Gogol : superbia pediculosa
Le hasard des lectures faisant (parfois) bien les choses, à peine ai-je refermé mon dossier consacré à un cas d’étymologie populaire chez Trotsky que je trouve un « pouilleux » métaphorique chez Gogol.
Pavel Ivanovitch Tchitchikov, « Conseiller ministériel, propriétaire terrien, [voyageant] pour ses propres affaires » (« Коллежский советник Павел Иванович Чичиков, помещик, по своим надобнос-тям ») : on aura reconnu à sa carte de visite l’arnaqueur et personnage principal des Ames mortes (Похождения Чичикова, или Мертвые Души, 1842), dont le patronyme évoque en russe l’onomatopée чик : l’équivalent d’« atchoum » en français et d’“atishoo” en anglais (“Ring a ring o’ roses, / a pocketful of posies, / atishoo, atishoo, / all fall down”).
L’épisode dont on va lire un extrait se trouve dans la Première Partie, au chapitre IX, et narre des péripéties qui contribuent au trouble des esprits dans la ville de N*** et, en quelque sorte, préparent le lecteur à la chute de Tchitchikov (qui n’est pour rien dans les faits rapportés ici) :
« Другое происшествие, недавно случившееся, было следующее: казенные крестьяне сельца Вшивая-спесь, соединившись с таковыми же крестьянами сельца Боровки, Задирайлово-тож, снесли с лица земли будто бы земскую полицию в лице заседателя, какого-то Дробя-жкина, что будто земская полиция, то есть заседатель Дробяжкин, повадился уж чересчур часто ездить в их деревню, что в иных случаях стоит повальной горячки, а причина-де та, что земская полиция, имея кое-какие слабости со стороны сердечной, приглядывался на баб и деревенских девок. Наверное, впрочем, неизвестно, хотя в показаниях крестьяне вырази-лись прямо, что земская полиция был-де блудлив, как кошка, и что уже раз они его оберегали и один раз даже выгнали нагишом из какой-то избы, куда он было забрался. Конечно, зем-ская полиция достоин был наказания за сердечные слабости, но мужиков как Вшивой-спеси, так и Задирайлова-тож нельзя было также оправдать за самоуправство, если они только действительно участвовали в убиении. Но дело было темно, земскую полицию нашли на дороге, мундир или сертук на земской полиции был хуже тряпки, а уж физиогномии и распо-знать нельзя было. Дело ходило по судам и поступило наконец в палату, где было сначала наедине рассужено в таком смысле: так как неизвестно, кто из крестьян именно учас-твовал, а всех их много, Дробяжкин же человек мертвый, стало быть, ему немного в том проку, если бы даже он и выиграл дело, а мужики были еще живы, стало быть, для них весьма важно решение в их пользу; то вследствие того решено было так: что заседатель Дробяжкин был сам причиною, оказывая несправедливые притеснения мужикам Вшивой-спеси и Задирайлова-тож, а умер-де он, возвращаясь в санях, от апоплексического удара. »
Dans la traduction d’Ernest Charrière (1859) :
« Voici quel fut le second cas de sépulture hâtive ; il était tout récent : des paysans de la couronne, domiciliés dans le village de Vchivaïa-Spess, réunis à d’autres paysans du village de Borovka-Zadiraïlova, extirpèrent de la surface du sol la police locale dans la personne de l’assesseur Drobajkine, parce que ladite police, c’est-à-dire Drobajkine, avait pris pour habitude de les visiter beaucoup trop souvent, ce qui revenait pour eux à une fièvre sporadique. On savait que, de la part de la police, le vrai motif était un grand faible de cœur qui la portait à venir regarder de fort près les femmes et les filles du village. On n’arriva pas à bien savoir la vérité ; seulement les paysans dans leurs dépositions dirent crûment que la police était paillarde comme un matou, que plus d’une fois ils l’avaient avertie d’être sur ses gardes, et que la dernière fois ils l’avaient chassée, en costume très primitif, d’une chaumière où elle pouvait bien être prise pour un sauvage. Assurément, pour de pareilles habitudes, la police méritait bien de telles algarades ; mais toujours est-il que Drobajkine fut assommé à égale distance des deux villages dans les chemins, et que les habitants de Vchivaïa-Spess et ceux de Zadiraïlova sont coupables et sans excuse s’ils ont concerté et mis à exécution ce meurtre, s’ils y ont trempé d’une façon quelconque, si enfin ils se sont fait justice à eux-mêmes. On avait trouvé la police étendue en travers des ornières ; sa capote d’ordonnance était sur elle, mais en lambeaux ; la figure de la victime était entièrement méconnaissable.
Là aussi il y eut enquête ; l’instruction traîna assez longtemps, parce que les choses paraissaient bien peu claires ; l’affaire, portée à la fin au tribunal, fut jugée à huis clos et séance tenante ; on y prit en considération que les paysans étaient nombreux, bien d’accord et tous très vivants. Drobajkine était mort, et par conséquent se trouvait désintéressé ; les deux villages avaient grandement intérêt à n’être pas inquiétés davantage pour cet accident : il fut déclaré à l’unanimité qu’il n’y avait lieu à suivre, l’assesseur Drobajkine, convaincu d’avoir exercé mainte et mainte fois des vexations très blâmables envers les habitants de ces villages, étant mort tout à coup dans son traîneau d’un coup d’apoplexie, et dans un désordre qui prouvait des habitudes peu convenables à un magistrat. »
Dans la traduction d’Henri Mongault (1949) :
« D’autre part, les paysans de Vanité-Miteuse, bourg relevant de la couronne, unis à ceux du bourg de Borovki, alias Cherche-Noise, avaient récemment mis à mal la police rurale, en la personne de l’assesseur Drobiajkine, trop empressé à leur rendre ses devoirs. Ces sortes de visites exercent parfois plus de ravages qu’une épidémie de fièvre chaude ; et l’assesseur, affirmaient les moujiks, en voulait surtout à leurs femmes et à leurs filles. Au fond on n’en savait rien, bien qu’ils prétendissent, dans leurs dépositions, avoir donné au gaillard plus d’un avertissement, et l’avoir même une fois chassé, dans le costume d’Adam, d’une izba où le vilain matou s’était faufilé. Si les faiblesses de cœur du policier méritaient bonne justice, les manants étaient inexcusables de l’avoir exercée eux-mêmes, en admettant leur participation à l’assassinat. Mais l’affaire était embrouillée : on avait trouvé le cadavre sur la grande route, les vêtements en lambeaux, les traits méconnaissables. D’instance en instance, l’affaire fut évoquée devant le tribunal du chef-lieu, qui la mit en délibéré. Le grand nombre des paysans ne permettait pas de discerner les coupables, au reste ces braves gens, encore vivants, avaient intérêt à gagner leur procès dont l’issue, au contraire, importait peu à défunt Dobriajkine. Le tribunal décida donc que l’assesseur Dobriajkine, coupable d’abus de pouvoir, envers les paysans de Cherche-Noise et de Vanité-Miteuse, avait succombé dans son traineau à une attaque d’apoplexie. »
E. Charrière se contente de transcrire les noms de deux villages (en effaçant au passage
–тож pourtant présent à chaque occurrence, qui montre que Borovka est censé être le nom véritable et « Zadiraïlova » le surnom) ; H. Mongault donne les clefs de lecture et permet d’apprécier l’oxymore спесь « morgue, orgueil, superbe, arrogance » associé à
« pouilleux », adjectif auquel (pour des raisons qui tiennent de l’euphémisme ?) il a préféré « miteux ».
La traduction mise en ligne par le Project Gutenberg et due à un certain D. J. Hogarth, sans autre précision, ne comporte pas ce passage. (L’épitaphe de Gogol est donnée comme étant “I shall laugh my bitter laugh” ; je présume qu’il doit s’agir d’une façon de rendre « Πικρῷ λόγῳ μου γελάσομαι » Jérémie, XX, VIII.)
Comme il ne m’a pas été possible de consulter la version d’Anne Coldefy-Faucard (2005, au Cherche-Midi, avec illustrations de Chagall), je ne saurais dire quel sort l’excellente spécialiste a réservé à cette partie de l’ouvrage (à supposer qu’elle y figure, ce qui dépend du texte suivi).
Libellés : Ames mortes, Gogol