L’anecdote montrant Arria, épouse romaine emblématique, aidant son mari à se suicider s’apprend d’abord chez Pline le Jeune (Ep. III, 16), puis, en renforcement, chez Mon-taigne (II, xxxv, De trois bonnes femmes : « Il n’en est pas à douzaines, comme chacun sçait… », écrit-il en incipit, pour mettre de l’ambiance), qui cite d’ailleurs un très beau quatrain de Martial (I, xiii) sur le sujet.
Le nom complet du mari était A. [Aulus] Cæcina Pætus : c’est la dernière partie — le surnom (cognomen) — qui nous intéresse, car Arria l’emploie pour s’adresser à lui dans la formule célèbre Pæte, non dolet « Paetus, cela ne fait pas mal » et comme la citation traîne partout, on s’aperçoit que Pæte subit une déformation curieuse et fréquente (ne pas perdre de vue que les internautes ont la latitude de puiser dans des ressources du XIXe siècle tombées dans le domaine public, passées à la moulinette de la reconnaissance optique de caractères ou OCR — Optical Character Recognition —, sans travail éditorial sérieux).
La graphie Pætus est assurée :
1o) l’adjectif pætus « qui regarde de côté, qui louche un peu [pæta était une épithète de Vénus ; allusion à des coups d’œil furtifs, à des regards coulés tendrement] » (Gaffiot, 1934, qui écrit Pétus Cæcina, au prix d’une incohérence graphique) ; “having leering eyes, with a cast in the eyes, blinking or winking with the eyes, blinkeyed; esp. as an epithet of Venus, prettily leering, with a pretty cast in her eyes, prettily blinking: paetus, μυὼψ τοῖς ὄμμασιν, Gloss. Philox.” (Lewis & Short), où μυώψ « qui cligne les yeux pour mieux voir,
myope » (Bailly) — Incidemment, on constate des divergences entre Liddell-Scott-Jones et Bailly sur des questions d’accentuation, celui-ci distinguant μύωψ « taon » et μυώψ
« qui cligne les yeux pour mieux voir », celui-là ne connaissant que μύωψ dans toutes les acceptions.
2o) le témoignage du grec, dans l’épisode rapporté par Dion Cassius (LX, 16) [historien qu’une notice du musée du Louvre, consacrée au groupe statuaire Arria et Paetus de la cour Marly, met au nombre des auteurs latins]:
« Ἰδού, Παῖτε, οὐκ ἀλγῶ » (Tiens/Vois, Paetus, je n’ai pas mal).
Peut-être la déformation constatée sur Paetus résulte-t-elle d’une hypercorrection ou est-elle due au recours à une ligature, « æ » (U+00E6), parfois difficile à distinguer, dans certaines fontes et surtout en italiques, d’une autre ligature : « œ » (U+0153). Si le lecteur λ lisait ou croyait lire Pœte, il écrivait à son tour Poete.
En voici deux cas patents. Le latin cēterī « tous ceux qui restent, tous les autres », masculin, a une forme correspondante au neutre, cētera ; à côté de et cetera (notre
« etc. »), apparaissent successivement une graphie (hypercorrecte ?) et caetera / et cætera, puis et coetera / et cœtera.
« — Et coetera punctum ! fit Mistigris en contrefaisant la voix de jeune coq enroué qui rendait le discours d’Oscar encore plus ridicule, car le pauvre enfant se trouvait dans la période où la barbe pousse, où la voix prend son caractère. » Balzac, Un début dans la vie (édition Furne, p. 476; Furne donne constamment oe pour ae).
Bien mieux:
« ET COETERA. Locution empruntée du latin. Et le reste. Il s’emploie quand on charge le lecteur de compléter lui-même une énumération ou une phrase inachevée. On l’abrège en Etc. Il y a dans son laboratoire toutes sortes d’ustensiles, des fourneaux, des cornues, des creusets, etc. Vous savez le proverbe : Quand chacun fait son métier, etc.
Substantivement, Le reste de la phrase n’est exprimé que par un et coetera. Mettre trois et coetera de suite. »
Dictionnaire de l’Académie française, 8e édition (1932-5), t.I, p. 496
Autre cas : le latin fētus, -ūs (apparenté à fēcundus) « grossesse, portée, action de mettre bas ; et par métonymie « petit (d’un animal) » par opposition à partus » (Ernout-Meillet) [un dérivé non-littéraire *fētōnem est à l’origine de notre « faon »] s’écrit en latin tardif foetus / fœtus. Nous en sommes toujours là ; comme de juste, la prononciation est [fẹtys] (avec U+1EB9) et non [føtys] (avec U+00F8).
Les considérations qui précèdent peuvent aider à goûter l’extrait que voici :
Il faut n’avoir ignoré aucun des excellents malheurs du jeune âge, il faut avoir grimpé sur toutes les Chimères aux doubles ailes blanches qui offrent leur croupe féminine à de brûlantes imaginations, pour comprendre le supplice auquel Gaston de Nueil fut en proie quand il supposa son premier ultimatum entre les mains de madame de Beauséant. Il voyait la vicomtesse froide, rieuse et plaisantant de l’amour comme les êtres qui n’y croient plus. Il aurait voulu reprendre sa lettre, il la trouvait absurde, il lui venait dans l’esprit mille et une idées infiniment meilleures, ou qui eussent été plus touchantes que ses froides phrases, ses maudites phrases alambiquées, sophistiques, prétentieuses, mais heureusement assez mal ponctuées et fort bien écrites de travers. Il essayait de ne pas penser, de ne pas sentir ; mais il pensait, il sentait et souffrait. S’il avait eu trente ans, il se serait enivré ; mais ce jeune homme encore naïf ne connaissait ni les ressources de l’opium, ni les expédients de l’extrême civilisation. Il n’avait pas là, près de lui, un de ces bons amis de Paris, qui savent si bien vous dire : — Poète, non dolet ! en vous tendant une bouteille de vin de Champagne, ou vous entraînent à une orgie pour vous adoucir les douleurs de l’incertitude. Excellents amis, toujours ruinés lorsque vous êtes riche, toujours aux Eaux quand vous les cherchez, ayant toujours perdu leur dernier louis au jeu quand vous leur en demandez un, mais ayant toujours un mauvais cheval à vous vendre ; au demeurant, les meilleurs enfants de la terre, et toujours prêts à s’embarquer avec vous pour descendre une de ces pentes rapides sur lesquelles se dépensent le temps, l’âme et la vie !
Balzac, La Femme abandonnée
Voici maintenant un exemple de détournement de la citation de Pline, moins souriant que le « péter ne fait pas mal » de Marcel Pagnol ou l’inadvertance du site insecula.com :
« Poetus, ne souffre pas ».
Deux mois après la diffusion du prospectus publicitaire de l’Encyclopédie, Diderot voit son entreprise attaquée dans le Journal de Trévoux (appellation usuelle des Mémoires pour l’Histoire des Sciences et des Beaux-Arts, 1701-1767) par Guillaume François Berthier, SJ [1704-1782], directeur de la publication pendant 17 ans (voir la Relation de la maladie, de la confession, de la mort, et de l’apparition du jésuite Berthier, de Voltaire, publiée en 1759). Dans sa 1ère lettre à son détracteur, Diderot met en épigraphe Paete, non dolet (vu la situation : « cela ne me fait ni chaud, ni froid ») et, devant la réaction du destinataire, lui adresse une seconde missive :
Perge, sequar. Ænéïd.
Je doute, mon R.P., par le trouble qui règne au commencement de votre réponse si je suis heureux ou malheureux en épigraphes : j’avais simplement voulu vous annoncer que ma lettre ne vous ferait point de mal ; & j’ai bien peur de m’être trompé : vous parlez de santé, comme si mes compliments vous donnaient la fièvre : du reste, quand je voudrais bien vous regarder comme un bon seigneur romain, je n’en serais pas plus disposé à jouer avec vous le rôle de la dame Arria. […]
La nouvelle citation (IV, 114), étant donné les relations entre les correspondants, a l’allure d’un défi :
« Continue, je te suivrai. »
Avec des exemples aussi réussis, on en vient à être surpris que l’emploi métaphorique de « détournement » ne soit pas attesté avant le début du XXe siècle (« Cette sorte de détournement prolétarien de la révolution bourgeoise » Jaurès, Et. soc., 1901, p. xxi ; cité par le Trésor de la Langue Française informatisé).
Remarque:
Balzac, La Comédie humaine, nrf/Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t.II (1976), édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex
t.II, p. 488 La Femme abandonnée : PÆTE, NON DOLET!
note (Madeleine Ambrière-Fargeaud) p. 1404 : « les éditions donnent par erreur Poete au lieu de Paete. »
Libellés : Arria, Caecina Paetus, Cæcina Pætus, Montaigne, Paete non dolet, Pline