31 décembre 2006

Hérodote et la femme à barbe

Hérodote, Histoires, I, CLXXV :


Ἦσαν δὲ Πηδασέες οἰκέοντες ὑπὲρ Ἁλικαρνησσοῦ μεσόγαιαν· τοῖσι ὅκως τι μέλλοι ἀνεπιτήδεον ἔσεσθαι, αὐτοῖσί τε καὶ τοῖσι περιοίκοισι, ἡ ἱρείη τῆς Ἀθηναίης πώγωνα μέγαν ἴσχει. Tρὶς σφι τοῦτο ἐγένετο. Oὗτοι τῶν περὶ Καρίην ἀνδρῶν μοῦνοί τε ἀντέσχον χρόνον Ἁρπάγῳ καὶ πρήγματα παρέσχον πλεῖστα, ὄρος τειχίσαντες τῷ οὔνομα ἐστὶ Λίδη.

« Les Pédasiens habitent le milieu des terres au-dessus d’Halicarnasse. Toutes les fois que ces peuples et que leurs voisins sont menacés de quelque malheur, une longue barbe [πώγων] pousse à la prêtresse [ionien ἱρείη, attique ἱέρεια] d’Athéna. Ce prodige est arrivé trois fois. Les Pédasiens furent les seuls peuples de Carie qui résistèrent longtemps à Harpage [général mède, VIe siècle av. J.-C.], et qui lui causèrent beaucoup d’embarras, en fortifiant la montagne de Lida. »
(d’après Pierre-Henri Larcher, 1842)

There were Pedaseans dwelling inland above Halicarnassus; when any misfortune was approaching them or their neighbours, the priestess of Athena grew a long beard. This had happened to them thrice. These were the only men near Caria who held out for long against Harpagus, and they gave him the most trouble; they fortified a hill called Lide.” (A. D. Godley)


Ce passage est cité par Strabon, et Hérodote décrit une seconde fois le même prodige, à peu près dans les mêmes termes, en VIII, CIV (où il s’agit peut-être d’une interpolation).
L’antique Pédasa/Πήδασα (auj. Gökçeler) se trouve en Turquie, au nord d’Halicarnasse (auj. Bodrum).

Hérodote était né à Halicarnasse.


À l’année prochaine. Meilleurs vœux à tous.


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22 décembre 2006

Tristram Shandy :
Hafen Slawkenbergius (II)

Sterne ayant pris soin de proposer au lecteur un texte latin de son cru
et sa « traduction » en vis-à-vis (procédé dont il n’use nulle part ailleurs),
je me propose d’examiner certains aspects du diptyque.

Il est assez facile de dater le Conte (qui commence fin août) :
« Strasbourg : 30 septembre 1681 — Politique des réunions. Strasbourg, ville libre d’Empire, est annexée. Sans s’embarrasser de prétexte juridique, Louis XIV envoie Louvois et 30 000 hommes cerner la ville qui ne peut que capituler et reconnaître la souveraineté du roi de France, en échange du maintien de nombreux privilèges, notamment en matière religieuse, avec le libre exercice de la religion luthérienne. »
Journal de la France et des Français,
Gallimard, Quarto (2001), p. 854

Cela étant, les anachronismes intentionnels et les incohérences farfelues forment un beau désordre.



Voici cinq remarques de vocabulaire.

Mantica : ‘cloak-bag’
« Bissac, servant soit aux piétons, soit aux cavaliers. Il était formé de deux sacs joints l’un à l’autre par une courroie. Quand c’étaient des voyageurs à pied qui le portaient, on le jetait sur l’épaule de manière que l’un des sacs pendît par devant et l’autre par derrière. A cheval, on le plaçait derrière le cavalier, en travers des reins de l’animal. » (adapté d’Anthony Rich, Dictionnaire des Antiquités romaines et grecques, 3e éd., 1883.)
Même s’il s’agit ici d’un cavalier (sa monture est un mulet, non une mule : mulus pour le latin, et ‘the mule took his master’s word for it’ pour l’anglais), le terme latin évoque les deux sacs dont — selon Esope (Πῆραι δύο ; le latin a emprunté pēra) et Babrius — Promé-thée nous a gratifiés, la poche de devant contenant les travers d’autrui, celle de derrière les nôtres, que nous ne voyons pas (la paille et la poutre). Cf. La Fontaine, I, VII : La Besace, Erasme, Adagia, I, VI, 90 : Non uidemus manticæ, quod in tergo est [= citation tirée de Catulle], sans oublier le parti que Rabelais tire de l’apologue dans Pantagruel, XV (édition de Mireille Huchon, p. 271).

Acinaces : ‘short scymetar’
L’arme en question (ἀκινάκης) n’a pas grand-chose à voir avec un cimeterre (vague exo-tisme) : il fallait une arme blanche, nue, et courte pour ne pas atténuer l’effet « flamberge au vent » du nez.

Pileus : ‘cap’
Le pileus était, chez les Romains, le symbole de la liberté.
Détail curieux : le terme a, par analogie, désigné la « coiffe » (poche amniotique ou poche des eaux), caput galeatum, du nouveau-né, ‘caul’ comme le savent bien les lecteurs de David Copperfield.
Quand la poche des eaux ne s’est pas rompue durant le travail ou l’expulsion, le nouveau-né peut venir au monde avec les membranes intactes. On appelle cela être né coiffé. Cf. dans l’Historia Augusta, la Vita Diadumeni Antonini, d’Ælius Lampridius et, encore de nos jours, les appellations „die Glückshaube“ et „der Glückshelm“ en allemand et „het Helmvlies” en néerlandais.

Vagina : ‘scabbard’
L’équivalence est stricte : c’est le mot juste ; cf. Jean, XVIII, 11 Eἶπεν οὖν / ὁ ᾽Ιησοῦς τῷ Πέτρῳ, Βάλε τὴν μάχαιραν εἰς τὴν θήκην· / τὸ ποτήριον ὃ δέδωκέν μοι ὁ πατὴρ οὐ μὴ πίω αὐτό; « Dixit ergo Iesus Petro mitte gladium in uaginam / calicem quem dedit mihi Pater non bibam illum ? » Jésus dit alors à Pierre [qui, d’un coup d’épée, vient de trancher l’oreille droite de Malchus] Rengaine ton épée, ne boirai-je pas la coupe que mon Père m’a donnée ?
Mais les acceptions anatomique et métaphorique (« il ne trouvera pas chaussure à son pied dans tout Strasbourg ») l’emportent sur le sens propre.
(Vagīna est l’étymon de « gaine » et de « vanille »,
tout comme pēnis est celui de « pinceau » et de ‘pencil’, ‘penicillin’.)

Rem penitus explorabo : ‘I’ll know the bottom of it’
Pĕnĭtŭs (adv., « tout au fond ; à fond »), apparenté aux Pénates et à pĕnĕtrāre, est sans aucun lien réel avec pēnis ; la ressemblance suffit :
c’est un calembour, renforcé par ‘bottom’ et la fin de l’énoncé.

Il ne suffit pas d’en rester là. Certaines différences entre les deux versions méritent d’être esquissées.

Pour l’essentiel, les transformations et les ajouts se trouvent dans la partie en anglais (c’est d’ailleurs un des arguments qui font pencher la balance en faveur d’une traduc-tion/adaptation de l’anglais vers le latin, en dépit des apparences).
At the close of a very sultry day’, ‘a small cloak-bag’, ‘black ribbon’, ‘Benedicity !’ ne corres-pondent à rien en latin, ce qui, dans ce dernier cas, est un comble.
Nihil æstimo est moins précis que ‘’Tis not worth a single stiver’, tandis que Nequaquam « en aucune manière, nullement » ne laisse pas présager ‘’Tis a pudding’s end’, de même que rien en latin n’annonce ‘in a saint-like position’.
Curieuse asymétrie (trace d’un remaniement partiel ?) entre nequaquam, ait ille respiciens, non necesse est ut res isthæc dilucidata foret et ‘No! said he, looking up, I am not such a debtor to the world—slandered and disappointed as I have been—as to give it that conviction’. — Respiciens, par exemple, signifie « regardant derrière lui, en arrière » (Eurydicenque suam iam tuto respicit Orpheus, Ovide, Métamorphoses, XI, 60), et non pas « regardant vers le haut, les yeux au ciel ».
Lento gradu est étoffé et devient ‘as slowly as one foot of the mule could follow another’ tandis que hoc iumentum est rendu par ‘this faithful slave of mine’.
Thank Heaven’ ne répond à rien en latin et ‘By saint Radagunda’ est censé restituer Per sanctos sanctasque omnes (et, donc, sainte Radegonde est du nombre…).
Di boni n’a pas d’écho en anglais ; Prout christianus sum « Aussi vrai que je suis chrétien » infléchi en ‘As I am a true catholic’, dans un chapitre qui est aussi la satire des querelles byzantines des Guerres de religion.
Une pause en latin est développée en indication scénique : ‘Here the stranger suspending his voice, looked up’.
Mehercule ! se dissimule sous l’euphémisme (?) ‘By dunder !

Remarque — Toutes les éditions qu’il m’a été donné de consulter s’accordent à donner tel quel le texte suivant :
Prout christianus sum, inquit miles, nasus ille, ni sexties maior fit, meo esset conformis.”
A ma connaissance, le latin sexties (avec -t- médian) n’existe pas ; étant donné la série :
semel bis ter quater quinquies sexies septies octies nouies decies
(avec variante -iens pour les six derniers adverbes cités),
il peut s’agir soit d’une coquille, soit d’une forme analogique de septie(n)s, octie(n)s aux-quels il faut ajouter quoties et toties (voir les indulgences toties quoties « à chaque fois que cela est nécessaire, comme de besoin ») mais dont je n’ai trouvé d’occurrence nulle part ailleurs.

Exemple classique de sexie(n)s, chez Tite-Live : l’orateur reproche à l’assemblée de crain-dre « hostem sexiens uictum », un ennemi vaincu à six reprises.

Exemple post-classique, dans 2 Rois, XIII, 19 :
Kαὶ ἐλυπήθη ἐπ᾿ αὐτῷ ὁ ἄνθρωπος τοῦ Θεοῦ καὶ εἶπεν· εἰ ἐπάταξας πεντάκις ἢ ἑξάκις, τότε ἂν ἐπάταξας τὴν Συρίαν ἕως συντελείας· καὶ νῦν τρὶς πατάξεις τὴν Συρίαν.
Iratus est contra eum uir Dei et ait si percussisses quinquies aut sexies siue septies percussisses Syriam usque ad consummationem nunc autem tribus uicibus percuties eam
“And the man of God was angry with him, and said: If thou hadst smitten five or six or seven times, thou hadst smitten Syria even to utter destruction: but now three times shalt thou smite it.”


La suite au prochain numéro !

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18 décembre 2006

De Chrétien de Troyes à Malory : analyse d’une différence

Sir Thomas Malory, Le Morte Darthur, IV, 25 (Janet Cowen, Penguin Classics, 1986, vol. I, p. 162, d’après Caxton, 1485 = version la plus récente):
So Sir Marhaus dwelled with the earl nigh half a year, for he was sore bruised with the giant, and at the last he took his leave. And as he rode by the way, he met with Sir Gawain and Sir Uwain, and so by adventure he met with four knights of Arthur’s court, the first was Sir Sagramore le Desirous, Sir Ozana, Sir Dodinas le Savage, and Sir Felot of Listinoise; and there Sir Marhaus with one spear smote down these four knights, and hurt them sore. So he departed to meet at his day aforeset.”
« M. demeura donc près de six mois chez le comte [Fergus] car il avait été roué de coups par le géant, et il finit par prendre congé. Et alors qu’il suivait son chemin à cheval, il croisa G. et U., puis par hasard rencontra quatre chevaliers de la cour du roi Arthur […] ; et là, M. armé d’un seul épieu désarçonna ces quatre chevaliers et les battit comme plâtre. Puis il s’éloigna pour se trouver à son rendez-vous à la date fixée. »

Le passage correspondant chez Eugène Vinaver, OUP, 1971, p. 107, d’après le manuscrit de la Fellows’ Library de Winchester College (= version la plus ancienne):

So sir Marhaute dwellid with the erle nye half a yere, for he was sore brused with the gyaunte. So at the laste he toke his leve, and as he rode by the way with hys damesel he mette with sir Gawayne and wyth sir Uwayne. So by adventure he mette with four knyghtes of Arthurs courte: the fyrst was sir Sagramour le Desyrus, sir Ozanna le Cure Hardy, sir Dodynas le Saveage, and sir Felotte of Lystynoyse; and there sir Marhaute with one spere smote downe these four knyghtes and hurte them sore. And so departed to mete at his day.”

On remarque dans “with the giant” l’emploi de ‘with’ introduisant un complément d’agent ; cf. :
Chaucer, Canterbury Tales : The Knight’s Tale, v. 2018
The hunte strangled with the wilde beres
« le chasseur tué par les ours sauvages »
et Shakespeare, Measure for Measure, II, II
If so your heart were touch’d with that remorse”.


La comparaison montre l’effacement, dans la version récente, d’un épisode dont “with hys damesel” (“of thirty wyntir of age, wyth a cerclet of golde aboute her hede” : nous dirions
« trente printemps ») est la trace dans ce paragraphe.

Derrière les noms cités transparaissent : (le) Morholt, Gauvain, Yvain, Osenain le (Cœur) Hardi et Dodinials li Salvages, qui n’appellent pas d’observation particulière.
Il n’en est pas de même pour l’épithète accolée à Sagramore. “Desirous” est elliptique pour “desirous in arms” « impatient [de se battre] » : “in armes desirous” chez Chaucer (The Squire’s Tale, v. 24) et chez Malory “full desirous in arms” (IV, 4 et XIX, 13).

Peut-être à la suite d’une erreur d’interprétation de la part de l’adaptateur anglais,
Sagramore n’est pas la copie conforme
de l’original français.

Le passage le plus clair, celui où Chrétien de Troyes explique le surnom du personnage, se trouve dans Le Conte du Graal/Le Roman de Perceval, vv. 4194-4199 (Félix Lecoy) :

Ençois que li rois s’esvellast,
qui ancor gisoit an son tré,
ont li escuier ancontré
devant le pavellon le roi
Sagremor, qui par son
desroi
estoit Desreez apelez.

« Avant que le roi [Arthur] ne s’éveille — il était encore couché sous sa tente — les écuyers ont rencontré devant le pavillon du roi Sagremor, qu’en raison de ses accès de fureur on appelait le furieux. »

Les quelques remarques linguistiques qui peuvent être utiles doivent être précédées d’une analyse pertinente et fine, trouvée sous la plume de Sophie Albert, de l’Université du Mirail-Toulouse II (voir références du texte à la fin du présent billet) :

Figures de la démesure : Keu, Sagremor

Par ses propos injurieux et sa brutalité, le sénéchal manifeste une certaine démesure qui est à plusieurs reprises qualifiée de folie. Son occupation favorite consistant à ironiser sur les autres ou à les railler méchamment, le qualificatif portera sur l’organe du langage : dans Le Conte du Graal, le fou (v. 1213), puis le roi (v. 2822) accuseront « sa langue fole et vilaine ». L’expression se retrouve, par exemple, dans la bouche d’Arthur chez Gerbert de Montreuil : le roi reproche à Keu sa « fole langue » et son « desrois » (v. 1318).

Le « desrois » – emportement excessif – est habituellement associé, non pas au sénéchal, mais à Sagremor, « qui par son desroi/ Estoit Desreez apelez ». L’annominatio souligne assez l’importance et le sens du surnom, motivé par un trait de caractère du chevalier. Si le
« desrois » n’implique rien d’autre qu’une fureur désordonnée, distincte de la démence, Sagremor a néanmoins été perçu dès le XIIIe siècle comme une figure possible de la folie. Michel Pastoureau a notamment montré que ce personnage a été doté très tôt d’armoiries symbolisant le dérèglement, voire la déraison. Dès les années 1215-1220, et jusqu’au XVe siècle, il se voit attribuer un écu « gironné d’or et de sinople ». La partition gironnée, très rare dans les armoiries littéraires, ne se rencontre que sur les écus de Sagremor et de Baniers le Forcené, dont le surnom évoque clairement la folie. C’est la superposition d’une division en croix et d’une division en sautoir. L’écu est donc divisé en huit parties ; sa composition tient du divers et du bigarré, connotés péjorativement dans l’imaginaire médiéval. D’autre part, la combinaison de l’or et du sinople, entendons du jaune et du vert, se retrouve à partir du XIVe siècle sur les costumes des fous du roi et des bouffons. Les couleurs y sont disposées en losanges ou en échiquier, c’est-à-dire agencées en petites unités distinctes. Par les couleurs et la composition de ses armoiries, Sagremor se rattache par conséquent à l’imaginaire médiéval de la folie. Par son surnom, il apparaît d’emblée comme un chevalier empreint de démesure.


(N.B. — Keu, le sénéchal, s’appelle Kay chez Malory.)

Arroi (d’où l’anglais ‘array’), conroi (cf. « corroyer »), desroi : seuls diffèrent les préfixes, le simple étant hérité d’un latin populaire *rētu, introduit par les mercenaires germaniques (en l’occurrence gots) servant dans l’armée romaine, à partir d’un gotique
*rēþs « conseil ; décision ; moyen, provision » — qui s’écrit avec -þ- (U+00FE) : *rēps est erroné. Parmi les termes apparentés, on peut citer l’allemand Rat « conseil ; moyen » (se retrouve dans le prénom Raoul, de *rād-wulf-), l’anglais ready (la source en vieil-anglais, rǣde, se retrouve dans le prénom Alfred).
L’ancien-français a aussi connu la série verbale correspondante : arreer, conreer et desreer ; desreés est un participe passé adjectivé.
Le seul élément de la série encore usuel en français moderne, désarroi, est une forme négativée d’arroi, tout comme ‘disarray’ par rapport à ‘array’.

L’histoire déjà embrouillée de cette famille de mots en français est encore compliquée par une collision homonymique avec des termes issus d’un gaulois *rīca « sillon » (d’où raie), si bien qu’il y a eu deux verbes desreer. Cela peut aider à comprendre pourquoi desroi implique un écart par rapport à une norme : cette composante, essentielle au personnage de Sagremore le Desreés, n’apparaît plus chez Sagramore le Desirous.

Article cité :
Sophie Albert : « Perceval et les figures de la folie »
complément au n°9 (mai 2005)
de L’École des lettres second cycle — édition bleue
http://www.ecoledeslettres.fr/pdf/perceval.pdf



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12 décembre 2006

Erasme : « Eloge de la Sottise »

S’inspirant du titre de l’opuscule de Lucien de Samosate, « Eloge de la mouche » (Μυίας ἐγκώμιον : [Muias egkômion] en translittération), Erasme écrit (pour le citer sous la forme que la tradition a — hélas ! — imposée) l’Eloge de la folie :
Mωρίας ἐγκώμιον [Môrias egkômion] siue Laus Stultitiæ,
dédié à Thomas More.


Dans ce libellé, rien n’évoque la « folie ».

Il faut examiner successivement le titre (grec), puis le sous-titre (latin).

Ἐγκώμιον [egkômion] est pris dans l’acception dérivée (et usuelle) de « louange,
éloge » (ἔπαινος).
Mωρία [Môria] se lit à deux niveaux: c’est d’abord la qualité du dédicataire, Thomas More, comme le montre le dernier membre de phrase de la préface : « Moriam tuam gnauiter defende » (défends avec ardeur ce qui fait que tu es Thomas More) ; ensuite, pour l’ensemble du texte, c’est le fait d’être μῶρος [μωρός en dehors de l’attique] « sot, bête (etc.) », et non « insensé, dément, fou » (ἄφρων, μανικός, etc.).

Avec le sous-titre, l’hésitation n’est plus de mise : Laus Stultitiæ. Le 1er élément signifie
« louange, éloge » et le second, abstrait de stultus, « sot, bête (etc.) », et non « insensé, dément, fou » (dēmens, āmens, fŭrens).

L’ouvrage d’Erasme est l’éloge (paradoxal, ironique) de la sottise et le monologue que nous lisons est attribué à la Sottise incarnée : elle-même se sert de dēmentia quand elle veut parler de « folie ».

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10 décembre 2006

Tristram Shandy :
Hafen Slawkenbergius (I)

Slawkenbergius, prénommé Hafen, est mentionné 65 fois (en laissant de côté le titre Slawkenbergii Fabella) dans Tristram Shandy (1ère occurrence : à la fin de t. II, vol. III, chap. XXXV).

La plupart des commentateurs y voient les mots allemands Hafen « vase de nuit, pot de chambre, jules » et Schlackenberg « terril, crassier » (où Berg = « montagne » et Schlacke
« scorie, crasse », apparenté à l’anglais ‘slag’).

Mais j’ai retrouvé trace d’une observation de Sidney Gottlieb (Cahiers Élisabéthains, no 30, octobre 1986, pp. 79-80) : il est possible que Sterne se souvienne d’un toponyme, Schlauchberga, emprunté à la satire de Joseph Hall Mundus Alter et Idem (1605 ou 1607).
Titre complet de l’ouvrage : Mundus alter et idem sive Terra Australis ante hac semper incognita longis itineribus peregrini Academici nuperrime lustrata, imprimé à Londres par Humphrey Lownes, publié censément à Francfort/Frankfurt am Main, apud hæredes Ascanij de Rinialme (chez les héritiers d’Ascagne de Rinialme).
L’auteur : Mercurius Britannicus, pseudonyme derrière lequel se cachait — on le sait depuis 1674 — l’évêque anglican et écrivain Joseph Hall (1574-1656).
Mundus Alter et Idem, utopie qui passe pour avoir inspiré Swift, a été traduit en anglais dès 1608 par John Healey (The Discovery of a New World or A Description of the South Indies); une nouvelle traduction, due à John Millar Wands, est parue en 1984 sous le titre Another World and Yet the Same.
Explorant un pays baptisé Yvronia, altera Crapuliæ provincia (soit à peu près « Ivrognie », deuxième province de « Crapulie », pays des excès de boisson, « crapule » venant du lat. crāpŭla « indigestion de vin [mal de tête, nausées], ivresse » (Gaffiot), adaptation de κραιπάλη « lourdeur de tête produite par l’ivresse », drunken headache), le voyageur/ narrateur entame au chap. VII Pyrænia vel Zythænia, & peregrinatio ad sacrum utrem un voyage/pèlerinage pour se rendre à Schlauchberga « sacer uter, l’outre sacrée » (mais le latin disait l’outre sacré, le français de même jusqu’au xviie siècle).

Chemin faisant, le lecteur note des noms tels que

  • Methium lacum « le lac d’hydromel » (cf. l’anglais ‘mead’, all. Met ; μέθυ « vin pur », d’où améthyste, sanskrit mádhu- « miel, boisson spiritueuse », russe Мёд « miel, hydromel », etc.),
  • Uscebatius où l’on reconnaît le gaélique d’Ecosse uisge bheatha ou le vieil-irlandais uisce beatha « eau-de-vie », point de départ de l’anglais usquebaugh (XVIe siècle), devenu whisky et whiskey,
  • ou encore Œnotria [Œnōtrĭa, Οἰνωτρία, entre Paestum et Tarente], qui a pour seul mérite de contenir le nom du vin, cf. œnologie.

La cible de la satire de Hall dans ce passage étant sans conteste celui qui s’adonne à la boisson, et compte tenu de l’allemand latinisé Schlauchberga glosé par uter, il semble préférable d’écarter l’explication du nom de Slawkenbergius par die Schlacke « scorie, crasse » au profit de der Schlauch « tuyau ; outre », du reste plus satisfaisante du point de vue de la correspondance phonétique ; le rapport avec der Hafen « pot de chambre » pour rendre compte du prénom est aussi plus simple.


Remarque — Selon Wikipédia (à l’article « whisky »), le gaélique uisce beatha signifierait
« eau de feu » ; il n’en est rien : il s’agit de la traduction du latin médiéval aqua uitæ et bethad est le génitif de bethu « vie ».
« Eau-de-feu » est un calque (canadien ?) de l’américain ‘firewater’ (attesté depuis 1817), cf. Alexandre Dumas, Le Capitaine Pamphile (1840), 1ère occurrence : chap. XII « quand j’ai eu beaucoup de peaux, j’ai été à la ville, et j’en ai échangé la moitié contre de l’eau-de-feu, et l’autre moitié contre cette montre

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06 décembre 2006

Chrétien de Troyes :
Une table lee d’ivoire

Voici un extrait du Conte du Graal ou Roman de Perceval, de Chrétien de Troyes, édition et traduction de Charles Méla (« Le Livre de Poche » no4525, coll. Lettres gothiques, 1990, p. 240), vv. 3192-3214 :



Et li sire as vallez commande
L’eve doner et napes traire.
Et cil lo font quo durent faire
Et qui acostumé l’avoient.
Li sire et li vallez lavoient
Lor mains d’eve chaude tempree,
Et dui vallez ont aportee
Une table lee d’ivoire.
Ensin con tesmoigne l’estoire
Qu’ele estoit tote d’une piece.
Et devant lor seignor grant piece
Et devant lo vallet tinrent
Tant que dui autre vallet vinrent
Qui aporterent deux eschaces.
Li fus an ot deus bones graces
Don les eschaces faites furent,
Que les pieces toz jorz en durent.
Don furent eles d’ebenus,
D’un fust a coi ja ne bet nus
Que il porrise ne qu’il arde,
De ces .II. choses n’a il garde.
Sus les eschaces fu assise
La table, et la nape
[sus] mise.



« Le seigneur [le Roi Pêcheur] commande aux jeunes gens d’apporter l’eau et de sortir les nappes, et ceux qui devaient le faire le font comme ils en avaient l’habitude. Comme le seigneur et le jeune homme [Perceval] se lavaient les mains à l’eau convenablement chauffée, deux jeunes gens ont apporté une grande table d’ivoire, qui, au témoignage de cette histoire, était toute d’une pièce. Ils la tinrent un bon moment devant leur seigneur et le jeune homme, jusqu’à l’arrivée de deux autres jeunes gens, qui apportaient deux tréteaux. Le bois dont étaient faits les tréteaux avait deux bonnes vertus, car leurs pièces sont impérissables : elles étaient en ébène, un bois dont personne n’a à craindre qu’il pourrisse ou qu’il brûle. De ces deux choses il n’a garde ! Sur les tréteaux fut installée la table, et la nappe, par-dessus mise.»

Si, comme il y a tout lieu de le croire, eschaces (vv. 3205 et 3213) désigne des tréteaux, pourquoi voudrait-on poser une table, fût-elle d’ivoire, sur deux tréteaux (dans une scène d’où tout élément de comique volontaire est banni), table que de surcroît on a dû tenir
« un bon moment » (grant piece), parce qu’apparemment il était impossible de la poser ?

Le latin tăbŭla voulait dire « planche » (c’est toujours le cas de l’italien tavola, à distinguer de tavolo « table » — mais on dit tavola calda) et a fini par supplanter dans une partie du domaine roman mēnsa « table » (fossilisé dans la forme savante « commensal » ; cf. espagnol mesa, roumain masă, alors que le portugais connaît távola et mesa), parce que les mots employés correspondaient à des modes de vie différents (un tricli-nium/τρίκλινον, table de service avec 3 lits pour les convives, cf. clinique, architriclin, chez de petits fermiers d’Arpino, c’est la Galerie des glaces chez les paysans des frères Le Nain…), mēnsa indiquant une table fixe, tăbŭla une table provisoire, en quelque sorte modulable puisque constituée d’une planche posée sur des tréteaux (d’où « dresser la table, mettre la table »), facile à démonter après usage — table a eu l’acception d’« étal, éventaire » :

(vv. 7402-7403) Tant ont maingié que l’an lor oste
la table, et relevent lor mains.


« Le repas a bien duré avant qu’on enlève la table et qu’ils se lavent [à nouveau] les mains.»

Rabelais peut encore écrire (Tiers livre, xxxvi) : « Allors feurent les tables levées. »
(Soit dit en passant, l’évolution sémantique de « planche » à « table » est identique pour l’anglais board.)
Le sens initial est encore attesté chez Froissart :
« Messire Hue et les autres qui se sauverent, se prirent aux tables [planches] et aux masts, et le vent, qui estoit fort, les bouta sur le sablon » (cité par Lacurne de Sainte-Palaye, relayé par Littré). Mais dès Chrétien de Troyes, pour nous en tenir à l’auteur du passage qui nous occupe, on trouve des sens secondaires ; ainsi, dans le Chevalier au Lion ou Roman d’Yvain, édition et traduction de David F. Hult (« Le Livre de Poche », Pochothèque, 1994, p. 718), vv. 211-219 :

En mi le court au vavassour,
Qui Dix doigne joie et honor
Tant comme il fist moi chele nuit,
Pendoit une table, je cuit,
Ou il n’avoit ne fer ne fust
Ne riens qui de coivre ne fust.
Seur chele table, d’un martel
Qui delés iert en .i. postel
Feri le vavassor trois caux.


« Au milieu de la cour du vavasseur que Dieu lui accorde autant de joie et d’honneur qu’il m’en donna cette nuit-là —, pendait une plaque où, je crois, il n’y avait ni fer ni bois, ni rien qui ne fût en cuivre. Sur cette plaque, avec un marteau qui était à côté, attaché à un poteau, le vavasseur frappa trois coups. »
La comparaison avec la traduction procurée par W.W. Comfort (1914) en apporte la confirmation :
“In the middle of the courtyard of this vavasor, to whom may God repay such joy and honour as he bestowed upon me that night, there hung a gong not of iron or wood, I trow, but all of copper. Upon this gong the vavasor struck three times with a hammer which hung on a post close by.”

Dans la scène du Conte du Graal qui montre Perceval chez le Roi Pêcheur, il s’agit donc d’une table lee d’ivoire « une large plaque d’ivoire », qui constitue le « plateau » de la table et qu’on pose sur des tréteaux en ébène.


Bref complément
Entrée « TÔLE », partie historique et étymologique, du Trésor de la Langue Française informatisé :

1642 « feuille de fer ou d’acier obtenue par laminage » (OUDIN Ital.-Fr., 2e part., p. 553); […] Forme dial. de table; XVIe s. fer en taule (Arch. des finances, MM, Abrégé des droits perçus à Bordeaux, p. 52 vo ds LITTRÉ), taula, taulo sont les formes gasc. et prov. de table, qui en se francisant ont donné taule; tôle est la forme des parlers du Nord (cf. en 1321 taule « pierre peu épaisse servant de revêtement » ds Doc. ds G. ESPINAS et H. PIRENNE, Rec. de doc. rel. à l’hist. de l’industr. drapière en Flandre, II, p. 44), de l’Est et de la Bourgogne.

Qu’il me soit permis d’ajouter : taula est aussi la forme limousine (ainsi que catalane) issue de tăbŭla.


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Laïs chez Cervantès et Buzzati

Dans le Prologue de la première partie (1605) de Don Quijote [Don Quixote, dans la graphie de l’époque], le narrateur feint l’intervention d’un ami secourable qui lui dispense des conseils de composition et d’écriture :
« Si tratáredes de ladrones, yo os diré la historia de Caco, que la sé de coro; si de mujeres rameras, ahí está el obispo de Mondoñedo, que os prestará a Lamia, Laida y Flora, cuya anotación os dará gran crédito; si de crueles, Ovidio os entregará a Medea; si de encantadores y hechiceras, Homero tiene a Calipso, y Virgilio a Circe; si de capitanes valerosos, el mismo Julio César os prestará a sí mismo en sus Comentarios, y Plutarco os dará mil Alejandros. »

Traduction de Jean Canavaggio (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, t. I, p. 395) :


« Si vous parlez de voleurs, je vous raconterai l’histoire de Cacus, je la sais par cœur ; s’il est question de femmes galantes, voilà l’évêque de Mondoñedo qui vous prêtera Lamie, Laïde et Flore, dont l’annotation vous donnera grand crédit ; s’il s’agit de cruelles, Ovide donnera Médée ; d’enchanteresses et de sorcières, Homère a Calypso et Virgile, Circé ; de vaillants capitaines, César se prêtera de lui-même dans ses Commentaires, et Plutarque vous donnera mille Alexandres. »


« Laïde » ? Il s’agit de la courtisane Laïs (Λαΐς). Les formes espagnole : Laida [láiða], et italienne : Laide [láide], sont issues de l’accusatif latin Lāĭda [láida], calque de l’accusatif grec Λαΐδα [laída], mais avec déplacement de l’accent tonique ; cf. Cicéron transposant le mot d’Aristippe « ἔχω, ἀλλ’ οὐκ ἔχομαι » (je possède [Laïs], mais elle ne me possède pas) : Sed tamen ne Aristippus quidem ille Socraticus erubuit, cum esset obiectum habere eum Laida: « habeo, » inquit, «  non habeor », ou bien la chute que Martial donne à un de ses poèmes : Laida nocte uolo (la nuit, c’est Laïs que je veux).

Traduction du même passage de Cervantès par Aline Schulman (Seuil, 1997, t. I, p. 29) :

« Si vous parlez de voleurs, je vous servirai l’histoire de Cacus, que je connais par cœur ; si vous faites allusion à des femmes de mauvaise vie, l’évêque de Mondoñedo vous fournira des Laïs, des Thaïs et des Flores, et la matière d’une note qui consolidera votre réputation ; s’il s’agit de femmes cruelles, Ovide vous donnera Médée ; si vous parlez d’enchanteresses ou de sorcières, Homère a Calypso, et Virgile Circé ; si vous men-tionnez des chefs valeureux, Jules César s’offrira en personne dans ses Commentaires, et Plutarque vous proposera des Alexandres par milliers. »


« Laïs » a entraîné « Thaïs » au détriment de Lamie, modification qui n’aurait guère d’importance si les trois noms de l’original n’étaient pas une citation directe de la lettre LXIII des Epístolas familiares (1539-45), traduites sous le titre d’Epîtres dorées, de fray Antonio de Guevara († 1545), évêque de Mondoñedo, objet ici de moquerie : aux « tres enamoradas » répondent « mujeres rameras ».

La lettre LXIII fait d’ailleurs partie des innombrables sources de Montaigne, qui lui emprunte un propos attribué à Laïs (III, IX : De la vanité). Guevara (en graphie d’époque) : « Como un día en su casa hablassen, y en su presencia alabassen a los philósophos de Athenas de muy sabios y muy honestos, dixo Layda: Ni sé qué saben, ni sé qué entienden, ni sé qué aprenden, ni aun sé qué leen estos vuestros philósophos, pues yo, con ser muger y sin haver estado en Athenas, los veo venir aquí, y de philósophos los torno mis enamorados, y ellos a ningunos de mis enamorados veo que tornan philósophos ». Dans les Essais : « Ie ne sçay quels livres, disoit la courtisane Lays, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens la battent aussi souvant a ma porte que aucuns autres. » Guevara, en matière de citations classiques, invente à tour de bras ; d’où l’ironie de Cervantès.

Changeons de langue, d’époque et de dispositif narratif.

Un des derniers romans de Dino Buzzati, Un amore (1963), a pour protagonistes l’architecte Antonio Dorigo et celle pour qui il va nourrir une passion dévastatrice, Adelaide Anfossi aux yeux de l’état civil, « Laide » (forme tronquée, sans tréma : l’italien en a peu l’usage) dans la vie courante. La confusion avec l’adjectif laido « hideux, laid » est exclue ; mais celle avec Laide « Laïs » (la première rencontre entre les personnages a lieu chez la signora Ermelina, qui tient une maison de passe) revêt une telle importance qu’on est fondé à se demander si ce n’est pas la similitude apparente, l’effet d’écho, qui a présidé au choix d’Adelaide comme « vrai » prénom de l’héroïne.


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04 décembre 2006

Tristram Shandy :
Christ-cross-row, τύπτω-ing it

Tristram Shandy, tome 3, volume 5, chapitre 42:

“—Five years with a bib under his chin;

Four years in travelling from Christ-cross-row to Malachi;

A year and a half in learning to write his own name;

Seven long years and more τύπτω-ing it, at Greek and Latin […].”


‘Christ-cross-row’ = horn-book, primer, « abécédaire »; prononcé Chris’-cross row (il en reste ‘criss-cross’). Cf. dans Richard III (I, II), Clarence racontant à Gloucester comment le roi “from the cross-row plucks the letter G”, et le dicton de l’époque Tudor “And if you know the Christ cross row, you soon may spell and read” (où “and if” = “if”).
En France, l’équivalent s’appelait croix de par Dieu ; voici l’explication fournie par Fure-tière (1690) :
« une croix qui est au-devant de l’alphabet du livre où l’on apprend aux enfants à connaître leurs lettres. On le dit aussi de l’alphabet même et du livre qui le contient
Exemple : Monsieur de Pourceaugnac (1669), I, V, l’Apothicaire s’adressant à Eraste :
« Ma foi, ma foi, vous ne pouviez pas vous adresser à un médecin plus habile ; c’est un homme qui sait la médecine à fond, comme je sais ma croix de par Dieu ; et qui, quand on devrait crever, ne démordrait pas d’un iota des règles des Anciens. »
Sterne invente un verbe gréco-anglais et le conjugue (avec, peut-être, un jeu de mots avec ‘tiptoe’ selon Melvyn New et Joan New). Tύπτω (« je frappe ») servait de paradigme de conjugaison ; sans doute est-ce pour cette raison que Montaigne (I, XXV Du pedan-tisme) se sert du même exemple :
« Et dict qu’il en fut foité, tout ainsi que nous sommes en nos vilages pour avoir oublié le premier Aoriste de τύπτω. »
L’Université de Chicago (artfl.uchicago.edu)
et Wikisource (fr.wikisource.org)
donnent la forme aberrante tuptao.

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02 décembre 2006

L’euphémisme de Jonathan Littell

Le roman de Jonathan Littell, « Les Bienveillantes », récompensé par le Prix Goncourt et le Prix du roman de l’Académie française, a suscité des commentaires de toutes sortes, mais — sauf erreur de ma part — nul n’a encore fait observer que le titre fait référence aux divinités qui, dans le panthéon grec classique, incarnaient la vengeance : les Erinyes (Ἐρινύες), qu’on préférait ne pas évoquer en les désignant par leur nom et que, par euphémisme donc, on appelait les Bienveillantes = Euménides (Εὐμενίδες, sous-entendu θεαί « déesses » ; autre nom : Σεμναὶ θεαί « déesses révérées, craintes, vénérées », mais les Tragiques les appellent aussi « chiennes » κύνες, ou « chasseresses » κυνηγέτιδες) ; leurs homologues dans la mythologie romaine étaient les Furies (Fŭriæ ou Dīræ).
Primitivement, il n’y avait qu’une Erinye (Ἐρινύς, nom tiré du même radical que Ἔρις, personnification de la discorde, cf. l’éristique ou art de la controverse) ; puis sont apparues trois hypostases :
Alecto (Ἀληκτώ « implacable »), Mégère (Μέγαιρα « envieuse »)
et Tisiphone (Τισιφόνη « celle qui venge le sang versé »).
Les Euménides est le titre d’une tragédie d’Eschyle, dernier volet d’une trilogie.

Au lecteur de trouver pourquoi le romancier a fait ce choix.

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O’Hara n’y est pour rien :
le coupable, c’est le traducteur

Le film de John Sturges [1911-1992] :
The People Against O’Hara (Metro-Goldwyn-Mayer, 1951, tiré d’un roman d’Eleazar Lipsky), avec Spencer Tracy dans le rôle principal, a été distribué en France sous le titre
« Le peuple accuse O’Hara ».

L’intitulé montre qu’il s’agit d’une affaire judiciaire américaine du ressort fédéral jugée au pénal (dans l’usage juridique réel, la forme écrite — toujours aux Etats-Unis — serait The People vs. O’Hara). Comme le traducteur a dû, par la force des choses, lire le script, on ne voit pas comment cela aurait pu lui échapper. Auquel cas, il ne lui restait plus qu’à choisir entre « Ministère public contre O’Hara » et « L’Affaire O’Hara ».

Dans les pays hispanophones, le film est sorti sous le titre El Caso O’Hara.
Le titre italien : Omertà, s’éloigne de l’original (le terme désigne la loi du silence en Sicile et provient du nom de la camorra napolitaine, società dell’umiltà « société de l’humilité »).

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