrière les Templiers, qui était si chargé des traits que les Sarrasins leur avaient lancés, qu’il n’y paraissait point de terre à cause de la grande foison de traits. »
(d’après Natalis de Wailly, 1874)
Dans ses Tables des rapports des anciennes mesures agraires avec les nouvelles (2e éd., 1810), François Gattey relève, page 130, pour le département de la Dordogne et concernant le seul journal, onze valeurs différentes (exprimées en ares) allant de 6,172 à 52,005 ; à Mussidan : 38,520 a.
En l’occurrence, « deux poids, deux mesures » devient une litote.
Cela aide à comprendre les plaintes exprimées dans les « Cahiers de doléances ».
6 journaux correspondraient donc, toujours à Mussidan, à 2,3112 ha.
Il me semble difficile d’aller plus loin dans l’interprétation du nom ; la similitude entre Mussidan et Ottignies ne permet pas de comprendre quelle caractéristique de la parcelle lui a valu cette désignation : l’importance — ou le peu d’importance — de sa superficie (d’un seul tenant ?), son emplacement, son rendement, son rapport éventuel avec un fait divers… ?
Y a-t-il des cas comparables d’hodonymes au format [nombre] + [unités de mesures] et, dans l’affirmative, pourquoi ?
Voici le passage pertinent, dans l’ouvrage de F. Gattey (j’ai modernisé la graphie des noms de lieux) :
Le
Journal en usage dans les communes de la Tour-Blanche, Cercles, Paussac-et-Saint-Vivien, Gout-Rossignol, La Chapelle-Montabourlet, Bourg-des-Maisons, Chapdeuil et Saint-Just : 6,172 a
— commune d’Astier : 28,950 a
— communes de Grignols et de Villamblard : 29,782 a
— Bergerac, Cunèges, Douville, Saint-Martin [de Fressangeas, de Gurson, de Ribérac, des Combes, l’Astier, ou le Pin ?],
Champsecret, Maurens, Saint-Jean-d’Eyraud, Laveyssière et Montagnac [d’Auberoche ou la Crempse ?] : 33,7333 a
— Lisle, Celles, Beleymas, Saint-Julien [d’Eymet, de Bourdeilles, de Crempse, ou de Lampon ?], Beauregard [de Terrasson ou et Bassac ?], Montpon-Ménestérol, Beaupouyet, Saint-Michel [de Double, de Montaigne, ou de Villadeix ?], Saint-Laurent [des Bâtons, des Hommes, des Vignes, la Vallée, ou sur Manoire ?], Mareuil et Saint-Pierre-de-Chignac : 34,188 a
— Les Lèches, Saint-Geyrac, Beaussac, Eglise-Neuve [d’Issac ou de Vergt ?], Bourgnac, Issac,
Mussidan, Sourzac, Saint-Louis-en-l’Isle, Saint-Front [d’Alemps, de Pradoux, la Rivière, ou sur Nizonne ?], Saint-Martin [de Fressangeas, de Gurson, de Ribérac, des Combes, l’Astier, ou le Pin ?], Saint-Etienne de Puycorbier et Saint-Méard [de Drône ou de Gurçon ?] : 38,520 a
— Nontron et Javerlhac-et-la-Chapelle-Saint-Robert : 35,453 a
— Champagnac-de-Belair : 39,886 a
— Périgueux, Antonne, Ligueux,
Saint-Pierre-de-La-Douze, Bourdeilles, Agonac, Mensignac, Montagrier, Saint-Vincent-de-Connezac, Saint-Aulaye, Brantôme, Dussac, Sarrazac, Saint-Sulpice [d’Excideuil, de Mareuil, ou de Roumagnac ?], Nanthiat, Excideuil, Hautefort et Thiviers : 40,125 a
— Eymet : 43,627 a
— Fonroque, Saint-Julien [d’Eymet, de Bourdeilles, de Crempse, ou de Lampon ?], Sainte-Innocence et Sainte-Eulalie [d’Ans ou d’Eymet ?] : 52,005 a.
Champsecret est une commune de l’Orne (arr. d’Alençon, canton de Domfront) ; rien de semblable dans la toponymie dordognaise.
La Douze (arr. de Périgueux) est située à 7,5 km du chef-lieu de canton, Saint-Pierre-de Chignac ;
impossible d’identifier ou de localiser « Saint-Pierre-de-La-Douze ».
La valeur de 6,172 a indiquée pour les huit premières communes mentionnées est aberrante, mais l’écart avec l’ensemble des autres valeurs représente la trace figée, fossilisée, de systèmes de mesures prenant en compte des méthodes de travail différentes : la valeur basse vaut pour les labourages « à bras » (c’est un journal d’homme, travaillé à la bêche), les autres correspondent à un travail avec des animaux (journal de laboureur, journal de bœufs).
Au passage, cela montre aussi que le rapprochement pour le sens de journal de terre avec le jugère des Romains (singulier — inusité — iūgus, pluriel iūgera ; le terme s’est maintenu jusqu’aux Carolingiens) a ses limites : comme le mot latin l’indique, il s’agit d’une superficie susceptible d’être labourée en une journée par un attelage de bœufs (cf. iŭgum « joug »).