Lors d’une de mes promenades au Louvre, je suis tombé en arrêt devant un tableau de Murillo, exposé aile Denon, 1er étage, salle 26 : L’Apparition de la Vierge Immaculée à six personnages. Voici la notice du musée :
Commandé en 1665 à la demande de Justino de Neve pour l’église Santa María la Blanca à Séville, qui venait d’être reconstruite. Sur le phylactère que portent les anges se lit en latin « In principio dilexit eam » (« Depuis l’origine Dieu l’a aimée »).
Collection Soult. Acquis en 1817
Département des Peintures — INV. 927
Je souhaite apporter un complément d’information sur trois points principaux : la femme qui a servi de modèle, le croissant de lune, le texte du phylactère (texte qui a pu être imposé au peintre).
Tout d’abord, quelques précisions.
Il s’agit d’une des quatre toiles dont le commanditaire était D. Justino de Neve y Yevenes, chanoine de la cathédrale de Séville, prébendier de l’église Santa María la Blanca (à laquelle elles étaient destinées) et ami personnel du peintre (ce fut un de ses exécuteurs testamentaires). Les trois autres sont : el Sueño del Patricio et el Patricio relatando su sueño al papa Liberio (toutes deux au musée du Prado), et el Triunfo de la Eucaristía (dans la coll. Faringdon, à Buscot Park, dans l’Oxfordshire). L’ensemble avait été envoyé à Paris par Soult, qui s’était emparé du lot pendant l’expédition napoléonienne en Espagne.
► Bartolomé Estéban Murillo (1617-1682) épousa en 1645 Beatriz Cabrera Sotomayor (ou Villalobos) (1623-1664), issue d’une famille d’orfèvres et Sévillane comme lui ; elle fut, ce n’est pas douteux, son modèle préféré et apparaît dans un grand nombre de ses tableaux, dont celui-ci. (De même, leurs enfants sont souvent mis à contribution comme anges, chérubins, putti…)
► La Vierge, debout sur le croissant de lune, est assimilée à la « Femme » de l’Apocalypse décrite par saint Jean (XII, 1-2) :
Καὶ σημεῖον μέγα ὤφθη ἐν τῷ οὐρανῷ, γυνὴ περιϐεϐλημένη τὸν ἥλιον, καὶ
ἡ σελήνη ὑποκάτω τῶν ποδῶν αὐτῆς, καὶ ἐπὶ τῆς κεφαλῆς αὐτῆς στέφανος ἀστέρων δώδεκα, καὶ ἐν γαστρὶ ἔχουσα, καὶ κράζει ὠδίνουσα καὶ βασανιζομένη τεκεῖν.
Et signum magnum apparuit in cælo: mulier amicta sole, et luna sub pedibus eius,
et super caput eius corona stellarum duodecim; et in utero habens, et clamat parturiens et cruciatur, ut pariat.
«
Un grand signe parut dans le ciel : une femme enveloppée du soleil,
la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête. Elle était enceinte, et elle criait, étant en travail et dans les douleurs de l’enfantement. » (Louis Segond, 1910)
Ce type iconographique, apparu entre la fin du XIIe siècle (on cite l’Hortus deliciarum, de Herrade de Landsberg, au Mont-Sainte-Odile) et le XIVe siècle et par la suite très répandu dans le monde germanique („Mondsichel Madonna“) et les Pays-Bas, offre l’image symbolique de l’Immaculée Conception [même Flaubert l’évoque dans la Tentation de saint Antoine] : c’est un motif récurrent chez Murillo, qui a peint 27 immaculées.
Le rapprochement a été fait, en outre, avec le beato de Facundo (1047) [códice de Fernando I y Dña. Sancha]. Mais il serait difficile de soutenir que la controverse sur l’immaculée conception — souvent confondue avec la conception virginale de Marie, comme le rappelait Muriel Lamy — ait fait rage en Espagne et à ce moment-là.
Mais l’utilisation de ce type iconographique dans la peinture espagnole reste, pour autant que je puisse en juger, limitée.
(On pourrait mentionner María, Reina de los Cielos, v. 1485, du Maître de la légende de sainte Lucie, exposé à la National Gallery of Art, à Washington et provenant de la chapelle de l’Immaculée Conception du couvent de Santa Clara à Medina di Pomar, près de Burgos ; mais, justement, cette œuvre est attribuée à un artiste originaire de Bruges, qui a peut-être fait une partie de sa carrière en Espagne. On pense toujours à l’influence espagnole sur la peinture flamande ; de temps à autre, on peut tenter l’inverse.)
► « In principio dilexit eam » est un collage, un montage, une c r é a t i o n à partir d’éléments pris à des sources distinctes.
Ἐν ἀρχῇ = In principio « Au commencement » n’est autre que le début de la Genèse dans sa version gréco-latine. Le reste est un arrangement de Liber Sapientiæ, VIII, 1-3 = Σοφία Σαλωμῶνος = « Sagesse de Salomon » :
Attingit ergo [Sapientia]
a fine usque ad finem fortiter et disponit omnia suauiter. Hanc amaui et exquisiui a iuuentute mea et quæsiui sponsam mihi eam assumere et amator factus sum formæ illius. Generositatem suam glorificat contubernium habens Dei,
sed et omnium Dominus dilexit illam.
[
Σοφία] διατείνει δὲ ἀπὸ πέρατος ἐπὶ πέρας εὐρώστως καὶ διοικεῖ τὰ πάντα χρηστῶς. Ταύτην ἐφίλησα καὶ ἐξεζήτησα ἐκ νεότητός μου καὶ ἐζήτησα νύμφην ἀγαγέσθαι ἐμαυτῷ καὶ ἐραστὴς ἐγενόμην τοῦ κάλλους αὐτῆς. Eὐγένειαν δοξάζει συμϐίωσιν θεοῦ ἔχουσα,
καὶ ὁ πάντων δεσπότης ἠγάπησεν αὐτήν.
«
La Sagesse, dans sa force, s’étend d’une extrémité de la terre à l’autre ; elle règle toutes choses avec perfection. Je l’ai aimée et je l’ai choisie dès ma jeunesse ; je l’ai cherchée afin de la prendre pour épouse, tant j’étais épris de sa beauté. Elle honore sa noble origine en cohabitant avec Dieu ; le Maître de toutes choses la chérit. »
“She [Wisdom] reaches mightily from one end of the earth to the other, and she orders all things well. And I desired to take her for my bride, and I became enamoured of her beauty. She glorifies her noble birth by living with God, and the Lord of all loves her.”
Le changement d’
illam en
eam n’étant pas, à beaucoup près, une amélioration, nous supposerons que l’apprenti de son atelier que Murillo a chargé du texte de la banderole, estimant manquer de place, a cru bon de modifier le libellé sans y attacher une importance particulière. (Mais voir
infra.)
En contemplant ce beau portrait de femme exécuté par son mari, j’étais tenté d’y lire
aussi le message « [le peintre] l’a aimée d’emblée / a eu le coup de foudre pour elle ». C’était mettre mes pas dans ceux de l’auteur de la notice du Louvre qui, de son côté, rétablit un sujet non exprimé ; par la même occasion, c’était à mon tour trahir le texte : «
Depuis l’origine Dieu l’a aimée » mais
in principio n’équivaut pas à
ab origine. Du reste, ces efforts font ressortir l’aspect convenu et artificiel de l’énoncé, au contenu disparate.
Le pendant de notre tableau, exposé à Buscot Park, comporte sur le côté gauche deux angelots tenant un phylactère sur lequel on peut lire : «
In finem dilexit eos », citation de
Jean, XIII, 1 :
Ante diem autem festum Paschæ, sciens Iesus quia uenit eius hora, ut transeat ex hoc mundo ad Patrem, cum dilexisset suos, qui erant in mundo,
in finem dilexit eos.
Πρὸ δὲ τῆς ἑορτῆς τοῦ πάσχα εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἦλθεν αὐτοῦ ἡ ὥρα ἵνα μεταϐῇ ἐκ τοῦ κόσμου τούτου πρὸς τὸν πατέρα, ἀγαπήσας τοὺς ἰδίους τοὺς ἐν τῷ κόσμῳ,
εἰς τέλος ἠγάπησεν αὐτούς.
«
Avant la fête de Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, et ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, mit le comble à son amour pour eux. » Louis Segond
On voit le balancement In principio + dilexit ~ in finem + dilexit.
NB — Je ne vois pas de raison de suivre Segond dans son interprétation ; εἰς τέλος « jusqu’à la fin, jusqu’au bout » est usuel. Deux exemples :
Θνητῶν δ’ ὄλϐιος / ἐς τέλος οὐδεὶς οὐδ’ εὐδαίμων· / οὔπω γὰρ ἔφυ τις ἄλυπος.
« Nul parmi les mortels n’est jusqu’à la fin favorisé du sort et des dieux. Personne encore n’est venu au monde pour échapper à la douleur. » (Agamemnon, dans Iphigénie en Aulide)
ὁ δὲ ὑπομείνας εἰς τέλος, οὗτος σωθήσεται : Qui autem sustinuerit in finem, hic saluus erit.
‘But he who endures to the end will be saved.’ (NT)
Rem. — L’emploi de eos dans le Triomphe de l’Eucharistie a aussi pu entraîner le remplacement d’illam par eam dans l’Apparition de la Vierge Immaculée à six personnages.
Le professeur Emilio Martínez Albesa, qui enseigne l’Histoire de l’Eglise à l’Ateneo Pontificio Regina Apostolorum de Rome, a publié dans la revue Ecclesia (XVII/4, 2003, pp. 463-490) un article intitulé La Inmaculada en la historia de la devoción cristiana. En voici trois extraits :
(p. 472) Hasta estos años [de los principios del siglo XVI], la iconografía mariana conocía sólo las representaciones de la Virgen con el Niño Jesús, las de la Virgen en determinados pasajes evangélicos o de su vida (hasta su glorificación en los cielos, incluida) y las de la Virgen orante (con los brazos hacia arriba y, generalmente, teniendo en su seno un círculo con el sol o con el Niño). A estos modelos, algunos autores suman el de la Virgen Apocalíptica, que descubren en los llamados beatos mozárabes, es decir, en los libros de la España del siglo X que copian los Comentarios al Apocalipsis del santo Beato de Liébana (del 776) intercalando ilustraciones en miniatura de los pasajes del Apocalipsis. Algunas de estas ilustraciones representan a la Mujer vestida de sol de Ap 12, 1-2. No obstante que algunos de los motivos de esta descripción serán asumidos por la iconografía de la Inmaculada, hay que advertir que la representación de la Concepción de María no parece haberse inspirado en el modelo de la Mujer vestida de sol del Apocalipsis, como veremos. […]
« Bien que certains motifs de cette description soient repris par l’iconographie de l’Immaculée, il convient de prévenir que la représentation de la conception de Marie ne semble pas s’être inspirée du modèle de la femme vêtue de soleil de l’Apocalypse, comme nous le verrons. »
(p. 473) Algunos estudiosos señalan que la creadora del modelo iconográfico que llegaría a hacerse clásico para la Virgen Inmaculada fue Sor Isabel de Villena, abadesa del Real Convento de la Trinidad. Esta religiosa escribió en 1497 una Vita Christi. En la reimpresión que se hizo de esta obra en Valencia en 1513 aparece, por primera vez que conozcamos, una ilustración de la Virgen
de pie sobre la luna, vestida de blanco con un manto azul celeste, con las manos cruzadas sobre el pecho, siendo coronada por el Padre, el Hijo y el Espíritu Santo.
No quiere decir que esta representación sea necesariamente del misterio de la Concepción Inmaculada, sino sólo que aquí aparece el modelo que se aplicará más tarde a la representación del tal misterio. […]
« Il ne faut pas dire que cette représentation est forcément celle du mystère de l’immaculée conception, mais se contenter d’indiquer que c’est là qu’apparaît le modèle qui s’appliquera plus tard à la représentation du mystère en question. »
(p. 475) Hacia 1505, el borgoñés establecido en España Felipe Bigarny (†1542) esculpió una imagen de la Virgen en madera para el desaparecido retablo de la capilla de la Universidad de Salamanca que podría representar el misterio de la Inmaculada. Esta escultura se conserva en la universidad salmantina. La Virgen aparece
de pie sobre una media luna, con las manos juntas por las palmas y los dedos apuntando hacia arriba y con el cabello descubierto cayendo sobre los hombros; lleva una sencilla corona almenada de tipo medieval sobre la cabeza.
Se trata, sin duda, de una glorificación de María utilizando el modelo que, al menos posteriormente, se reservará a la representación de la Inmaculada.
« Il s’agit, sans aucun doute, d’une glorification de Marie ayant recours au modèle qui, tout au moins par la suite, sera réservé à la représentation de l’immaculée. »
***
Comment disait déjà l’homme au nez en pied de marmite ?
« Peut-être est-ce évident pour n’importe qui, excepté pour moi ; pour moi, justement, qui ne suis pas de cet avis. »
Ἴσως παντὶ δῆλον πλὴν ἐμοί· ἐμοὶ γὰρ οὐ δοκεῖ οὕτως.
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